Marie Claire

entretien Judith Milgrom, une pudeur bousculée

Elle n’aime pas beaucoup parler d’elle. Mais au fil des minutes, la fondatrice de Maje dévoile l’intimité d’une vie où l’on se construit peu à peu, à force de travail et d’obstinatio­n.

- Par Marguerite Baux

Judith Milgrom est d’abord une femme d’affaires. Brushing, peau impeccable, mains soignées, attachée de presse en renfort. Son regard se pose loin d’abord, quand elle parle du « succès extraordin­aire » de Maje, d’une « aventure humaine », d’un « ADN parisien » … tout un vocabulair­e de communicat­ion d’entreprise derrière lequel se réfugie cette grande timide. D’ailleurs, ce matin elle ne voulait pas venir, avouera-t-elle : « Je leur dis depuis hier que ça ne sert à rien. » C’est vrai que le succès parle pour elle. Vingt ans d’existence, trois cents boutiques : la petite marque du Sentier est devenue une réussite industriel­le. Et on ne peut parler de Maje sans évoquer Sandro, l’enseigne de sa soeur aînée Evelyne, qui lui a mis le pied à l’étrier. Entre elles, une relation d’émulation et de tendresse, qu’elle range pudiquemen­t sous le mot de « respect ». Après avoir racheté ensemble Claudie Pierlot, les deux soeurs ont récemment vendu leur groupe à des investisse­urs chinois. Tout ça ne se fait pas seulement avec de la timidité. Judith Milgrom a quelque chose à prouver et, une fois lancée, elle en parle volontiers. Son enfance au Maroc, un frère handicapé, ses difficulté­s relationne­lles : la success story recèle son lot de manques et de non-dits. Les livres qui l’ont le plus marquée ? La promesse de l’aube de Romain Gary et La source vive d’Ayn Rand. L’histoire d’un enfant prêt à tout pour plaire à sa mère et la bible du néolibéral­isme américain : un drôle de mélange qui lui ressemble assez. Marie Claire : Maje fête ses 20 ans. Quel regard portez-vous sur ces années ? Judith Milgrom : Un regard bienveilla­nt, parce qu’on a beaucoup travaillé et qu’on a eu beaucoup de chance. J’ai démarré avec ma famille. Je voulais proposer aux femmes actives des collection­s stylées, abordables, pas trop intellectu­elles. Leur prouver qu’elles pouvaient porter des fleurs, travailler en robe dans un cabinet d’avocat. On était dans une phase de mode très minimalist­e, j’avais envie de ramener un peu de féminité, de légèreté, que ce soit un vrai moment de filles.

On a pu vous présenter, vous et votre soeur, Evelyne Chetrite, comme des « soeurs ennemies »…

Pas du tout. On a une relation très proche, mais avec beaucoup de retenue. Lorsqu’Emmanuel Macron (alors ministre de l’Economie, ndlr) m’a remis la Légion d’honneur, en 2015, ma soeur a prononcé un discours très émouvant, qui m’a fait comprendre que nous partageons un attachemen­t très particulie­r. Nous avons été séparées quand j’avais 7 ans, lorsqu’elle a quitté le Maroc pour aller suivre ses études en France. Je me suis rendu compte que ça avait dû vraiment me toucher.

Vous vous entendiez comment avec vos parents ?

Il y avait beaucoup de non-dit et aucun rapport tactile. Mes parents ont eu le courage d’émigrer avec une famille nombreuse et un enfant handi-

capé. Pour moi, ce sont des héros. Mais on vivait les choses seul, de manière intense. Ma chance, c’est d’avoir eu ma grand-mère, sinon je n’aurais pas cette douceur. Elle m’a tout appris.

Avec un enfant handicapé, beaucoup de familles s’entourent de silence.

Mes parents disaient : « La vie est belle. » Mon frère Michel était hémiplégiq­ue mais il avait toute sa tête. C’était quelqu’un de très attachant, et quand il nous a quittés, il y a vingt-six ans, ça a été une grande perte. Aujourd’hui encore, il est difficile d’en parler. Avec mes enfants, je bavarde, mais je ne dis pas les choses. On ne m’a pas appris. Comment se sont passées les retrouvail­les avec votre soeur ?

Quand nous sommes arrivés en France, j’avais 10 ans. Elle était en osmose avec ma mère, alors que mon camp à moi c’était ma grand-mère et Michel. C’était inscrit comme ça, j’étais dédiée à mon frère. J’ai commencé à fréquenter Evelyne plus tard. Elle m’a inspirée parce qu’elle portait toujours de jolies choses. Au lycée, déjà, et ensuite, à l’université, elle se débrouilla­it toujours pour avoir un job à côté. Elle m’emmenait avec elle distribuer des prospectus pour Franprix, par exemple. Mais elle a vite commencé à travailler avec son

mari, en cachette de ma mère, qui voulait absolument qu’on suive des études. Toute la journée, elle me parlait du baccalauré­at.

Mais vous ne l’avez pas passé…

J’adorais l’école, et je regrette de ne pas avoir suivi d’études, mais en arrivant du Maroc, j’avais trop de retard scolaire. Ma soeur m’a payé des cours de soutien, mais moi, je ne voulais qu’une chose, travailler avec elle. Ça s’appelait déjà Sandro mais ce n’était rien : on fabriquait cent robes par jour, on les vendait et on en fabriquait à nouveau cent. J’y allais le mercredi et pendant le week-end ; je me faisais discrète, de peur qu’on ne me renvoie à la maison. Et à 16 ans, j’ai arrêté l’école. J’ai travaillé avec Evelyne pendant plus de dix ans, dix années extraordin­aires. Et un jour je suis partie.

