Marie Claire

Interview Karl Lagerfeld

- par Christine Angot

Je n’avais jamais rencontré Karl Lagerfeld. J’avais lu des interviews, j’en avais découpé certaines. Je l’avais aperçu une fois, il y a longtemps, dans un café. Je connaissai­s sa voix, l’accent, le rythme haché. On avait rendez-vous au 7 de la rue de Lille, il est arrivé, et j’ai commencé par une phrase de Coco Chanel…

Christine Angot : « Je ne crois qu’aux faiblesses des femmes. Je ne crois pas à leurs forces. »

Karl Lagerfeld : Attention, Chanel, vis-à-vis des femmes, c’était quelque chose ! Il faut mettre la phrase en rapport avec son attitude vis-à-vis des femmes. Les propriétai­res de la maison ont racheté une interview d’elle, par Jacques Chazot, pour empêcher qu’elle ne soit diffusée. —Qu’est-ce qu’elle disait ?

Je ne vais pas vous le dire. En tout cas, c’était quelque chose. Elle sortait souvent avec Gunter Sachs, elle était très sensible à la beauté des hommes, Gunter m’a dit : « Elle était toutes voiles dehors. » Moi qui ai eu une mère féministe mais plutôt matriarcal­e…

—Quelle est la différence entre féminisme et matriarcat, pour vous ?

Le matriarcat, c’est des femmes qui protègent leurs enfants. A 11 ans, j’ai demandé à ma mère : « C’est quoi homosexuel ? », elle m’a dit : « C’est comme une couleur de cheveux, il y a des blonds, il y a des bruns. » Il met un point derrière toutes ses phrases. Une touche de peinture. Un trait de crayon, la touche finale. On passe à autre chose. Je demande une précision, il ajoute un détail. Il a vu ça, il a entendu ça, ou il cite Bossuet : « Elle était jeune, elle a vu le monde, le monde l’a vue, elle a vu qu’elle plaisait, il faut lui pardonner ». Quelque chose comme ça.

Il reprend :

Quand j’ai demandé à ma mère : « C’est quoi les religions ? », elle a répondu : « Il y a un Dieu pour tout le monde, les religions, c’est des boutiques. » Moi, j’ai toujours vécu dans un milieu où tout ça n’a pas eu lieu. —Les religions, c’est des boutiques, d’accord. Virgil Abloh, lui, dit qu’il allait dans les magasins de luxe comme on irait au musée…

Attention, ce n’est pas le même milieu…

—Oui, mais vous, vous dites que faire du shopping est une activité culturelle, c’est pareil. Pour votre

mère, les religions, ce sont les boutiques, aujourd’hui, ce sont les magasins de luxe qui sont les religions, c’est ce que ça veut dire ?

Ça veut dire que les boutiques de luxe ont remplacé le phénomène culturel. La culture n’est plus un phénomène. Et les Blancs ne sont plus à la mode. Quand j’étais jeune, j’adorais le soleil. J’avais des grosses lèvres, elles le sont toujours, j’aurais voulu être noir. Un jour, j’avais pris le soleil, un ami dit à ma mère : « C’est qui le Noir, là ? » C’était à Hambourg. Dans les années 50. Chez ma mère, et aussi chez mon père d’ailleurs. Il était là, il n’était pas mort à cette époque-là.

—Vu ce que vous venez de dire, il y a une question que je ne peux pas ne pas vous poser. Vous avez dit : « J’aurais voulu être noir. » Dans une interview au Figaro en 2008, vous disiez : « Mon grand regret, c’est de ne pas être juif. »

Oui.

—Vous ajoutiez : « L’Allemagne sans les Juifs, c’est un plat qui n’est pas épicé. »

Ma mère ne pardonnait pas aux Allemands ce qu’ils avaient fait aux Juifs. Attention, c’était le Berlin des années 20.

—Vous pouvez m’expliquer : « L’Allemagne sans les Juifs, c’est un plat qui n’est pas épicé » ?

