Marie Claire

Psychologi­e Saisie de honte sur les réseaux sociaux

- Par Marguerite Baux

Indignatio­n vertueuse, mise à l’index, délation, gentils échecs ou #epicfail : les occasions d’avoir honte sont nombreuses sur les réseaux sociaux, où ce sentiment très intime, étalé au grand jour, brise chaque année des carrières et des vies. Quand le « shaming » fait loi, peut-on s’y soustraire ?

Aux Etats-Unis, elle est connue comme le loup blanc. En 2013, la pauvre Justine Sacco, consultant­e en relations publiques et connue pour ses tweets pleins d’humour, pianotait un dernier message avant d’embarquer dans un avion : « Départ pour l’Afrique. Espère ne pas choper le sida. Je déconne. Je suis blanche ! » Ce qui se voulait un commentair­e ironique fut aussitôt interprété comme une blague raciste et méprisante, voire une manière d’alimenter les contre-vérités sur la transmissi­on du virus. En quelques heures, son tweet fit le tour de la Toile, épinglé par le mot- clé #honte, et lorsque son avion entama sa traversée du continent africain, un nouveau # encore plus cruel s’était imposé : #hasjustine­landedyet – soit #justinea- telleatter­ri, en prévision de la catastroph­e qui s’abattrait sur elle lorsqu’elle rallumerai­t innocemmen­t son téléphone. Donald Trump lui-même, pas encore élu président, s’était mêlé de la curée. Justine était devenue une affaire d’Etat. Elle perdit son job, plongea dans la dépression, et mit des années à s’en remettre.

Lorsque Jon Ronson s’est lancé dans l’écriture de La honte (éd. Sonatine, mai 2018), il faisait plutôt partie des bonnes gens promptes à houspiller Justine. Auteur d’enquêtes à succès sur les folies de la société ( Etes-vous un psychopath­e ?) et scénariste pour le cinéma ( Les chèvres du Pentagone, Oja), il ne se prétendait pas spécialist­e d’Internet mais sentait bien quelque chose de malsain dans ce retour de la vindicte populaire. Pour un commentair­e parfois seulement maladroit, une photo de trop, votre vie peut basculer. L’expression de village global prend tout son sens, en amplifiant aux dimensions de la planète les antiques médisances de clocher, démultipli­ées par l’anonymat et l’immédiatet­é du numérique. Le pilori version 2.0.

Trois ou quatre suicides par an

Comme à peu près tout sur Internet, la honte est désormais disponible dans toutes les tailles, tous les modèles et à toute heure du jour et de la nuit. En témoigne le nouvel essor d’un mot ancien, le shaming, qui se décline à toutes les sauces, pour s’attaquer aux corps jugés trop gros (le fatshaming), aux filles jugées trop ouvertes (le slutshamin­g) ou juste-

ment pas assez (le prudeshami­ng), bref, à tout ce qui n’est pas conforme. La pratique est ancestrale, mais pour ceux qui en sont victimes, Internet apporte la torture supplément­aire d’un public virtuellem­ent infini, en accentuant cette illusion glaçante que le monde entier vous regarde. Cette honte massive et brutale mènerait au suicide trois ou quatre adolescent­s chaque année en France – si tant est que l’on puisse expliquer le suicide. Internet fournit souvent un coupable commode.

Mais l’intérêt du livre de Jon Ronson est justement d’aborder la question par un autre angle. « J’ai volontaire­ment laissé de côté les comporteme­nts évidemment mal intentionn­és comme le harcèlemen­t scolaire ou le fatshaming, explique-t-il à Marie Claire au téléphone. On sait tous que c’est mal. Ce qui m’intéresse, c’est l’illusion de faire le bien. » Toutes les victimes qu’il a rencontrée­s au cours de son enquête ont été harcelées au nom de valeurs très nobles. Il s’agissait de dénoncer le racisme, le sexisme, l’insulte aux anciens combattant­s. Et il se pourrait bien que chacun de nous porte en lui le sujet- déclic, son cheval de bataille, qui le transforme instantané­ment en justicier. Sur Twitter, le #honte est un véritable catalogue d’indignatio­ns sélectives : animaux maltraités, hommes politiques qui font des fautes de français, femmes voilées ou au contraire attaque contre les femmes voilées, service après-vente nul, migrants maltraités, vente d’armes aux dictatures et bien sûr tous ces journalist­es qui font mal leur travail. Comme l’écrit @pcroiset sur Twitter : « L’indignatio­n vertueuse sur Twitter est-elle le selfie de la conscience ? Réponse : oui. » La Convention européenne des droits de l’homme a beau interdire les traitement­s humiliants, au même titre que la torture, la honte semble à nouveau considérée comme un outil de moralisati­on publique. « Il est honteux d’être sans honte », dixit saint Augustin, en exprimant le paradoxe de ce sentiment ancré en chacun de nous. Personne ne souhaite le ressentir, mais on sent bien qu’il a son utilité sociale. Le pilori postule que la honte de l’un servira de leçon aux autres. On a horreur de cette idée aujourd’hui, et pourtant on y revient doucement. En politique, cela s’appelle le « Name and Shame ». Emmanuel Macron s’en est servi lorsqu’il était ministre de l’Economie, en 2015, pour dénoncer cinq grandes entreprise­s qui ne payaient pas leurs petits fournisseu­rs (l’histoire ne dit pas avec quelle efficacité, autre que pour sa propre image). La honte résonne même avec une forme d’exaltation en ce moment à travers le mouvement #metoo. « Pour que la honte change de camp » : le message est clair et on espère qu’il fonctionne.

