Soudan du Sud, des femmes debout malgré tout
Martha, Perina et Abak vivent aujourd’hui dans ces immenses camps de déplacés qui poussent partout dans ce pays de 12 millions d’habitants. Chassées de chez elles par la guerre civile, la famine et le manque de médicaments, et alors qu’autour d’elles tomb
Bentiu, dans l’Etat d’Unité. Des vautours planent silencieusement. Au sol, la mort est là, elle peut frapper à tout moment. Pas un jour ou une nuit sans raids. A l’intérieur du camp, les réfugiés sont entassés dans un espace confiné, vivant côte à côte sous des tentes faites de bâches en plastique, sans travail, approvisionnés par les rations d’urgence qui contiennent juste assez de nourriture pour leur survie. Martha* a 20 ans, elle vit là. Elle raconte, timide, la
voix encore si proche de l’enfance : « Jusqu’en 2014, j’ai mené une vie heureuse et tranquille avec ma famille. J’allais à l’école, un jour, j’avais 17 ans, ça a commencé : il m’a vue sur le chemin de l’école. Il était grand, 35 ans, un officier rebelle de haut rang de l’opposition. Il m’a poursuivie et voulait me posséder de quelque façon que ce soit. Je voulais juste continuer à aller à l’école et passer ma vie avec ma famille. Je n’avais jamais eu de petit ami, mais ce que je veux pour moi-même n’a pas d’importance dans notre tradition et notre culture. »
Martha ne le nomme jamais. Elle poursuit : « Mes parents m’ont battue et forcée à devenir sa femme. Il a dû donner à mon père trente-cinq vaches, et ensuite j’ai
été vendue, comme beaucoup de femmes au Soudan du Sud. Plus tard, j’ai appris que j’étais sa deuxième
épouse. Je n’ai jamais rencontré l’autre. » Puis, un jour de 2014, la ville de Bentiu a été bombardée par les troupes gouvernementales. Une bataille d’une violence extrême, la ville a été complètement rasée. Le pays a sombré, une nouvelle fois. Une indépendance applaudie Après des décennies de guerre civile, le Soudan du Sud avait pourtant réussi, en 2011, à se séparer du nord arabe. Une indépendance applaudie par la popu lation. L’espoir enfi n d’une vie tranquille. Mais le rêve fut éphémère. En décembre 2013, la quiétude s’est évanouie. Les luttes intestines au sommet du pouvoir, dont le tracé défi nitif des frontières est le noeud principal, ont brisé la paix fragile. Le nouveau président, Salva Kiir, et son ancien viceprésident, Riek Machar, n’ont pas su faire abstraction de leur rivalité. Deux hommes, deux tribus : un Dinka et un Nuer. Depuis, leurs armées s’affrontent. Tout comme les autres groupes dissidents,
des gangs criminels, des milices, tous unis par la haine et la violence. La déclaration de Salva Kiir d’un cessez-le-feu unilatéral n’y a rien fait. Le pays, pourtant gorgé d’un pétrole dont l’exploitation est paralysée, est aux abois.
Aujourd’hui, à Bentiu, le plus grand camp du Soudan du Sud, ils sont, comme Martha, 120 000 réfugiés. Sol contaminé, latrines qui déversent leurs ordures dans les canaux. La lutte pour la nourriture et l’eau est quotidienne. L’eau potable est distribuée deux fois par jour ; 9 l par personne pour boire, cuisiner, se laver. L’attente pour remplir son bidon peut durer des heures. A l’arrivée de la saison des pluies, la situation empire. Les maladies se propagent encore plus vite. Mais pire encore que la faim, la peur. La nuit, quand ce ne sont pas les maraudeurs euxmêmes, des gangs et des hommes en uniforme escaladent les clôtures en fi l de fer du camp. Armés, les hommes volent tout ce qui leur tombe sous la main. Martha tente de survivre. Son mari est tombé malade. « Je ne savais pas ce qu’il avait », dit- elle aujourd’hui. Mais s’enfuir avec ses enfants n’a jamais été pour elle une option. Dans sa culture, une femme reste aux côtés de son mari. Selon le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés, le nombre de personnes qui fuient le pays atteint déjà 2,3 millions. Le Soudan du Sud abrite la plus grande crise de réfugiés en Afrique ( juste derrière la Syrie et l’Afghanistan). Une crise à huis clos. Il est difficile d’y pénétrer, d’y circuler et d’en observer la déliquescence. Il faut se montrer patient, obtenir les multiples autorisations pour passer d’un Etat à un autre. Et pouvoir rencontrer ses habitants et saisir le désastre dans lequel ils sont plongés. Tous racontent la même chose : le désespoir.
