Un parfum de souvenir
Qui n’a jamais ressenti une vive émotion en reconnaissant dans la rue un parfum qui a subitement fait surgir le souvenir d’une maison, d’une gourmandise, d’un être cher ? Ce phénomène mystérieux, dont les écrivains ont fait leur miel et leurs madeleines, est un allié puissant pour les parfumeurs. Décryptage ludique en six familles de fragrances puissamment évocatrices. Croiser le parfum d’un ancien amoureux, sentir l’odeur d’une maison de vacances, d’un mets de l’enfance… Une odeur peut nous cueillir par surprise et nous rappeler une situation, un lieu ou une personne qui semblait enfoui dans notre mémoire. L’explication est scientifique : l’odorat est un sens immédiat, sensible, intime, le seul ayant une connexion aussi directe au cerveau. « Quand nous sentons, nous respirons des molécules de l’air qui nous entoure, explique Anne Churchill, chercheur expert en neurosciences chez Givaudan. Elles passent par l’épithélium, espace dans la voie nasale où sont situées les cellules réceptrices chargées de leur détection. Cela déclenche des signaux électriques transmis au bulbe olfactif (au-dessus du nez) qui, relié au cortex, les envoie directement dans le système limbique, partie du cerveau gouvernant les émotions, les comportements et la mémoire à long terme. » C’est grâce à cette organisation du cerveau que les odeurs peuvent nous submerger d’émotion. « La recherche expérimentale, à l’aide de l’IRM, montre même que des souvenirs odorants sont des facteurs plus vifs et émotionnels que des images ou des paroles », poursuit-elle. Et la stimulation de notre flair commence à la naissance : nous apprenons à associer certaines odeurs à des objets, endroits ou émotions. « Un nouveau-né est immédiatement attiré par l’odeur du lait maternel. A quelques heures, il montre ses préférences, en tournant la tête, pour les odeurs qu’il a senties dans le ventre, par l’alimentation de sa mère. A deux semaines, il fait la différence entre l’odeur de lait de sa propre mère et celui d’une autre femme. » La mémoire olfactive est plus implicite qu’explicite. Nous sentons sans en être nécessairement conscients et, pour s’imprimer, l’odeur doit être liée à une asso-
ciation d’idées. « Pendant un repas, par exemple, on mémorise l’odeur, comme le goût, sans s’en rendre compte. Mais l’émotion amplifie la mémorisation. Les souvenirs olfactifs renvoient à des moments proustiens très intimes », précise Céline Manetta, docteur en psychologie et chercheuse chez IFF. C’est le célèbre souvenir de la madeleine de Proust, trempée dans du thé, le dimanche matin chez sa tante… Ce pouvoir a conduit à stimuler l’odorat pour retrouver la mémoire. « Des ateliers olfactifs du
CEW ( le réseau Cosmetic Executive Women, ndlr) intègrent le service de rééducation neurologique de l’hôpital Raymond-Poincaré de Garches, s’adressant à des patients cérébrolésés après un accident vasculaire cérébral ou un traumatisme crânien. On tente de susciter des souvenirs que les patients ne pourraient pas atteindre
avec des images ou par le langage et on y parvient souvent », poursuit-elle. Un patient amnésique de 19 ans a prononcé son premier mot – « Prosper » – en sentant du pain d’épice. Cette méthode des rapprochements est évidemment connue des parfumeurs. Cécile Mathon, créateur chez Mane, raconte qu’elle a appris son métier en sentant les matières premières par contrastes, puis par familles – boisé, oriental, fleuri, hespéridé… – en associant tout de suite chaque odeur à un souvenir. Là encore, plus l’émotion est vive, mieux l’odeur est acquise, que le souvenir soit positif ou négatif. « L’odeur s’inscrit alors sans effort et à vie. On revit la situation avec les anecdotes autour et elle devient inoubliable. J’ai arrêté la parfumerie pendant cinq ans, aucune ne s’est effacée. » Faites vous-même le test avec les dixneuf parfums que nous avons sélectionnés, regroupés en six grandes familles.