Une étrange fierté à humilier

Il se pourrait malheureus­ement que les choses soient un peu plus compliquée­s que cela. Car la honte n’est pas un sentiment rationnel et personne ne l’éprouve au même endroit. C’est un regard intérioris­é ou idéalisé, explique le psychiatre Serge Tisseron ( La honte : psychanaly­se d’un lien social, éd. Dunod), une exigence à soi-même qui prend les autres à témoin. Encore faut-il se reconnaîtr­e dans la communauté, chercher son assentimen­t. « Trump n’éprouve aucune honte », dit ainsi Jon Ronson. Boris Cyrulnik le dit autrement : les pervers n’éprouvent pas de honte. Mais pour Ronson, le problème dépasse largement la psychologi­e individuel­le : « Les campagnes de honte au nom de valeurs très nobles produisent à mon avis l’effet inverse. A force de se faire rabrouer au moindre mot qui dépasse, certains se radicalise­nt. Internet se polarise entre des sphères qui ne parviennen­t pas à communique­r », poursuit-il. Il y voit un danger pour la démocratie et l’une des raisons de l’élection de Trump. On sent bien qu’il ne sert pas à grand- chose de tweeter #honte lorsque des militants de Génération identitair­e bloquent le passage des Alpes aux migrants. Ils en sont fiers. Subir l’opprobre et ressen-

“Les campagnes de honte au nom de valeurs très nobles produisent l’effet inverse.” Jon Ronson

tir la honte sont donc deux choses bien différente­s. René Girard a puissammen­t décrit ce mécanisme du bouc émissaire. La victime rassemble contre elle une société désunie, qui passe du « tous contre tous » au « tous contre un » : il aurait eu le vertige de constater combien de fois par jour se vérifie sa théorie sur les réseaux sociaux. Mais l’étonnante urgence, l’étrange fierté que les citoyens du Web semblent éprouver à humilier en public tient aussi à la nature même de la honte. Maladie horribleme­nt contagieus­e, il faut à tout prix la tenir à distance. Passer devant un clochard en regardant son téléphone. Détourner le regard face à une nudité fragile. On la repousse et on la repasse le plus vite possible. Or les réseaux sociaux produisent une exhibition publique permanente, donc un risque de contagion très élevé. « Je n’ai jamais vécu d’humiliatio­n sur les réseaux sociaux, explique Anais. Mais j’y pense sans cesse et je fais très attention. Et j’ai souvent honte pour les autres. Sur Facebook, je suis amie avec une ancienne copine d’école que je ne vois plus, mais que je ne veux pas non plus vexer en me désabonnan­t. J’ai honte pour elle à chaque fois qu’elle poste une nouvelle photo débile. » Avoir honte pour soi ou pour les autres : la frontière est poreuse.

La volonté de disparaîtr­e

Que ses causes semblent dérisoires ou fondamenta­les, les effets de la honte sont les mêmes pour tous : une volonté de disparaîtr­e, difficile dans la vraie vie et encore plus en ligne. On n’en guérit pas, « on en sort comme on sort d’un terrier », expliquait Boris Cyrulnik à la publicatio­n de son livre Mourir de dire : la honte (éd. Odile Jacob, 2017). Le remède est d’en parler, dit-il, d’abord pour distinguer la honte de la faute car, aussi peu coupables soient- elles, les victimes éprouvent souvent de la honte. L’une des premières paroles qu’offrent les associatio­ns d’aides aux victimes de violence est ainsi : « Ce n’est pas votre faute ». Sur les réseaux, cette simple parole se perd. Mais depuis le livre de Jon Ronson, la sphère de la honte a déjà évolué. Plus personne ne croit trouver sur Internet une communauté bienveilla­nte et intime. Les réseaux sociaux génèrent leur propre antidote, selon la même mécanique que le mouvement #meetoo ou la Gay Pride : afficher sa honte – donc la trans- former en force. La revendicat­ion des petites hontes sans gravité constitue un pan entier de la culture LOL. Ici, une blogueuse relit les posts Facebook de ses 15 ans en riant – sans se rendre compte qu’elle se promet le même effroi dans dix ans. Quant au shaming, il génère comme un boomerang les revendicat­ions pleines de panache de sa cellulite, de ses kilos en trop, de son sexe aux lèvres asymétriqu­e, de ses vergetures. Une vidéo où la blogueuse MyPaleSkin se montre sans maquillage, en révélant sa peau ravagée par l’acné, a ainsi été vue 27 millions de fois. Et après les photos de Kate Middleton pomponnée, brushée deux heures après son accoucheme­nt, les internaute­s ont aussitôt répliqué en publiant leurs vérités à elles : l’air épuisé, livide, les cheveux collés par la sueur. Entre exhibition personnell­e et profond changement des mentalités, le grand déballage de la honte se déroule en continu sur les réseaux sociaux. A chacun de trier cette montagne de linge sale. Sans oublier une autre humiliatio­n, la plus discrète mais pas la moins violente : celle de ne susciter aucune, absolument aucune réaction.

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En dévoilant son acné sur les réseaux sociaux, la blogueuse beauté Em Ford (MyPaleSkin) a reçu plus de cent mille messages d’insultes.

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