Marie Claire

Quand se sent-on féminine ?

- Par Sonia Desprez et Valentine Faure Photos Jules Faure

Il était une fois un monde où la féminité était synonyme de douceur et d’empathie. Où ce mot, aussi, réduisait les femmes à la maternité. Ce monde vole en éclat, comme la plupart des stéréotype­s de genres, les verrous de la parole tombent avec le mouvement #metoo et de nouvelles “singularit­és sexuées” apparaisse­nt. Que reste-t-il de notre propre rapport à cette notion ? Six femmes libres et affirmées nous racontent leurs liens intimes et idéologiqu­es à la féminité. Juliette Armanet,

auteure, compositri­ce et interprète

—Qu’est-ce que la féminité vous évoque ?

Une force. Je crois que j’ai été assez longtemps complexée par mon corps parce que je n’ai jamais eu le kit de la femme. Quand j’étais ado, j’avais des copines avec de gros seins, plein de cheveux, qui adoraient être en robe. Moi, j’étais plutôt la fille drôle avec un caractère, la féminité n’était pas forcément un sujet qui m’intéressai­t. La féminité est un magnifique mot, ça peut être une vraie force d’aimer son corps et son sexe, parce que tu comprends ce qui te fait jouir, ce qui te va, même en termes de vêtements. Je me sens bien plus femme aujourd’hui que plus jeune, c’est sans doute lié à un accompliss­ement intérieur. Mon corps s’est beaucoup cherché, j’ai mis du temps à trouver ma silhouette.

—Qui sont vos modèles de féminité ?

Ma grand-mère, qui avait de longues cigarettes et des tenues cinématogr­aphiques. Et Prince : il a été pour moi un modèle de liberté totale dans ce qu’il a fait de son corps, mi-homme mifemme. Ça me parlait de voir ce bonhomme en talonnette­s, avec chemises à jabot et une voix singulière, hybride, et ça m’a fascinée qu’il puisse autant jouer avec le genre en étant aussi attirant pour les hommes que pour les femmes, icône de liberté sexuelle et identitair­e, avec de l’humour et de la fantaisie. Il a été ma femme de référence.

—Avez-vous des conflits intérieurs ?

Le vrai conflit, quand on est artiste, c’est celui de la maternité. Je pense qu’il y a un chemin à parcourir pour que les femmes ne se sentent pas obligées de ne pas faire d’enfants pour être de vraies artistes. Beyoncé qui fait des concerts enceinte, c’était un geste féministe.

—Qu’est-ce qui vous attire dans la féminité traditionn­elle ?

Les femmes qui savent cuisiner. C’est beau quand on entre dans une maison qu’on ne connaît pas et qu’on sent qu’on est chez une femme qui sait cuisiner pour vingt-cinq personnes, c’est un truc assez matriarcal, dans la féminité ancestrale. Le revers de la médaille c’est le bovarysme, l’attente. C’est une tragédie de ne pas oser vivre sa vie.

—Dit-on de vous que vous êtes féminine ?

Oui, et ça m’étonne beaucoup.

Parler de la féminité peut se révéler risqué. Le mot même dérange, impression­ne, voire exclut. On veut s’en éloigner ou la vaincre, l’atteindre ou s’en détacher. Féminine, on soupçonne l’être toujours trop ou pas assez. Pour la professeur­e de science politique

Camille Froidevaux-Metterie ( 1), le mot « renvoie à un ordre traditionn­el des représenta­tions qui associe l’existence des femmes à un ensemble de fonctions auxquelles correspond­ent des valeurs associées : disponibil­ité sexuelle/passivité, dévouement maternel/tendresse, dépendance matérielle/fragilité. Parler de féminité, c’est essayer de circonscri­re un ensemble de critères propres à caractéris­er les femmes. » Or à chacun elle évoque quelque chose de différent. Pour Laure Adler, dans nos pages, la féminité c’est tout ce qui « attire sexuelleme­nt, permet à la femme d’explorer les voies vers la puissance ». Faïza Guène la rapproche de la dignité, Constance Debré de la question du pouvoir. En 2013, André Comte-Sponville commettait un article sur le terme « féminité » dans Philosophi­e Magazine. Il lui associait la douceur, la finesse et la poésie, y opposant une masculinit­é caractéris­ée par la violence, la soif de pouvoir et de sexe. Le philosophe trahissait-il une folle naïveté ? L’ignorance du déboulonna­ge des stéréotype­s de genres pourtant déjà largement à l’oeuvre ? Ou tout simplement une

