Marie Claire

entretien JoeyStarr, homme de parole

Les mots sont l’une de ses raisons d’être. Et c’est avec eux que le rappeur-acteur se livre ici monumental­ement, sans éviter les sujets qui fâchent ni ceux qui blessent. Toujours à la recherche de ce “souffle capable d’écarter les murs”.

- Par Catherine Castro. Photos Louis Canadas.

En 1995, JoeyStarr chantait : « Allons à l’Elysée brûler les vieux ». Le groupe NTM allait entrer dans la légende du rap français. Trente ans plus tard, le rappeur, acteur dans la série télé Dix pour cent, était invité par sa partenaire Julie Gayet à dîner à l’Elysée. Didier Morville, treize condamnati­ons au compteur pour violences, dont deux peines de prison, est devenu une star. Joey (nom des esclaves de maison, admis dans la demeure des maîtres) a maintenant les clés de la baraque, et ce n’est pas lui qui fait le service. Dans sa deuxième autobiogra­phie – Le monde de demain ( 1), écrite, comme la première, avec Philippe Manoeuvre –, il raconte le chemin parcouru depuis NTM, la paternité, le cinéma, les cures de désintoxic­ation, Gérard Depardieu, sa vie de repris de justice intégré.

Pour la promo, rendez-vous est pris au Mob Hotel, à Saint-Ouen. De quelle humeur va-t-il être aujourd’hui ? Explosif, violent, imprévisib­le, JoeyStarr a mauvaise réputation – c’est le titre de son premier livre ( 2). Il se pointe, à l’heure, pas enchanté, pas désagréabl­e non plus. Commande un citron pressé. Le rappeur, acteur et comédien a le dos bloqué ; alcool + codéine = mauvais combo. Enchaînant les conneries et les fulgurance­s, la légende du rap français a passé sa vie à mouiller le maillot. Les mots à fleur de peau. Il nous raconte la drogue, les femmes, ses fils. La pièce Eloquence à l’Assemblée, dans laquelle il joue seul sur scène, tourne en France à guichets fermés. Du 8 au 10 mars prochain, Suprême NTM sera en concert à Bercy (AccorHotel­s Arena). Demain, il a 50 ans.

1. Ed. Cherche Midi. 2. Mauvaise réputation, éd. J’ai lu. Marie Claire : C’est le deuxième livre que vous écrivez avec Philippe Manoeuvre. L’exercice de se raconter vous plaît ? JoeyStarr : Ça fait du bien de se livrer. Ce livre était un peu plus évident pour moi que le premier, où je l’ai un peu pris pour mon psy.

C’est un livre où l’on vous sent accompli. Ouais, mais je ne me sens pas, moi. Je me plains beaucoup, ça doit être mon côté féminin.

Votre côté actrice.

C’est ça, exactement. Je crois que j’aime ça, me plaindre. Ça fait partie de ma mécanique. C’est peut-être ce qui me fait lever le matin.

Vous avez fait deux cures de désintoxic­ation. Vous avez dû en voir des psys ?

Oui, mais en cure on essaie d’échapper à l’instant, c’est pas des vrais moments. Ma toxicomani­e, elle est plus contraigna­nte pour les autres que pour moi. Il faut supporter mes humeurs. J’ai besoin de faire, c’est une drogue aussi.

La pièce Eloquence à l’Assemblée vous a révélé en tant que comédien de théâtre. Qu’avez-vous ressenti lorsque vous êtes monté sur scène la première fois ?

J’ai accepté de le faire à la lecture, et c’est après que je me suis dit : « T’as oublié un facteur : tu vas monter sur scène tout seul. » D’habitude, il y a toujours du monde avec moi, des musiciens. Sans musique, c’est moi qui allais filer le rythme. Mais ce que j’ai lu était tellement fort que j’ai eu envie d’en être. On a commencé par des lectures. Lire à haute voix, c’était super dur ; j’avais l’impression de ne pas savoir lire. Je me suis rendu compte qu’il fallait que je porte des lunettes. J’y suis arrivé parce que j’aime ça, je cherche l’accident. Casser la routine. →

Le rap, Eloquence… vous accordez une place fondamenta­le au langage.

