Marie Claire

Moi lectrice « Je me casse tout, tout le temps »

Des ruptures amoureuses qu’elle provoquait en série à ses séjours à l’hôpital pour une jambe ou une lombaire abîmées, Alice, 30 ans, productric­e, se construisa­it une vie d’éclats et de brisures. Avant de comprendre d’où lui venait l’habitude de « se casse

- Propos recueillis par Cristina Alonso — Illustrati­ons Mugluck

Déjà, enfant, j’utilisais tout le temps la formule : « Je me casse. » Ma mère détestait. Ma grand-mère aussi. Plus ces deux-là me reprenaien­t, plus je l’utilisais, en claquant la porte. Pour aller chez ma voisine regarder la télé. Pour traîner le long de la Seine à vélo, ou pour acheter des chewing-gums chez l’épicier du centrevill­e. Il faut dire que ma mère et ma grand-mère m’avaient, à 12 ans, traînée à Paris, alors que je menais une vie que je considérai­s normale à Madrid, entre mon père et ma mère. Et qu’à la suite de ce départ je n’ai plus jamais entendu parler de mon père. Je ne me suis pas tout de suite rendu compte de la violence de cet arrachemen­t et de ses conséquenc­es. Je dirais même que dans les premiers jours, j’adhérais à ce projet fou, vécu comme une aventure de Sophie, l’héroïne de la comtesse de Ségur. Sans compter que, dans ma tête de petite fille, j’en voulais à mon père, dont je savais qu’il ne cessait de tromper ma mère. Donc, lorsque je me suis retrouvée du jour au lendemain avec elle chez ma grand-mère à Paris, je me suis simplement dit que tout cela était dans l’ordre des choses. Seulement voilà. Mon père n’est pas venu la chercher comme je le croyais. Ni venu me récupérer, comme je m’y attendais.

Entre-temps, celles que je commençais à sérieuseme­nt détester, surtout ma grand-mère que je rendais responsabl­e de cette prise d’otage, m’ont inscrite à l’école. Et ce qui ne devait être qu’une aventure passagère est devenu ma vie. Une vie à laquelle je me suis habituée, et dont j’ai oublié pendant bien longtemps les dysfonctio­nnements. Bonne élève, sociable, aimable. J’étais un peu trop tout cela à la fois. Ma mère était aux anges, et racontait à qui voulait l’entendre que j’étais une fille modèle. Il n’y avait que cette petite folie que je m’autorisais, moi qui ne disais jamais un mot de travers, lorsque je lançais à l’une, à l’autre ou aux deux : « Je me casse », en joignant le geste à la parole. Cette petite phrase les décontenan­çait. Je ne savais pas d’où me venait cette audace. Je savais simplement que la répétition de cette phrase et mon départ de la maison me permettaie­nt de penser que j’étais libre d’aller et venir, que personne ne me tenait ni ne pouvait me retenir. Bien entendu, je ne faisais aucun lien entre ces départs et celui que j’avais subi enfant. C’était une fantaisie, mon droit, et les deux femmes de la maison commentaie­nt cette étrange attitude en l’attribuant à un acte de révolte préadolesc­ent. Vers l’âge de 18 ans, après mon bac, je traversais une drôle de période pendant laquelle je ne pouvais pas sortir de la maison. Je ne me sentais en sécurité que dans ma chambre. Je pleurais sans raison et mes jambes me faisaient mal. A tel point que je n’osais plus me lever. « Une petite déprime », interpréta­it ma mère… dépressive. « Tu ne peux pas te casser, là », se moquait ma grand-mère. Pendant un mois je suis restée enfermée, avec la lecture pour seule activité. Et puis un jour, après ce mois de vacances, tout ce mal- être m’a quittée. Le temps des petits amis est arrivé et, avec, l’envie de « me casser » s’est accentuée. Dès qu’un garçon tombait amoureux de moi, je le faisais tourner en bourrique puis décrétais qu’il ne valait pas le coup et le quittais. Je me sentais toute-puissante, rien ni personne ne pouvait m’arrêter. Le plus important pour moi était de partir la première. Je n’aurais pas supporté d’être quittée. Jusqu’au jour où j’ai rencontré François, mon futur mari. J’étais amoureuse. Très vite, passé ces trois mois magiques et fusionnels, cette histoire d’amour est devenue oppressant­e, sans issue. Je provoquais des ruptures continuell­ement. Je faisais en sorte qu’il ne me supporte plus. Je menaçais de le quitter. Je revenais. Je repartais. Je sentais bien que je jouais à un jeu, mais lequel ? C’est là, alors qu’il avait décidé de faire un break car il n’y avait rien à tirer de moi, que je me suis cassé la jambe en tombant de scooter bêtement, à l’arrêt, en allant voir ma mère et ma grandmère. Emmenée à l’hôpital, je m’en tirais bien, mais obligée de rester tranquille pendant un mois. Mon amoureux est revenu, et bizarremen­t l’idée de cette immobilisa­tion me plaisait. Mon esprit n’était plus du tout occupé par mes envies de partir, de revenir, de ne pas savoir où j’étais, où j’aurais dû être. J’étais heureuse de cet état qui m’imposait le calme. Qui m’empêchait de bâtir des stratégies. Avec François, ce mois fut heureux. Immobile. Rassurant. Une fois mon plâtre enlevé, je commençais la rééducatio­n, reprenais mes cours, et très vite me mis de nouveau à échafauder des plans. Si François rentrait tard, je partais chez une amie pour arriver après lui. Si j’allais le rejoindre au bureau pour déjeuner ensemble, je le traitais avec indifféren­ce et le plantais au milieu du repas. Voilà que ce manège infernal se remettait en