Hier journaliste et présentatrice
Voilà maintenant un an que Perina Lawrence vit dans le camp de réfugiés de Wau (au nord-ouest). Elle aussi a dû quitter son village. C’était le 23 juin 2016.
Elle n’a rien oublié : « Je les vois devant moi : les camionnettes pleines de soldats, avec leurs mitrailleuses, envahissant notre village. Ceux qui n’ont pas pu s’enfuir ont vite été abattus. Mon oncle a été assassiné. Nous
avons couru dans la brousse avec les enfants et nous nous sommes cachés pendant deux jours sans manger ni boire. A chaque seconde, nous pensions qu’ils nous
trouveraient et nous tueraient. » Son village a été incendié et pillé. Perina, 36 ans, était journaliste et présentatrice pour la chaîne publique Southern Sudan Television, elle avait un revenu régulier. Elle a tout perdu. Elle a fui, avec sa famille, bravant le danger, la famine, bu l’eau de la rivière.
Après plusieurs jours de marche avec ses trois garçons, ses trois filles et son mari, ils ont réussi à atteindre le camp de Wau, où ils se sont installés dans un abri de fortune. A peine 15 m2, deux lits grinçants, quelques vieilles casseroles. Le mari, faute de place, dort sous l’auvent. « Nous ne pouvons pas abandonner, dit-elle. Quand la paix viendra, nous pourrons peut-être retourner à la maison et recommencer à zéro. Jusque-là, nous devons nous débrouiller avec 50 kg de sorgo, huit bols de haricots et 5 l d’huile, qui sont les rations distribuées par le Programme alimentaire mondial. Je vends un peu de sorgo, de la farine et des cacahuètes, ça nous permet de payer la scolarité de nos enfants. » Perina coordonne aussi le groupe de femmes du camp, créé par l’Organisation internationale pour les migrations. Il lui faut régler les problèmes entre les réfugiés, dont la vie intime est mise à mal, en proie à des souvenirs cruels.
« Les mères crient et battent leurs enfants, raconte-t-elle.
Il y a des hommes violents et parfois des viols. Une mère a récemment brûlé les mains de sa fille de 5 ans dans de l’eau bouillante. La fille avait volé 20 livres soudanaises, même pas 10 centimes. Il a fallu calmer la situation. » Justement Perina doit partir pour faire sa tournée du camp, chercher des solutions pour les autres mais aussi pour elle-même.
Nous voilà plus au nord, dans l’Etat de Bahr el- Ghazal. Des nuages obscurcissent le ciel. La saison des pluies s’est annoncée. Les routes sont inutilisables. Abak Mukech tente de reprendre des forces à l’hôpital d’urgence de Médecins sans frontières (MSF), à Aweil. Elle vivait dans un village éloigné de tout, sans ressources. Mais quand Aguek, sa belle-fi lle, a eu des contractions, il a fallu partir. Avec son fi ls et une sage-femme, ils emmènent la jeune femme dans un centre d’urgence situé près de la frontière. A pied.
Aguek a accouché en chemin, derrière un buisson. Elle n’a pas eu le temps de tenir son enfant dans ses bras, elle est morte en lui donnant naissance.