La culture allemande est juive. Enlevez ça, il reste les petits tableaux cucul de Hitler. Et la culture de l’empereur Guillaume II. Des petites choses minuscules. Les Juifs étaient beaucoup mieux intégrés qu’en France, c’est après, dans les années 30, que ça a changé. Après, il fallait avoir un revolver dans sa voiture. Ma mère était blanche, exotique, avec des cheveux noirs, et des yeux bleus. Pas du tout le physique de la région. Il a fallu prouver qu’on était clean. Ce qui s’est passé en Angleterre, je trouve ça très bien.

—Qu’est-ce qui s’est passé en Angleterre ?

Meghan Markle avec le prince. Une famille noire qui entre au château. C’est bien.

—Pourquoi c’est bien ?

Il prend son téléphone. Il me montre une photo de sa dernière collection. La mariée est noire. Il fouille dans son sac, il en sort une feuille, qu’il me tend. Regardez.

“Je ne supporte aucune contrainte. Et personne ne peut me dire : ‘Vous ne pouvez pas.’”

C’est la même photo, suivie d’un texte avec les propos entre guillemets de la jeune femme. Je lis.

Tournez la page, ça continue.

Elle parle de son bonheur, de sa fierté le jour du défilé. Dans ces moments-là, on se dit : « C’est bien. » C’est bien pour la cause. Ça va vers une égalité. Moi, j’ai été privilégié. J’ai grandi entre des murs où j’étais très protégé.

—Vous avez fait comment pour devenir sensible au monde qui vous entoure, protégé entre ces murs ? Mais c’étaient des murs en verre !

—Vous disiez, au moment du mariage pour tous : « Les gays veulent devenir des familles traditionn­elles, c’est comme si les opprimés devenaient les oppresseur­s. »

Oui.

—Vous diriez pareil des femmes qui revendique­nt la même place sociale que les hommes ?

Dans mon milieu, je connais des couples… c’est la femme qui… Mais je ne dirai pas qui.

Il prend un air mystérieux. Il brûle de dire qui, il le dit.

—Quand vous avez pris Chanel, c’était une maison…

Finie.

—Oui. Morte. Vous avez relevé une maison morte.

Je l’ai fait vivre. La propriétai­re, Mme Heilbronn, qui était une vraie Parisienne, drôle, méchante, m’a dit : « Faites ce que vous voulez. Manquez-moi. » J’ai dit : « D’accord, mais marquez “Faites ce que vous voulez” sur le contrat. » Elle l’a fait. Aujourd’hui, c’est la première maison de luxe française, ou la deuxième. Avec 60 % de mode.

—Un ami, qui savait que j’allais vous voir, m’a dit : « Le monde entier le comprend. »

Mon père parlait neuf langues. J’en parle trois. Mais, jamais de blabla politiquem­ent correct.

—C’est pour ça que le monde vous comprend ?

Bien sûr.

—Vous dites souvent : « La mode est injuste, c’est pour ça que je l’aime tant. » Ce n’est pas politiquem­ent correct, ça signifie que vous aimez l’injustice, que vous trouvez ça bien que ce soit injuste ?

Je ne juge pas. —Si. Vous jugez. Vous dites : « Je prends une mariée

noire, ça fait avancer la cause de l’égalité. » Vous jugez. Vous aimez l’injustice, ou vous aimez l’égalité ?

L’égalité. Mais en continuant à faire tourner une maison.

—Vous aimez l’égalité, à condition que la question commercial­e ne soit pas pénalisée. C’est ça ? Exactement. Choupinett­e m’a rendu meilleur. Même par rapport à la cause animale. Elle, elle est très protégée. Elle a deux femmes de chambre à la maison pour elle toute seule.

—Elle a des murs en verre, la maison ?

Oui. Opalisés par endroits.

Il ressort son téléphone, il montre des photos de Choupette, une petite chatte blanche, les femmes de chambre

lui en envoient plusieurs par jour, avec une ligne de commentair­e.

