Psychologie Saisie de honte sur les réseaux sociaux
Indignation vertueuse, mise à l’index, délation, gentils échecs ou #epicfail : les occasions d’avoir honte sont nombreuses sur les réseaux sociaux, où ce sentiment très intime, étalé au grand jour, brise chaque année des carrières et des vies. Quand le « shaming » fait loi, peut-on s’y soustraire ?
Aux Etats-Unis, elle est connue comme le loup blanc. En 2013, la pauvre Justine Sacco, consultante en relations publiques et connue pour ses tweets pleins d’humour, pianotait un dernier message avant d’embarquer dans un avion : « Départ pour l’Afrique. Espère ne pas choper le sida. Je déconne. Je suis blanche ! » Ce qui se voulait un commentaire ironique fut aussitôt interprété comme une blague raciste et méprisante, voire une manière d’alimenter les contre-vérités sur la transmission du virus. En quelques heures, son tweet fit le tour de la Toile, épinglé par le mot- clé #honte, et lorsque son avion entama sa traversée du continent africain, un nouveau # encore plus cruel s’était imposé : #hasjustinelandedyet – soit #justinea- telleatterri, en prévision de la catastrophe qui s’abattrait sur elle lorsqu’elle rallumerait innocemment son téléphone. Donald Trump lui-même, pas encore élu président, s’était mêlé de la curée. Justine était devenue une affaire d’Etat. Elle perdit son job, plongea dans la dépression, et mit des années à s’en remettre.
Lorsque Jon Ronson s’est lancé dans l’écriture de La honte (éd. Sonatine, mai 2018), il faisait plutôt partie des bonnes gens promptes à houspiller Justine. Auteur d’enquêtes à succès sur les folies de la société ( Etes-vous un psychopathe ?) et scénariste pour le cinéma ( Les chèvres du Pentagone, Oja), il ne se prétendait pas spécialiste d’Internet mais sentait bien quelque chose de malsain dans ce retour de la vindicte populaire. Pour un commentaire parfois seulement maladroit, une photo de trop, votre vie peut basculer. L’expression de village global prend tout son sens, en amplifiant aux dimensions de la planète les antiques médisances de clocher, démultipliées par l’anonymat et l’immédiateté du numérique. Le pilori version 2.0.
Trois ou quatre suicides par an
Comme à peu près tout sur Internet, la honte est désormais disponible dans toutes les tailles, tous les modèles et à toute heure du jour et de la nuit. En témoigne le nouvel essor d’un mot ancien, le shaming, qui se décline à toutes les sauces, pour s’attaquer aux corps jugés trop gros (le fatshaming), aux filles jugées trop ouvertes (le slutshaming) ou juste-
ment pas assez (le prudeshaming), bref, à tout ce qui n’est pas conforme. La pratique est ancestrale, mais pour ceux qui en sont victimes, Internet apporte la torture supplémentaire d’un public virtuellement infini, en accentuant cette illusion glaçante que le monde entier vous regarde. Cette honte massive et brutale mènerait au suicide trois ou quatre adolescents chaque année en France – si tant est que l’on puisse expliquer le suicide. Internet fournit souvent un coupable commode.
Mais l’intérêt du livre de Jon Ronson est justement d’aborder la question par un autre angle. « J’ai volontairement laissé de côté les comportements évidemment mal intentionnés comme le harcèlement scolaire ou le fatshaming, explique-t-il à Marie Claire au téléphone. On sait tous que c’est mal. Ce qui m’intéresse, c’est l’illusion de faire le bien. » Toutes les victimes qu’il a rencontrées au cours de son enquête ont été harcelées au nom de valeurs très nobles. Il s’agissait de dénoncer le racisme, le sexisme, l’insulte aux anciens combattants. Et il se pourrait bien que chacun de nous porte en lui le sujet- déclic, son cheval de bataille, qui le transforme instantanément en justicier. Sur Twitter, le #honte est un véritable catalogue d’indignations sélectives : animaux maltraités, hommes politiques qui font des fautes de français, femmes voilées ou au contraire attaque contre les femmes voilées, service après-vente nul, migrants maltraités, vente d’armes aux dictatures et bien sûr tous ces journalistes qui font mal leur travail. Comme l’écrit @pcroiset sur Twitter : « L’indignation vertueuse sur Twitter est-elle le selfie de la conscience ? Réponse : oui. » La Convention européenne des droits de l’homme a beau interdire les traitements humiliants, au même titre que la torture, la honte semble à nouveau considérée comme un outil de moralisation publique. « Il est honteux d’être sans honte », dixit saint Augustin, en exprimant le paradoxe de ce sentiment ancré en chacun de nous. Personne ne souhaite le ressentir, mais on sent bien qu’il a son utilité sociale. Le pilori postule que la honte de l’un servira de leçon aux autres. On a horreur de cette idée aujourd’hui, et pourtant on y revient doucement. En politique, cela s’appelle le « Name and Shame ». Emmanuel Macron s’en est servi lorsqu’il était ministre de l’Economie, en 2015, pour dénoncer cinq grandes entreprises qui ne payaient pas leurs petits fournisseurs (l’histoire ne dit pas avec quelle efficacité, autre que pour sa propre image). La honte résonne même avec une forme d’exaltation en ce moment à travers le mouvement #metoo. « Pour que la honte change de camp » : le message est clair et on espère qu’il fonctionne.
