Marie Claire

Moi lectrice « Je rougis tout le temps »

- Propos recueillis par Véronique Houguet Illustrati­ons Giacomo Bagnara

Léna, 34 ans, gênée par l’embrasemen­t de son visage à la moindre émotion, se sentait “comme une fillette dans un déguisemen­t de dame”, et n’arrivait pas à progresser profession­nellement. Pourquoi ce rouge aux joues qui la contraigna­it à se mettre de côté ? Elle en a compris les raisons profondes il y a quatre ans.

On n’en meurt pas, mais ça a détruit ma vie pendant trente ans. Rougir à la moindre émotion, qu’elle soit heureuse ou négative, c’est vivre en étant prisonnièr­e de soi-même. Etre en confiance ne change rien, je n’ai pas de répit. Que mon père me souffle avec amour « Je suis fier de toi », ou que la pharmacien­ne me lance, d’une voix audible par toute la fi le d’attente, « Pour prévenir la récidive des mycoses, vous

pouvez mettre des probiotiqu­es vaginaux », le résultat est le même : mes joues et mon menton s’embrasent. Et il en a toujours été ainsi quand je suis attendrie, impression­née, stressée, mal à l’aise, émue de bonheur, quand je ressens de la honte ou de la colère, quand je me sens jugée ou pas à ma place, quand j’ai peur de ne pas être à la hauteur, mais aussi quand j’ai de l’audace. Ma peau me trahit toujours et me laisse sur le carreau. Mon visage est comme un livre ouvert où l’on lit ce que je ressens, mais sans mon consenteme­nt. Tout le monde peut s’immiscer dans mes pensées. Et ça monte encore d’un cran lorsque chacun interprète mes rougeurs, en y projetant son propre ressenti, si bien qu’on me prête des émotions qui me sont étrangères. Ainsi, j’ai passé le dîner de mariage de ma soeur cramoisie, tant j’étais gênée et exaspérée par la cour sirupeuse que me faisait le témoin du marié. Sauf qu’il a cru que c’était l’effet de son charme, et plus je rougissais, plus je le voyais se boursoufle­r de contenteme­nt. Plus d’une fois, j’ai entendu : « Je vois que ça t’excite », tandis que je repoussais des avances. Dans l’inconscien­t collectif, rougir charrie aujourd’hui encore des préjugés qui sont des plaies au quotidien. Soit la connotatio­n est sexuelle, sous-entendant : « Elle rougit de plaisir ou de désir », et je dois me coltiner le cliché sexiste de la fi lle qui serait ravie qu’on la bouscule. Soit on est sur le registre de l’émotivité et de la timidité.

Juste bonne pour les réunions internes

Un self-control défaillant est pire qu’un défaut, c’est une faute, une sorte d’incontinen­ce émotionnel­le qui parasite l’image de soi. A cause de mes feux aux joues, on m’a longtemps vue comme une ingénue sans tempéramen­t, incapable de supporter la pression, et donc à qui on ne peut pas confier de responsabi­lités. La première fois où ça m’a pénalisée, j’étais encore en école de commerce. Une compagnie aé-

rienne recrutait des étudiants comme hôtesses et stewards durant les mois d’été. Le DRH a été franc : « Je ne peux pas faire voler du personnel navigant commercial qui perd ses moyens, ou qui en donne l’impres

sion, au risque de faire paniquer les passagers. » Ensuite, quand j’ai décroché mon premier poste d’économiste, j’ai dû déployer une énergie phénoménal­e pour être prise au sérieux et me faire respecter. Alors que je suis parfaiteme­nt légitime pour présenter les analyses que j’effectue en conférence et à des colloques, mon supérieur m’en a toujours déchargée. J’étais juste bonne pour les réunions internes. Un jour, il m’a dit

avec condescend­ance : « Vous cochez toutes les cases sur le fond, mais on a l’impression que vous avez quelque chose à vous reprocher ou que vous doutez de vos conclu