Uniformes contre limousines « Nous nous sentions si impuissants, nous ne savions pas quoi faire », souffle Abak Mukech. Alors ils sont rentrés chez eux, ont enterré le corps dans le jardin, puis sont repartis chercher l’aide pour le nourrisson. Mais comment en trouver ? Où sont les médecins ? La mère et le fils décident de rejoindre le centre d’urgence de l’Etat. En chemin, on leur donne du lait de vache. Deux jours plus tard, au centre, les armoires à pharmacie sont vides, le lait maternel de substitution cher et indisponible. « Ils nous ont envoyés à l’hôpital pour enfants géré par MSF. Maintenant, nous sommes assis ici, le bébé a reçu les premiers soins, mais il doit y avoir un moyen de s’en sortir. Nous ne pouvons pas compter sur l’aide de l’Etat ni nous permettre d’acheter du lait de substitution. Que sommes-nous censés
faire maintenant ? » Le Soudan du Sud et ses 12 millions d’habitants dépendent entièrement de l’aide internationale. Mais ce pays, le plus jeune et le plus pauvre du monde, consacre 60 % de son budget à la sécurité, n’en accordant que 2,3 %, soit 6 millions d’euros, à la santé. Pendant que les responsables gouvernementaux échangent leurs uniformes contre des vêtements de luxe et des limousines.
Région de Hat, dans l’Etat de Jonglei. Là aussi, l’approvisionnement alimentaire et médical est dérisoire. Il faut souvent plusieurs jours de voyage en pirogue pour aller d’un village à l’autre. Depuis juillet 2017, aucune aide alimentaire n’a été fournie, et le choléra se propage. Il s’agit de l’épidémie la plus longue et la plus meurtrière depuis que le Soudan du Sud a obtenu son indépendance. Les gens y meurent de faim. La zone marécageuse empêchant tout ravitaillement par la route, le Pam a envoyé « Johnny Airdrop ». L’homme, un Kényan qui travaille pour l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation
et l’agriculture, a pour mission de préparer les zones de largage de nourriture. Mais aussi de matériel pour fabriquer des fi lets de pêche et de semences. « UNOscar 080 Hôtel, bienvenue à l’Hôtel Alpha Tango, s’il vous plaît contactez-nous une minute avant l’arrivée. » Johnny, 52 ans, est tendu, aucune erreur n’est permise. La zone où le largage doit être effectué a été marquée et nettoyée. Personne n’a le droit de s’approcher. Les vieux, mais fiables, Iliouchine II-76 s’approchent, ouvrent leurs lourds volets et, à 300 m d’altitude, larguent les denrées tant attendues. Certains sacs pèsent 50 kg, la vitesse de la chute est vertigineuse. « Un sac qui descend à 150 km/heure peut tuer quelqu’un, explique-t-il. Et nous avons besoin de sécuriser la zone contre d’éventuels pillages. » Johnny n’en est pas à sa première mission dans ce pays exsangue. Récemment, il était responsable des convois humanitaires. « Parfois, sous la pluie, nous pouvions à peine rouler sur ces routes de terre. Sans parler des postes de contrôle, où on doit régler un péage. De Juba à la frontière nord, il y en a près de soixante. Le péage varie de 4 à 20 $. Notre convoi a déjà été attaqué par
les airs et nous avons tous dû nous cacher sous les arbres. Mais quand vous voyez les blessures des gens qui meurent de faim tout en travaillant, vous savez ce que
vous devez faire. » Pensif, il s’assoit sur l’un des nombreux sacs qui ont été largués et passe en revue ses listes de vols pour les prochaines heures.
A des kilomètres de là, à Bentiu, Martha a fi nalement compris, grâce aux médecins, la vérité concernant son mari. Outre la tuberculose qui le ronge, il est séropositif. Un secret qu’il lui a caché pendant des mois. Selon les études menées par les organisations humanitaires du camp, on estime que plus de 10 % de ses réfugiés sont infectés par le VIH. Martha sait qu’il va mourir. Elle ajuste sur son visage un masque de protection et se glisse sur le lit. Il ne la reconnaît pas. Elle essaie malgré tout de l’accompagner, de le nourrir à l’aide d’une seringue. Un dernier geste, celui d’une femme à qui on n’a pas donné d’autre choix. Il mourra quelques heures plus tard. Martha n’y peut plus rien. A part peut-être garder l’espoir que son pays se relève un jour de cette tragédie.
(*) Le prénom a été modifié.