L’édition comme métier d’art
Chez ces micro-éditeurs, on traite les livres et leurs auteurs comme on fabrique de la haute joaillerie. Salués pour la puissance et l’originalité de leurs choix, ces six-là ont récemment connu des succès de librairie aussi inattendus qu’en thousiasmants.
« Ils sont au poil sans être crâneurs, ils sont intelligents sans être casse-pieds ». Ces mots sont le début des Souterrains de Jack Kerouac et l’étendard de Tristram, trente ans d’édition indépendante au compteur et, en France, l’un des catalogues de littérature les plus exigeants d’aujourd’hui. Des mots qui claquent comme une devise, pour un petit club d’éditeurs indépendants auxquels on souhaite l’improbable longévité de Tristram. Souvent tout petits, comptant un ou deux associés, parfois trois, ils éditent des livres comme on fabrique un bijou ou une robe de haute couture. Publiant peu – trois, cinq, dix titres par an –, ils emmènent le lecteur dans des territoires inconnus. Environ trois mille petites structures éditent à leurs risques et périls des textes auxquels elles croient, ouvrant les fenêtres d’un secteur saturé. A l’envers du marketing qui envisage les livres comme des produits, la vie de ces micro-maisons est une chasse aux trésors : fiction, journalisme littéraire ou journaux d’écrivains, ces oeuvres n’entrent pas dans le moule à gaufres de l’édition industrielle. Aux plumes brûlantes des vaches sacrées désormais gravées dans le marbre de la littérature (Hunter Stockton Thompson, Joan Didion, Kenneth Anger ou Tom Wolfe) ont succédé de grands textes faisant du journalisme litté- raire un genre à part entière. Des éditeurs un peu téméraires s’en sont emparés, publiant moins de dix titres par an. Adrien Bosc, qui a fondé les Editions du Sous-Sol, en a fait la spécialité de sa maison, de Sinatra a un rhume de Gay Talese à Jours barbares de William Finnegan. Pour l’instant, ces aventuriers du livre réussissent leur pari. Le point commun de ces kamikazes ? L’excellence. Leurs textes ont été choisis avec tant de soin, les auteurs accompagnés de si près, les traductions travaillées si minutieusement que l’on sait déjà que cette plume surgie de nulle part, une fois lue, ne sera pas périmée. Comme un vieux pull Hermès, cette voix laissera des traces, un bon bout de notre vie. Tour de piste.
Tristram (1), les joyaux patrimoniaux
Sylvie Martigny et Jean Hubert Gailliot construisent un catalogue dont chaque titre a sa place tout en haut du podium du patrimoine littéraire. Ils ne publient que ce qu’ils ont envie de lire (leur goût est plutôt sûr) : Laurence Sterne, Arno Schmidt, Hunter Stockton Thompson, Lester Bangs. Faire connaître le vrai Mark Twain était pour eux une nécessité, ils ont ainsi refait traduire Les aventures de Huckleberry Finn. Leur plus gros succès : 35 000 exemplaires de Hollywood Babylone de →
Kenneth Anger, livre noir du Hollywood débauché des années 20 à 60, qui a connu une seconde vie à la faveur des récents scandales Weinstein et autres.
Marchialy (2), l’aventure participative Pour acheter les droits de Tokyo vice de Jake Adelstein, le récit à la première personne d’un journaliste englué dans les bas-fonds de la mafia nipponne, trois trentenaires lancent une campagne de financement participatif. Le livre (traduit par Cyril Gay) est un succès : 20 000 exemplaires en grand format, autant en poche (éd. Points). La couverture et la mise en pages de leurs parutions, très soignées, portent la patte du graveur sur bois Guillaume Guilpart.
Allary Editions (3), l’art du contre-pied Guillaume Allary a quitté la cour des grandes maisons car il voulait éditer des livres plutôt que des produits périssables. Il a appliqué sa méthode à contre-courant du marketing avec succès, la preuve par Riad Sattouf « C’était casser les règles de titrer une BD L’Arabe du futur. De choisir un papier de cette qualité. De ne pas faire de dos collé. Dans un groupe, un contrôleur de gestion m’aurait sans doute imposé de coller, et non de coudre, un livre imprimé à 600 000 exemplaires. » La BD a franchi le million d’exemplaires vendus, traduits dans vingt pays.
Monsieur Toussaint Louverture (4), des textes clivants Dominique Bordes, fondateur de cette maison culte, est un personnage intense, un moine soldat : les couvertures de ses livres sont reconnaissables de loin. « Chaque livre me coûte », dit-il. Sa devise : « Secouer le lecteur, faire des livres clivants. » Et ça marche : Karoo de Steve Tesich a atteint plus de 50 000 exemplaires hors poche. Depuis plus de six mois, Bordes est éditeur à plein temps. Il fait tourner la baraque avec un salarié et une armée de bénévoles. Son dernier pari : Un jardin de sable d’Earl Thompson, qui tutoie John Fante ou Charles Bukowski.
Editions Goutte d’or (5), la littérature d’immersion Geoffrey Le Guilcher et Clara Tellier Savary, journalistes, et Johann Zarca, auteur et blogueur, vivent dans le même immeuble rue de Tombouctou, Paris 18e. Pour se lancer, ils cherchent de bonnes idées. La première, travailler dans un abattoir, deviendra un livre, Steak machine de Geoffrey Le Guilcher. La deuxième, c’est Paname underground de Zarca, qui décrochera (ex aequo) le Prix de Flore 2017, et s’écoulera à 7 000 exemplaires. Défendant la littérature d’immersion, ils veulent raconter « des histoires qui racontent le monde dans lequel on vit, et l’envers du décor ». On ne naît pas grosse de Gabrielle Deydier a fait la une de l’hebdomadaire britannique The Observer, une fiction et un documentaire sont programmés.
Finitude (6), les perles rares Les Bordelais Emmanuelle et Thierry Boizet publient des textes confidentiels d’auteurs déjà reconnus. A bord, trois inédits de Herman Melville, le Journal de Henry David Thoreau, la correspondance de Neal Cassady, inspirateur de la Beat Generation, ou encore les romans monstres de Jean-Pierre Martinet. Mais c’est en signant Olivier Bourdeaut pour son En attendant Bojangles – 310 000 exemplaires vendus en grand format, 220 000 en poche –, que la petite maison a décroché le jackpot. Une opération judicieuse qui va lui permettre de continuer patiemment à construire un catalogue prestigieux.