Sur paroles Interview Noémie Lvovsky : « La tristesse n’a aucun intérêt »
« L’amour que j’ai pour ma mère est puissant. (…) Elle m’a appris que les douleurs les plus spectaculaires ne sont pas forcément les plus profondes. »
Noémie Lvovsky « La tristesse n’a aucun intérêt »
Elle veut que ce soit bien, la photo, l’interview, elle veut prendre le temps. Elle n’a pas l’habitude, préfère parler de son travail. Noémie Lvovsky, actrice et réalisatrice de « Camille redouble », entre autres, est tendue comme un arc. Dans ce studio de Saint-Denis où des filles en maillot de bain posent pour une pub à côté, elle va finalement se détendre. Choisir de faire confiance. C’est l’été, la parole se libère, précieuse, l’instant a la saveur des conversations à mi-voix au coin d’un feu.
Elle fume. Elle stresse. Elle arpente l’immense studio, nerveuse et pieds nus. Noémie Lvovsky, femme inquiète, actrice tardive (Yvan Attal lui confie son premier rôle à 36 ans, dans Ma femme est une actrice), n’est chez elle qu’au cinéma. La mère insupportablement intrusive des Beaux gosses, la tenancière de bordel dans L’Apollonide joue la femme d’un maître verrier (Olivier Gourmet) dans Un peuple et son roi 1),
( sur les jours précédant la mort de Louis XVI. Un petit rôle dans un film choral, mais la présence de Lvovsky se détache, comme toujours, dans le clair- obscur révolutionnaire. Actrice, donc, mais avant tout – ou après tout – scénariste et réalisatrice qui, en sept films, a marqué de sa touche tragicomique le cinéma d’auteur français. Diluer le tourment dans la fantaisie est la marque de fabrique de cette pudique qui rêvait d’être clown. Aujourd’hui, elle se raconte comme rarement, ponctuant ses phrases de longs silences et de cigarettes allumées, cherchant le mot juste et sa tasse de thé. Surprise d’aborder des rivages aussi intimes, elle craint l’indécence de l’impudeur : « Je compte sur vous pour prendre soin de ce que je vous dis là », demande-t- elle. On promet, on espère être à la hauteur d’une confiance inattendue.
—Marie Claire : Quel regard portez-vous sur vousmême, physiquement et psychologiquement ? Noémie Lvovsky : Dans mon enfance, à l’école maternelle, en classes primaires, je me vivais comme la moche, comme si être la bonne camarade était tout ce que je pouvais apporter. Je ne me suis jamais vécue comme jolie, belle, désirable, c’est resté. Après, je n’ai pas envie de me gâcher la vie, j’essaie de ne pas y penser. Souvent, dans les loges, je mets un journal devant le miroir.
—Il est où le combat ?
Votre question m’évoque un truc. C’est intime, mais je n’imagine pas ne pas vous faire une réponse sincère ou à côté. J’ai vécu pendant vingt-huit ans avec un homme. Un jour, il m’a dit : « Moi je me lève le matin et la vie va de soi. Toi tu te lèves le matin, la vie ne va jamais de soi. » C’était vrai. Je suis terriblement attachée à la vie, mais elle ne va pas de soi. Pour moi, il est là, le combat, cela dit sans apitoiement.
—Dans vos films « Les sentiments » et « Camille redouble », deux personnages féminins sont alcooliques. Dans « Camille redouble », Jean-Pierre Léaud dit : « Donnez-moi la force de changer les choses que je peux changer, d’accepter celles que je ne peux pas changer, la sagesse de reconnaître la différence. » Un mantra ? Cette phrase est la « prière » des Alcooliques anonymes (AA). Camille est alcoolique dans son présent, et elle essaie d’arrêter l’alcool dans son deuxième passé. Dans Les sentiments, le personnage de Nathalie Baye boit mais n’essaie pas d’arrêter.
—Vous avez dit, dans une des rares émissions de télé à laquelle vous ayez participé, que vous n’aviez jamais vu l’alcoolisme bien raconté dans les fictions. Ah bon ? Non, l’alcool a pu être très bien raconté. Il y a un film extraordinaire qui raconte l’alcool, Ne pas avaler de Gary Oldman. Je parlais sûrement des AA. C’est très difficile de raconter la fraternité qui existe dans ces réunions-là. Dès qu’on en parle, même à des copains, c’est complètement cucul.
—Vous êtes allée aux AA ?
Pendant un temps, j’y suis allée chaque jour, puis toutes les semaines. J’ai arrêté de boire il y a treize ans.
—Vous buviez beaucoup ?
Beaucoup, beaucoup. Mes intimes me disaient : « Tu n’es pas toi-même. » Alors que moi, j’avais le sentiment d’être moi-même.