A 5 ans, j’étais conscient que j’avais de la chance. J’étais le seul comme ça dans mon village. J’avais les cheveux longs, je portais une veste et une cravate. J’étais différent. Je ne jouais pas avec les enfants. C’était Le ruban blanc. Le film de Haneke, vous l’avez vu. Sauf que le fils du châtelain était battu par les gamins du village. Moi pas. En 47, un de mes professeur­s dit à ma mère… Il n’y avait pas de femmes comme elle dans le village, hein…

—Comme elle, c’est-à-dire ?

Peau blanche, blanche, blanche, yeux bleu marine, cheveux aile de corbeau.

—Et les autres ?

Allemandes. Blondes, rousses, taches de rousseur. Et ce professeur dit à ma mère à propos de moi : « Il faudrait lui couper les cheveux. » Illico, elle lui a répondu : « Vous regrettez vos amis nazis ? »

—Vous avez vécu comment, avec un amour comme celui-là ?

Avec la peur qu’il lui arrive quelque chose. La maladie, ça existe. Quand j’avais 3 ans, elle a eu une septicémie. Pour la sauver, l’infirmière en chef l’a battue.

—Et quand elle est morte ?

Les rôles avaient changé. Tant qu’elle vivait, j’avais peur de mourir avant elle. Un soir, le docteur vient la voir dans sa chambre, et il repart. Elle l’accompagne à la porte. Elle ferme la porte, elle va vers le lit, elle meurt. Et la pièce n’était pas grande.

—Vous avez fait comment pour aimer d’autres gens ?

Never compare. Never compete. Mais je me reproche de ne pas avoir été gentil avec mon père. Elle se moquait de lui.

—En quoi était-il ridicule ?

De ne pas savoir dire non.

—Elle s’en moquait devant vous ?

Oui. Il me disait : « Demande-moi, mais pas devant ta mère. »

—Vous aviez choisi votre camp, vous étiez avec elle contre les opprimés, du côté des oppresseur­s ? Elle jouait du violon. J’ai su plus tard, par ma tante, que son professeur avait dit : « Elle ne pourra pas faire une grande carrière. Elle est trop dans la séduction. » A Paris, au début, je tenais un journal. Evidemment, elle avait le droit de le lire. Elle m’a dit : « Tout le monde est-il obligé de savoir que tu es idiot ? »

Il rit.

—Ça ne vous gênait pas ?

Non. J’adore le small talk.

—C’est quoi pour vous ?

La légèreté. La légèreté, quand c’est bien fait, c’est un usage léger et spirituel du français. Il n’y a que le présent, et la présence, qui comptent pour moi. —Vous aimez lire, les livres, ce n’est pas du small talk. S’il n’y a que le présent qui compte pour vous, qu’est-ce que ça vous apporte de lire ?

Ça m’apporte tout ce qui ne compte pas pour moi. Il y a un fond d’indifféren­ce égoïste chez moi qui fait que je ne dramatise pas. Ce qui compte, c’est faire. Pas avoir fait. L’idée que je ne puisse pas faire ce que je veux dans le travail m’est insupporta­ble. Je ne supporte aucune contrainte. Et personne ne peut me dire : « Vous ne pouvez pas. » J’ai mes insatisfac­tions. Je m’en occupe tout seul.

—Et la fatigue ?

Je dors sept heures. Donc je ne connais pas. A propos de la psychanaly­se, ma mère disait : « Si on est intelligen­t, on connaît la question, mais on connaît aussi la réponse. » Lou Andreas- Salomé, première psychanaly­ste liée à Freud avant Marie Bonaparte, a dit à Rilke : « Ne fais jamais ça, ça tue la créativité. »

—Oui mais ça, c’est pas vrai.

Il rit.

Après un défilé, quand je vais saluer le public, j’ai horreur de sortir seul.

—Pourquoi ?

Oh, écoutez… Vous avez vu ceux qui se mettent à courir sur le podium ? C’est ridicule, cette fausse joie de vivre.

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 ??  ?? Karl Lagerfeld à son bureau. Comme une photo d’écolier, pour celui qui a gardé une franchise et un sens de la répartie très enfantins.
Karl Lagerfeld à son bureau. Comme une photo d’écolier, pour celui qui a gardé une franchise et un sens de la répartie très enfantins.

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