place. Je ne comprenais pas comment il faisait pour me supporter. Un jour sur deux, je décrétais que c’était fini et lui lançais : « Puisque c’est comme ça, je me casse. » Il ne se lassait pas de venir me chercher. J’étais épuisée par ces allers-retours, ces retrouvail­les passionnée­s. Je ne comprenais pas pourquoi je rejouais sans cesse cette scène de départ. Une amie m’a conseillé de voir un psychiatre pour comprendre, il y avait sûrement une explicatio­n, moi je n’y croyais pas, me fichais d’elle et continuais de souffrir.

L’ambulance est arrivée

Puisque je ne parvenais pas à être heureuse sans provoquer de cassures, c’est que je n’étais pas à ma place. Je devais le quitter. Pour de bon. Je le dirai ce soir à François. En attendant, je lui annonçais que je partais monter à cheval. Il m’a fait remarquer que comme toujours je ne le prévenais qu’au dernier moment, que je n’en faisais qu’à ma tête, que j’étais fatigante. Moi, toute-puissante sur le pas de la porte, je lui clouai le bec en répliquant : « Bon, je me casse, là, on en parle plus tard. » Puis je partais au club hippique. Je ne sais pas comment je m’y suis prise. Après un tour de manège, au trot, alors que je caressais le flanc de Jenny, la jument s’est dérobée sous moi, et je tombai sur le dos. Impossible de me relever. Je ne pouvais pas bouger. L’ambulance est arrivée. Je me suis réveillée à l’hôpital bien plus tard. Mon bras était cassé, j’avais une fracture bénigne de la cinquième lombaire. En clair, je devais rester allongée pendant deux mois avec une ceinture, et mon bras plâtré et broché au milieu du poignet. Averti par un ami cavalier, François est arrivé, inquiet. Je me sentais comme une toute petite fille, frêle, fragile, et intérieure­ment contente de cette chute, malgré la douleur. Le lendemain, ma mère est venue me rendre visite à l’hôpital avec ma grand-mère. Elle a alors prononcé cette phrase qui a changé toute ma vie. « Eh bien, ma chérie, toi qui petite passais ta vie à nous dire à mamie et à moi que tu allais te casser… » Je la regardais, effarée par cette fulgurance. Comme si je venais d’avoir une révélation. Et de fait, c’en était une. Cela faisait quinze ans que j’utilisais cette expression. Quinze ans que je menaçais de me casser. Un an que je me cassais deux fois de suite. J’éclatais en pleurs. Si ma mère n’était pas partie, si mon père était revenu nous chercher, si j’avais réclamé… Je comprenais qu’il était temps que je consulte un thérapeute. Pour panser toutes ces plaies qu’enfant j’avais enfouies, pour ne pas devenir folle de douleur. Ma mère me berçait dans les bras, attribuant cette crise de larmes à la peur rétrospect­ive après la chute. Si elle savait.

Vous souhaitez raconter votre histoire ? Envoyez-nous un résumé par e-mail. Contact : cgoldberge­r@gmc.tm.fr

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France