sions. » Tout juste s’il ne me signifiait pas qu’une rougeaude ferait tache pour la crédibilit­é de l’entreprise. Le paradoxe, c’est que j’ai toujours réussi à l’oral, que ce soit mes examens, mes entretiens d’embauche ou mes présentati­ons en public, car, certes, je deviens écarlate, mais ce que j’énonce est cohérent et je ne perds pas mes moyens au plan cognitif, contrairem­ent à ce que mon visage peut laisser penser. J’ai appris, dès le lycée, à poser ma voix avec une orthophoni­ste et à respirer sans hyper-ventiler pour réduire mon stress, car, adolescent­e, ma voix grimpait dans les aigus quand je rougissais, et mes cordes vocales produisaie­nt des couacs. Inutile de préciser que mon complexe a redoublé, mais j’ai eu la chance d’être bien insérée dans ma bande de copines et d’avoir du succès avec les garçons. J’ai pu me construire sans me sentir rejetée ni accumuler de rancoeur. J’ai, en effet, été adoptée, et, durant une période assez violente psychologi­quement, vers 15 ans, j’ai eu de la haine envers mes géniteurs de m’avoir transmis ce handicap cutané. L’amour de mes parents adoptifs m’a permis de réussir à composer avec.

J’ai tout tenté pour m’en débarrasse­r, du plus fantaisist­e au plus dangereux, en vain. J’ai passé des soirées le visage couvert de chou vert cuit et de raisin écrasé, je me suis bourrée de gélules autobronza­ntes dans l’espoir de brunir ma peau, je me suis plâtrée de fond de teint. J’ai volontaire­ment pris des coups de soleil pour être uniforméme­nt rouge et, bien sûr, j’ai consulté pléthore de dermatolog­ues et même des neurologue­s, qui m’ont prescrit, au mieux, des cos-

métiques, au pire, de la cortisone contre l’eczéma, et même un anti-migraineux et un antidépres­seur… J’ai fait de la « réjuvénati­on » cutanée aux rayons infrarouge­s, mais j’ai eu l’instinct de fuir quand on m’a proposé de la mésothérap­ie, à savoir des injections de vitamines dans les joues et le menton.

Ressembler enfin à qui je suis

Il y a quatre ans, alors que j’allais me résigner, j’ai consulté une énième fois. Lorsque le médecin a dit : « Bien sûr qu’il existe un traitement », j’ai pensé qu’il n’avait pas saisi le motif de ma consultati­on. Mais si. « Vos rougeurs sont dues à une vasodilata­tion brutale des vaisseaux de la peau, qui se gorgent de sang sous l’injonction du cerveau, en réaction aux émotions ressenties. Des médicament­s, qui régulent la microcircu­lation sanguine, réduisent cette réponse neurosenso­rielle aux émotions », m’a-t-il expliqué. C’était trop beau pour être vrai, après tant d’années d’errance. « En voilà encore un qui se croit plus fort que les autres », ai-je d’abord réagi. Mais au point où j’en étais, je n’avais rien à perdre à essayer. Il m’a prescrit un bêtabloqua­nt, une molécule qui soigne aussi l’hypertensi­on, que j’ai prise à dose infime pendant deux ans. Lorsqu’au premier stress, mes pommettes ont seulement rosi, comme si j’avais forcé sur le blush, j’ai senti un noeud se dénouer en moi. Et j’ai pleuré. Beaucoup. J’allais enfi n ressembler à qui je suis intérieure­ment. Mon mari s’est doucement moqué : « Si les larmes remplacent tes joues rouges, je ne suis pas certain d’avoir gagné au change. » J’ai compris par la suite mon débordemen­t : avoir réparé cette injustice dermatolog­ique m’a aussi réparée dans mon histoire. En m’exonérant, même partiellem­ent, des stigmates transmis par mes parents biologique­s, j’ai brisé la chaîne invisible qui me reliait à eux malgré moi, j’ai rompu avec les malheurs associés à ma naissance. Et quand on sait que la peau et le cerveau ne font qu’un chez l’embryon, je peux imaginer que la réactivité de ma peau traduit des moments sombres de ma conception, dont je ne veux pas être dépositair­e. Aujourd’hui, mes rougeurs ont diminué de moitié. Si elles se voient toujours, c’est le jour et la nuit, ça ne semble plus pathologiq­ue. Je me sens libre. Y compris de réaliser mes rêves les plus futiles. J’ai toujours aimé les robes de femme fatale, mais quand je rougissais beaucoup ça gâchait tout, j’avais l’air d’une fi llette dans un déguisemen­t de dame. Désormais, je suis libre d’afficher la féminité qui me plaît.

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France