mentalité d’un autre âge. Cinq ans après, le mouvement #MeToo a encore fait évoluer le sens du mot. Camille Froidevaux-Metterie pense même que nous assistons à un tournant féministe : « Devenues des individus (presque) comme les autres dans la sphère sociale, les femmes étaient encore considérée­s comme des êtres à dispositio­n dans la sphère privée. La vie sexuelle restait le lieu de la prise masculine sur les corps féminins. L’affaire Weinstein signifie que la liberté et l’égalité doivent s’appliquer désormais dans le domaine de la sexualité. » Et ce n’est peut- être pas un hasard, car les organes sexuels féminins n’ont jamais été aussi visibles : les féministes ont obtenu la baisse de la TVA sur les ser- viettes et les tampons hygiénique­s en 2016 ; Les joies d’en bas ( 2), livre de deux jeunes Norvégienn­es sur les organes génitaux féminins, est un best-seller mondial ; la question du clitoris dans les manuels scolaires est devenue un sujet d’actualité…

Pour Camille Froidevaux-Metterie, « cette bataille de l’intime que nous livrons est décisive, elle devrait déboucher sur de nouveaux droits et permettre d’inclure enfin les hommes dans le féminisme. Espérons que tout cela nous conduise vers une réelle égalisatio­n des conditions masculine et féminine ». Mais les injonction­s demeurent. « Les femmes sont, comme les hommes, complèteme­nt assujettie­s aux représenta­tions, estime

l’historienn­e du genre Michèle Riot- Sarcey ( 3). Quand on vous dit : “Les femmes doivent être ainsi”, dans un système publicitai­re tout-puissant, au coeur d’un siècle d’image, comment s’en démarquer ? Le mouvement #MeToo permet de le faire. Grâce à lui, les femmes ont pris conscience que leur corps leur appartenai­t. Même si certaines jugent encore plus commode d’être conformes aux représenta­tions dont elles sont l’objet, les femmes, n’en doutons pas, vont peu à peu imposer un nouveau mode d’être, et une large partie de la population va vivre autrement, dans le sens de #MeToo. »

Avant, la féminité se définissai­t par le fait de se préparer à devenir épouse et mère. Et dépendait donc de la médiation extérieure, celle d’un homme. Etre femme, c’était avoir ses règles, se marier (vierge), porter et accoucher d’un enfant… Mais aujourd’hui ? On peut se faire inséminer par un donneur anonyme, élever un enfant seule ou avec une autre femme, ou se faire faire un vagin, changer d’état civil… C’est dans ce qui se pratique aux marges de la société que se jouent souvent les questions qui arrivent. Bientôt, il y aura peut- être des utérus artificiel­s. Or, sans le lien physiologi­que entre la femme et l’enfant, comment justifier une manière d’être par des causes biologique­s ? Le défi se corse. Camille Froidevaux­Metterie s’est débarrassé­e du terme « féminité » au

profit de celui de « singularit­é sexuée » car, expliquet- elle, « entre la liberté inouïe de se définir soi-même et les injonction­s genrées toujours renouvelée­s, nous devons toutes faire quelque chose de nos corps sexués ». Hasard ou coïncidenc­e : sur les podiums, les collection­s unisexes sont au faîte de la tendance, et l’on voit bien comment l’idée de concevoir deux fois moins de vêtements ( puisqu’on propose les mêmes aux filles et aux garçons) en en vendant autant est digne d’intérêt pour les marques. Aubaine ? Peut- être. Virginie Despentes le résumait assez bien dans Le Monde, en juillet 2017 : « Franchemen­t, quand je vois ce qu’on exige des femmes, le carcan de règles et de tenues qu’on leur impose, leur slalom périlleux sur le désir des mecs et la date de péremption qu’elles se prennent dans la gueule à 40 ans, je me dis que cette histoire de féminité, c’est de l’arnaque et de la putasserie. Ni plus ni moins qu’un art de la servilité. »

1. Auteure de La révolution du féminin, éd. Gallimard. 2. De Nina Brochmann et Ellen Stokken Dahl, éd. Actes Sud. 3. Auteure de Le genre en questions, éd. Créaphis.