Une étrange fierté à humilier
Il se pourrait malheureusement que les choses soient un peu plus compliquées que cela. Car la honte n’est pas un sentiment rationnel et personne ne l’éprouve au même endroit. C’est un regard intériorisé ou idéalisé, explique le psychiatre Serge Tisseron ( La honte : psychanalyse d’un lien social, éd. Dunod), une exigence à soi-même qui prend les autres à témoin. Encore faut-il se reconnaître dans la communauté, chercher son assentiment. « Trump n’éprouve aucune honte », dit ainsi Jon Ronson. Boris Cyrulnik le dit autrement : les pervers n’éprouvent pas de honte. Mais pour Ronson, le problème dépasse largement la psychologie individuelle : « Les campagnes de honte au nom de valeurs très nobles produisent à mon avis l’effet inverse. A force de se faire rabrouer au moindre mot qui dépasse, certains se radicalisent. Internet se polarise entre des sphères qui ne parviennent pas à communiquer », poursuit-il. Il y voit un danger pour la démocratie et l’une des raisons de l’élection de Trump. On sent bien qu’il ne sert pas à grand- chose de tweeter #honte lorsque des militants de Génération identitaire bloquent le passage des Alpes aux migrants. Ils en sont fiers. Subir l’opprobre et ressen-
“Les campagnes de honte au nom de valeurs très nobles produisent l’effet inverse.” Jon Ronson
tir la honte sont donc deux choses bien différentes. René Girard a puissamment décrit ce mécanisme du bouc émissaire. La victime rassemble contre elle une société désunie, qui passe du « tous contre tous » au « tous contre un » : il aurait eu le vertige de constater combien de fois par jour se vérifie sa théorie sur les réseaux sociaux. Mais l’étonnante urgence, l’étrange fierté que les citoyens du Web semblent éprouver à humilier en public tient aussi à la nature même de la honte. Maladie horriblement contagieuse, il faut à tout prix la tenir à distance. Passer devant un clochard en regardant son téléphone. Détourner le regard face à une nudité fragile. On la repousse et on la repasse le plus vite possible. Or les réseaux sociaux produisent une exhibition publique permanente, donc un risque de contagion très élevé. « Je n’ai jamais vécu d’humiliation sur les réseaux sociaux, explique Anais. Mais j’y pense sans cesse et je fais très attention. Et j’ai souvent honte pour les autres. Sur Facebook, je suis amie avec une ancienne copine d’école que je ne vois plus, mais que je ne veux pas non plus vexer en me désabonnant. J’ai honte pour elle à chaque fois qu’elle poste une nouvelle photo débile. » Avoir honte pour soi ou pour les autres : la frontière est poreuse.
La volonté de disparaître
Que ses causes semblent dérisoires ou fondamentales, les effets de la honte sont les mêmes pour tous : une volonté de disparaître, difficile dans la vraie vie et encore plus en ligne. On n’en guérit pas, « on en sort comme on sort d’un terrier », expliquait Boris Cyrulnik à la publication de son livre Mourir de dire : la honte (éd. Odile Jacob, 2017). Le remède est d’en parler, dit-il, d’abord pour distinguer la honte de la faute car, aussi peu coupables soient- elles, les victimes éprouvent souvent de la honte. L’une des premières paroles qu’offrent les associations d’aides aux victimes de violence est ainsi : « Ce n’est pas votre faute ». Sur les réseaux, cette simple parole se perd. Mais depuis le livre de Jon Ronson, la sphère de la honte a déjà évolué. Plus personne ne croit trouver sur Internet une communauté bienveillante et intime. Les réseaux sociaux génèrent leur propre antidote, selon la même mécanique que le mouvement #meetoo ou la Gay Pride : afficher sa honte – donc la trans- former en force. La revendication des petites hontes sans gravité constitue un pan entier de la culture LOL. Ici, une blogueuse relit les posts Facebook de ses 15 ans en riant – sans se rendre compte qu’elle se promet le même effroi dans dix ans. Quant au shaming, il génère comme un boomerang les revendications pleines de panache de sa cellulite, de ses kilos en trop, de son sexe aux lèvres asymétrique, de ses vergetures. Une vidéo où la blogueuse MyPaleSkin se montre sans maquillage, en révélant sa peau ravagée par l’acné, a ainsi été vue 27 millions de fois. Et après les photos de Kate Middleton pomponnée, brushée deux heures après son accouchement, les internautes ont aussitôt répliqué en publiant leurs vérités à elles : l’air épuisé, livide, les cheveux collés par la sueur. Entre exhibition personnelle et profond changement des mentalités, le grand déballage de la honte se déroule en continu sur les réseaux sociaux. A chacun de trier cette montagne de linge sale. Sans oublier une autre humiliation, la plus discrète mais pas la moins violente : celle de ne susciter aucune, absolument aucune réaction.