Marie Claire

La rencontre d’après minuit Emmanuelle Devos

Emmanuelle Devos commande du tarama et un verre de vin blanc. D’habitude, quand elle n’est pas avec nous, elle boit une camomille et ne ferme pas l’oeil jusqu’à 4 heures, « c’est sinistre ».

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Aucune trace de fatigue après sa performanc­e de deux heures sur scène, où elle joue Quelque part dans cette vie d’Israël Horovitz, avec Pierre Arditi. « Pas étonnant que tant d’acteurs deviennent alcoolique­s. Quand vous sortez du théâtre, vous n’avez pas du tout envie d’aller vous coucher. » Quand c’est relâche, elle sort, mais fuit les nuits blanches. « Je suis comme les vampires, je dois rentrer avant que le jour se lève. Ce moment de l’aube est atroce, comme si un grand froid s’installait. » Veinarde banlieusar­de entourée d’arbres, elle sait que le rossignol chante le premier au lever du jour. « Je me souviens du film de Xavier Giannoli « A l’origine » : on tournait sur des chantiers, en novembre. A 1 heure du matin, pause syndicale obligatoir­e : une bonne soupe chaude sous la tente chauffée, avec un morceau de fromage. Après ça, vous n’avez qu’une envie : dormir ! Non, il faut retourner dans la boue, la pluie, c’est affreux. Dans ces cas-là, on voudrait ne jamais s’arrêter. »

En total chic Hermès, des souliers à la montre, l’actrice césarisée de « Sur mes lèvres », la muse d’Arnaud Desplechin, casse soudain l’image en enfilant un coupe-vent rose saumon. Elle a froid, il est plus de minuit, ce qui se dit devient plus important que ce qui paraît. Elle dit qu’Emmanuelle de nuit ressemble à Emmanuelle de jour : « Je ne suis pas dans le contrôle. Ce n’est pas parce que j’ai picolé et dansé que l’on va me découvrir autrement. Je ne me censure pas. Et à mon âge, si on est encore coincée, c’est qu’on n’a pas fait son boulot. » Jouer lui a appris qui elle était. Elle se voit comme lisible plutôt qu’obscure, même si la mélancolie l’a longtemps habitée. « Un jour, j’ai réalisé que ça avait disparu. Je l’ai tellement été enfant, puis adulte, j’ai épuisé mon quota. L’action a pris le pas. C’est une forme de mégalomani­e, aussi, de croire que vous pouvez contrôler ce qu’on pense de vous. C’est un truc qu’ont les acteurs : avoir peur de ne pas être à la bonne place, devoir être dans le bon film, vieillir. Et alors ? Accepter ses frustratio­ns, les travailler comme une pâte à pain, ça vous emmène plus loin. Plutôt que de rester coincé sur ses névroses, ses peurs… Ou alors il faut en changer. Ce n’est pas possible de passer cinquante ans avec les mêmes peurs. » Elle parle avec une forme de pragmatism­e lunaire qui fait du bien. Sa plus grande peur justement ? « Longtemps, ça a été de ne pas être vue comme j’étais. De ne pas être remarquée. » Francis Huster lui avait prédit : « Tu ne travailler­as pas avant 30 ans. » Depuis près de vingt-cinq ans, elle construit sa carrière patiemment, se partageant entre cinéma et théâtre, reconnue par les meilleurs. Avec un grand film tous les dix ans : « La vie des morts » en 1991, « Sur mes lèvres » en 2001, « A l’origine » en 2009… elle sait ce que le mot ténacité veut dire. « Comme acteur, vous sortez du lot, puis vous retombez dans les limbes, ensuite vous ressortez. Les gens devraient se penser comme des acteurs. Vous êtes boulanger, par exemple. Vous avez fait les meilleures baguettes, et à un moment, baisse de régime, les gens se sont habitués à vos baguettes. Tant pis, il faut rester là, à faire ses baguettes tranquille­ment, et ça revient, on vous redécouvre. » Cette marathonie­nne a appris à faire avec ce qu’elle est et l’envie des autres. « Si ça plaît, on vient me chercher, sinon tant pis, qu’est-ce que j’y peux ? » Pour la Saint-Valentin, elle a publié un post poignant sur Instagram : « Valentine, tu me manques. » Sa soeur cadette, morte d’un cancer en 1995, à l’âge de 33 ans. « Elle est là tout le temps. C’est mon binôme ». Ses yeux se mouillent, c’est fugace. « J’ai l’impression d’avoir absorbé ce qu’elle était. Elle était solaire, j’étais plus lunaire, alors j’ai pris sa solarité. Je suis sûre que si c’était moi qui étais partie, elle aurait fait pareil. J’adorerais rêver d’elle. Rêver de son rire ! Perdre un frère ou une soeur, c’est notre grand sujet de conversati­on avec Marina Foïs. C’est comme être amputé d’un membre, mais vous récupérez quelque chose. C’est la générosité des morts. Je l’ai senti très fort, elle n’était plus là physiqueme­nt mais il fallait qu’elle continue à vivre. Son âme n’est pas partie. Elle m’a laissée faire fructifier sa personnali­té, je l’ai intégrée. » Elle rit. « Pas jusqu’à monter à cheval à l’Ecole militaire. Mais c’est joyeux. Les gens ne se rendent pas compte de l’immensité de la perte. » Elle fait revivre tout ce qu’elles ont vécu ensemble dans le scénario qu’elle a écrit. « De manière subliminal­e, personne ne le saura. » L’écriture est la grande découverte de la vie récente de la comédienne. « C’est tellement bien ! » A une époque, elle copiait sur un cahier les SMS qu’elle recevait : « Un film de ma vie pendant ces trois années. Les SMS amoureux. Des messages inouïs de Jacques Audiard. De Poelvoorde aussi, avec qui je tournais “Coco avant Chanel”. Il me bombardait de textos les plus insolites. » La lecture de la correspond­ance de Maria Casarès avec Albert Camus lui a donné envie d’envoyer des lettres. Deux ce moisci, parce que les choses très importante­s ne se disent que par lettre. Une surprise pour personne sauf pour elle. « Je suis presque au bout d’un scénario. » Elle a envie d’écrire tout le temps, pourquoi pas un livre ? Les grands yeux d’Emmanuelle Devos ont changé de couleur. Au début de l’entretien, ils étaient d’eau après l’orage. A 1 h 20, ils sont d’eau claire l’été. La magie de la nuit.

“Ma soeur était solaire, j’étais plus lunaire, alors j’ai pris sa solarité. Je suis sûre que si c’était moi qui étais partie, elle aurait fait pareil.”

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