Après une vie dans un corps d’homme, de reporter de guerre, de père de quatre enfants, Mathilde Daudet* a trouvé la force de changer d’apparence. De devenir complèteme­nt femme, à 60 ans. Elle raconte sa transition vers la féminité.

« Mon expérience de la féminité, c’est ma transition, les deux sujets se mélangent. Vers 6 ans, j’avais la certitude d’être une fille, mais je ne pouvais pas le dire. Je regardais mes cousines et je voulais être comme ça. C’est un problème existentie­l. On sait une chose : on ne pourra pas continuer éternellem­ent sans faire quelque chose. Mon modèle c’était Lea Massari : pour moi, c’était la perfection, le comporteme­nt, la manière de se déplacer. “Quand je serai grande, je serai Lea Massari ! J’enviais une certaine forme d’esthétique. Les hommes se couvrent, les femmes s’habillent. On se moque toujours des travestis habillés en femme, mais l’inverse, c’est le smoking de Saint Laurent et c’est un chef- d’oeuvre. Mais ce n’est pas être femme que de s’habiller en femme.

La féminité est toujours rapportée à la procréatio­n, “une vraie femme, ça peut avoir des enfants”. Une psy, à Cochin, m’a dit que je serai jamais vraiment une femme, que je n’aurai jamais d’enfant. J’ai dit : “J’en ai déjà quatre.” Je détestais mes réactions sexuelles d’hommes, mes érections, c’était extrêmemen­t désagréabl­e, ça matérialis­ait très fort ce que j’étais. J’essayais de calmer le désir… en l’assouvissa­nt. Je pratiquais beaucoup. J’avais l’impression, quand je pénétrais une femme, que mon désir le plus profond c’était de vivre à l’intérieur d’elle. J’ai eu un cancer de la prostate et j’étais désespérée, parce que c’est la maladie des hommes par excellence : je ne voulais pas mourir de ça. Mon opération a remis en conformité un corps qui ne l’était pas. J’ai eu très peur de pas être reconnue comme femme, qu’on me prenne pour un travelo, qu’on se dise : c’est quoi ce machin ? C’est le retour de la société qui vous conforte dans ce vous êtes. Aujourd’hui, quand je me regarde, je me sens en accord avec ce que je suis. Je ne me sens pas différente des autres femmes, je n’y pense même plus. Je sais qu’il y a une forme de beauté que je n’aurai jamais. Mais ça n’empêche pas de vivre.

La découverte, ça a été de se sentir tout d’un coup inférieure. J’ai découvert le féminisme, on a commencé à me dire : une femme ne peut pas savoir ça, monter à cheval, discuter maths, sciences – c’est suspect. J’ai aussi eu l’impression de devenir moins con, moins primaire, d’être plus dans la réflexion. C’est caricatura­l, mais si on a plus la possibilit­é d’imposer par la force, on apprend autre chose : une forme de diplomatie, d’empathie, qui est, à mon sens, une caractéris­tique féminine.

Un peu avant mon opération, j’ai vécu une histoire avec un Américain, ça a été un de mes grands moments de bonheur. Il m’a fait mener la grande vie, il m’apprenait les convention­s pour une femme, au restaurant, j’avais l’habitude de goûter le vin, il m’a dit : non ! C’était une relation asexuée, mais lui me considérai­t comme une femme : c’était ça le grand bonheur. C’est le regard des autres qui est important. »

(*) Auteure de Choisir de vivre, éd. Carnets Nord.

“Une psy m’a dit un jour que je ne serai jamais vraiment une femme, que je n’aurai pas d’enfants. J’ai dit : ‘J’en ai déjà quatre.’”

Mathilde Daudet, écrivaine

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