C’est la base de tout ce que je fais. Les mots sont importants. Et je suis une vraie pipelette.

Vous vivez seul ?

Non, je vis avec mon frère et d’autres. On est trois dans une maison.

Vous faites vos courses vous-mêmes ou quelqu’un s’en charge pour vous ?

J’y vais moi-même, ou j’envoie les autres. C’est la vie, j’ai des enfants, je les emmène acheter leurs fringues. J’ai besoin de me lever le matin, d’aller à la boulange, de voir par moi-même comment ça se passe, je m’aère la tête. Et j’ai ce truc du frigo plein.

C’est quoi ce truc du frigo plein ?

Le frigo doit être plein, c’est moi qui le remplis. Ça me rassure. Et je bouffe toute la journée. Dans le livre, vous parlez de votre rapport à la drogue. Vous écrivez « le free base

(crack, ndlr), ça t’atomise », et la drogue, c’est « embrasser le cul de Dieu ».

J’ai raconté tout ça ! Comme quoi je suis en confiance avec Manoeuvre, j’oublie les conséquenc­es.

Vous avez beaucoup menti dans votre vie ? Oui, bien sûr. La drogue, au départ c’est festif, et quand ça ne l’est plus, on commence à raconter des conneries aux autres. On dissimule, on ment – d’abord à soi-même. C’est vrai que quand un truc te lèche le cerveau comme ça… Quand les gens me disaient : « C’est génial ce que tu viens de faire », je me demandais : « Si t’avais pas été dans cet étatlà, peut-être que ça aurait été encore mieux. »

Et vous gérez ça maintenant ?

Ouais, je me suis rendu compte que j’aimais trop ce que je faisais pour passer à côté. Je me bats, je me tape. Et j’ai besoin que ça sente un peu la pisse.

Vous avez besoin d’en chier ?

Oui, voilà, c’est ça. « J’ai besoin de ce souffle capable d’écarter les murs, et quand je suis dans la douleur qui continue et m’rassure » (paroles de NTM). C’est un philosophe de proximité JoeyStarr qui disait ça.

Donc, besoin que ce ne soit pas simple ?

Je dois aimer être sur le fil, puisque quand on fait le con on sait très bien qu’après, on a des jours sans. Vous avez purgé deux peines de prison. Qu’avez-vous ressenti la première fois que vous vous êtes retrouvé en cellule ?

Ben j’y croyais pas. Je me demandais : « Qu’est-ce que je fous là ? » Je travaille, je paie des impôts, je fais mon lot de conneries comme tout le monde, et je me retrouve là. J’ai un côté diva, j’étais sûr qu’à un moment la porte allait s’ouvrir et qu’on allait m’annoncer : « Allez, sors, c’est bon, c’est fini. » Les deux fois je pensais : « C’est pas possible, ça va s’arrêter. » Au bout d’un mois tu te dis : « Ça va pas s’arrêter. » J’avais pris deux ans, j’ai fait quasiment neuf mois ferme. J’ai la chance de faire ce que j’aime et d’en vivre. Du coup, je me suis mis à bosser, ça écarte les murs. J’ai écrit un album, beaucoup lu, pas pour m’occuper mais parce que ça m’apporte des choses.

Vous avez déjà été serein dans votre vie ?

Je crois que ça ne m’intéresse pas trop, la sérénité. Peut-être parce que je sais pas ce que c’est, mais pour moi c’est synonyme d’inertie. C’est pour ça que je suis chiant, que je fais chier tout le monde. Me poser quelque part, c’est dur.

Dans votre livre, vous écrivez : « Je reproduis le stéréotype du paternel dragueur. »

Je le vois même chez mes fils : ils sont jeunes, pas forcément dragueurs, mais ils sont dans le charme tout le temps, ils essaient de t’enfumer. Ma mère elle dit : « Nous, les Morville, à partir de deux on est une bande de cons. » Voilà, bien fait pour ma gueule.

Vous avez confiance en vous ?

Quand je suis seul avec moi-même, je suis dans un truc un peu chancelant, j’ai le doute vertigineu­x. C’est pour ça que je n’aime pas l’inertie. Quand il ne se passe rien c’est impossible. Mais quand il faut acter, un truc se met en marche, une espèce de fulgurance se réveille.