—Vous aviez commencé très jeune ?
Non, je crois que ma chance a été de commencer tard. Quand j’étais adolescente, on était une bande de cinq copines, très soudée. Certaines, dont moi, étaient complètement livrées à elles-mêmes. Autour de nous, il y avait beaucoup d’alcool, de drogues, on faisait les quatre cents coups, on a vraiment pris des risques. Pour l’une d’entre nous, celle qui avait le plus de charisme, l’alcool était insupportable, beaucoup d’adultes autour d’elle buvaient. Si je n’ai pas commencé l’alcool ou les drogues dures à cet âge-là, c’est grâce à elle. Je voulais que mon amie chérie ne me méprise pas, qu’elle m’aime, qu’elle m’estime, qu’elle m’admire. Ça m’a tenue.
—Vous ne buvez plus une goutte ?
“Je suis très attachée à la vie, mais elle ne va pas de soi. Il est là, le combat, cela dit sans apitoiement.”
Non. Je vous dis non, et je croise les doigts et je touche du bois, ce n’est jamais gagné. En treize ans, il m’est arrivé par mégarde de boire dans une coupelle mal rincée. Il y avait un reste d’amaretto. Là, c’est comme si des Pac-Man endormis dans le cerveau s’étaient démultipliés, comme des gremlins.
—Vous aviez 9 ans, je crois, lorsque votre mère a été, dites-vous, diagnostiquée folle. Vous lui avez dédié trois de vos films.
J’ai un amour puissant pour ma mère. Quand on n’a plus habité ensemble, j’avais 9 ans 1/2, ça ne m’empêchait pas de l’aimer passionnément. Ni elle, je pense. Elle m’a appris que les douleurs spectaculaires ne sont pas forcément les plus profondes. Si j’ai eu une enfance chaotique et solitaire, et c’était n’importe quoi, vraiment n’importe quoi, j’étais beaucoup trop livrée à moi-même, je n’ai jamais douté de l’amour de mes parents.
—Avec votre père qui a vous a élevée, le lien étaitil aussi fort ?
C’était un amour aussi grand et fort, mais pas de la même nature. Ma mère a toujours été un très grand mystère pour moi. J’ai toujours été sous son charme, je cherchais à la comprendre, c’était passionnel. Avec mon père, on se comprenait, c’était un amour moins complexe. Je cherche encore à comprendre mon enfance. Eh, je vous raconte ma vie !
—Mais cela éclaire votre travail !
On cherche l’autobiographie dans mes films alors que les situations ou les personnages de mes histoires ne sont pas forcément liés à mon passé. Ce qui est plus profond, le plus intimement lié à mon histoire, c’est le cinéma comme une maison, comme mon pays, alors que j’ai le sentiment d’être étrangère et inadaptée au monde. Etre spectatrice a été mon premier bonheur d’enfant, puis d’adolescente et d’adulte. Chaque plan des films que j’aime est ma véritable maison, chacun des mondes créés par les cinéastes que j’aime est mon pays. Comme réalisatrice, scénariste et actrice, je poursuis ce travail de spectatrice, en fabriquant des films et en jouant.
—Vous êtes la coscénariste régulière de Valeria Bruni Tedeschi, cette fois dans « Les estivants » ( 2). A quoi ressemble votre relation ?
Avec Valeria, il y a une répartition des rôles dont on n’est pas dupes, c’est comme un jeu : elle s’occuperait du corps et je m’occuperais du cerveau ; on sait très bien que ce n’est pas vrai. Quand on écrit ensemble, on se sent très libres, jamais freinées par la peur d’avoir l’air con. On s’est connues il y a trente ans, et une très grande et profonde amitié, née par le travail, nous lie. Quand elle a eu ce qu’elle a cru être un trou dans sa carrière d’actrice, je sentais qu’elle avait envie de raconter des choses, j’ai juste été là pour lui dire : « Autorise-toi à les raconter. » Depuis, j’accompagne chacun de ses films, comme coscénariste, parfois comme actrice. Elle lit mes scénarios, je travaille sur les siens, je vois ses projections de travail.
—On a parlé de choses douloureuses…
Oui, mais je tiens à ajouter ceci : la tristesse n’a aucun intérêt. Vous me demandiez où est le combat ? Il est là, dans la traque de la tristesse, cette bébête qui nous susurre que la souffrance aura sa récompense. Il n’y a ni récompense ni beauté à la souffrance. La vie n’est qu’arbitraire, ça peut en être comique.
1. De Pierre Schoeller, avec aussi Louis Garrel, Gaspard Ulliel, Adèle Haenel, sortie le 26 septembre. 2. Avec Valeria Bruni Tedeschi, Pierre Arditi, Valeria Golino, sortie le 26 décembre.