Elle ne vous en a pas voulu ?

Elle était très triste, mais j’avais besoin de le faire. Elle nous a prêté 100 000 francs, à mon frère Alain et à moi, et on a appelé ça Maje – pour Moyal, notre nom de famille, Alain, Judith et Evelyne. Je suis arrivée dans une petite pièce avec une table, un téléphone et mon expérience. Evelyne n’est jamais entrée dans le studio. Je pense que si j’ai voulu réussir, c’est pour mes parents mais aussi afin de plaire à ma grande soeur. →

Maje a marché tout de suite ?

Pendant trois ou quatre ans on ne savait pas si on allait tenir. Je réinvestis­sais tout dans la marque. Mon frère Alain, lui, voulait gagner de l’argent tout de suite. Ça a été compliqué au quotidien. Ça a été un jeu entre nous, et au final il a été content que je lui tienne tête.

Comment vos parents ont-ils vécu votre réussite ?

Pour ma mère, réussir c’était logique. Elle a été obligée d’arrêter de travailler pour s’occuper de ses enfants, alors que c’était une femme très moderne. J’ai eu ma fille très jeune, à 18 ans, j’ai vécu pendant quatre ans avec son père, puis j’ai divorcé. Je suis restée seule longtemps, et ma mère m’a beaucoup aidée. Parfois, j’aurais préféré qu’elle me dise : « Occupe-toi de ta fille », mais quand j’allais la chercher à l’école, elle me disait : « Ah bon, tu n’as pas de travail ? » C’était un coup de poignard. Pour elle, la liberté d’une femme c’était de travailler. Avez-vous l’impression d’avoir trop sacrifié au travail ?

Je ne le regrette pas, parce que j’en avais besoin. Quand je suis entrée dans le monde du travail j’étais très introverti­e, limite autiste, et ça m’a permis de m’exprimer, de rencontrer des gens. Je me suis construite avec beaucoup de douleur. J’ai vu des psychologu­es, j’ai eu la chance de pouvoir m’occuper de moi. Si l’on a manqué du regard de ses parents, il est difficile de se construire. Quand je dis à ma fille qu’elle est belle, ma mère me dit : « Arrête, ça va la rendre prétentieu­se. »

Comment occupez-vous votre temps libre ?

Je ne sais pas ne rien faire, mais j’apprends. Le samedi, je suis « shabbatiqu­e », je fais une coupure

totale : plus de téléphone, rien. C’est compliqué de se déconnecte­r, mais ça m’a énormément apporté. Mais ce n’est pas ne rien faire. Le principe c’est de se retrouver, de manger, boire, échanger. On règle ses comptes aussi… Maintenant j’ai trouvé la technique : j’invite des gens, comme ça, on se tient bien. Sinon c’est comme Noël, il y a toujours un moment où ça part en vrille.

Vous aimez voyager ?

Je déteste ça, je déteste l’idée de séparation. Pendant longtemps, j’ai pensé que c’était à cause de notre départ du Maroc. Un matin vous quittez votre maison, et le soir vous vous retrouvez dans une autre maison, un autre pays, avec d’autres couleurs… et personne ne vous a rien expliqué. Je pensais que le noeud était là, mais je crois que cela remonte plus loin : au départ de ma soeur, et à ma mère qui voyageait beaucoup parce qu’elle avait l’espoir de faire opérer mon frère et qu’il puisse marcher. Elle en est tombée malade. Toutes ces séparation­s font que j’ai du mal. Mon mari en a souffert mais je progresse, ça va mieux.

Vous perdez vraiment toutes vos affaires ? C’est terrible, vous ne pouvez pas savoir. Récemment, j’ai égaré mes appareils auditifs, juste avant une soirée avec le personnel. Quand je ne les ai pas, je suis comme dans du coton. Il y a une prière qui dit : « Merci mon dieu pour tout ce que j’ai et pour tout ce que je n’ai pas. » En la récitant, vous êtes forcé de vous demander ce qu’il vous manque. Moi j’ai eu ce problème d’audition, qui m’a certaineme­nt enfermée dans une bulle. Mais ça m’a protégée aussi, et ça a élargi mon regard. Je repère très vite ce qu’il se passe. J’ai un oeil. — m.b.

“Difficile de se construire si l’on a manqué du regard de ses parents.”

 ??  ?? 1. Sur la côte Ouest des Etats-Unis, avec Alain, son mari, et Samuel, son fils. 2. Sa grand-mère maternelle, au Maroc. 3. A 20 ans, au Maroc. 4 Chez ses parents, à son arrivée à Paris. Judith a 10 ans.
1. Sur la côte Ouest des Etats-Unis, avec Alain, son mari, et Samuel, son fils. 2. Sa grand-mère maternelle, au Maroc. 3. A 20 ans, au Maroc. 4 Chez ses parents, à son arrivée à Paris. Judith a 10 ans.
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 ??  ?? 1. Judith chez ses parents en 1983 avec, dans ses bras, sa fille Levana, son neveu Ilan (de face) et une nièce (de dos).
2. Avec son mari et sa soeur Evelyne (à d.), au début des années 2000 à Saint-Barthélemy. 2
1. Judith chez ses parents en 1983 avec, dans ses bras, sa fille Levana, son neveu Ilan (de face) et une nièce (de dos). 2. Avec son mari et sa soeur Evelyne (à d.), au début des années 2000 à Saint-Barthélemy. 2
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