Vous avez raconté, dans Mauvaise réputation, comment votre père vous a massacré. Vous le voyez encore ?

Pas du tout. On sait pas où le trouver, il fait tout pour pas qu’on le retrouve, il veut rien savoir.

Vous dites qu’il refuse de vous voir ?

Oui, je trouve ça horrible. Je me demande comment le mec il peut faire des enfants et les laisser sur le bord de la route, c’est horrible. Surtout aujourd’hui : l’époque est dure, on peut pas laisser des gens sur le bord de la route. Avec mes frères, on a tous manqué de plein de choses, surtout de parents ; du coup, on se serre les coudes. Et on essaie de ne pas reproduire ce qu’on nous a fait. Je dis bien : « On essaie. »

A chaque fois que vous parlez de votre père, vous lui trouvez des circonstan­ces atténuante­s.

Quelque part, c’est ce qui m’a fait aussi, c’est ce qui m’a blindé, t’es paré pour tout. Blindé avec

“Quand je suis seul avec moi-même, je suis dans un truc un peu chancelant, j’ai le doute vertigineu­x.”

plein de brèches dans l’armure. C’est pour ça qu’être seul c’est un peu compliqué. On est plusieurs frères, on a tous grandi en fils uniques.

C’est-à-dire ?

Il avait fait des enfants ailleurs. Le mec, je crois que son plus grand fait d’armes c’est d’ouvrir sa braguette. Et de se tailler. Si j’avais pas fait ce que je fais, j’aurais pas rencontré ma famille. Un frère que je rencontre en allant faire un sound check dans une salle de concert, un autre sur un quai de RER.

Il vous a reconnu ?

Non, c’est un mec qui me répétait, jusqu’à ce que je ne l’écoute plus : « Je connais un mec qui te ressemble, un truc de dingue. » Un jour il m’a amené mon frère.

Qu’est-ce que vous pensez de #balanceton­porc et #MeToo ?

J’en pense rien, c’est un hashtag de merde, comme tous les hashtags. Faisons des choses plus constructi­ves qu’un hashtag. Des lois ? Ça n’empêche pas certains mecs de se comporter comme des porcs.

Non, mais on peut faire quelque chose pour qu’il y ait plus d’équité. J’allais presque reprendre Eloquence à l’Assemblée : si on faisait preuve d’équité pour les gens pauvres, les gens francs, honnêtes, quels qu’ils soient, on n’aurait pas ce problème hommes-femmes à la base. « Balance ton porc », ça parle pas aux enfants. L’équité ça s’enseigne, c’est par là qu’il faut commencer. Penser aux autres, pas qu’à sa gueule, ça changera plus les choses qu’un hashtag. Est-ce que, depuis que vous avez vos enfants, vous avez frappé une femme ?

Déjà, ça n’est jamais arrivé que je rentre chez moi en me disant : « Je vais battre ma femme et retourner au café. » Mais non, je ne me vois plus faire ça. C’était une époque où j’étais pas mal embrumé, dans le faste de ce que je faisais, et je ne pensais qu’à ma gueule. Ceci dans un terreau… voilà. Ça n’excuse rien, c’est interdit…

Le terreau de la violence.

Je sais qu’on a pu me montrer du doigt à mort, mais ce qu’il m’est arrivé, ça existe partout. Je reproduisa­is quelque chose à quoi j’ai assisté assez souvent dans mon enfance. J’étais effondré d’avoir fait ça. Etre jugé par des gens qui ne voient que JoeyStarr, c’est pire. Quand je me suis retrouvé au tribunal pour ce genre de choses, à aucun moment je n’ai senti qu’il y avait la lecture d’une certaine détresse, non. C’est JoeyStarr le connard qui a fait ça.

Il vous arrive de pleurer ?

Ben heureuseme­nt. D’avoir peur, de pleurer. Il n’y a pas de honte, c’est ça aussi être un homme. Faut savoir vivre avec ses faiblesses, de temps à autre elles te tombent sur la gueule. Donc, ouais, je vais très bien, et j’ai pas de mal à en parler. Je suis à fleur de peau, ça peut me tomber sur la gueule n’importe quand.

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