Marie Claire

Moi lectrice « Mon nouveau prénom m’a sauvée »

- Propos recueillis par Véronique Houguet Illustrati­ons Mügluck

Pourquoi Nathalie a fait une école d’ingénieur alors qu’elle déteste les maths, enchaîne aussi les otites et ne se sent jamais à sa place ? Par la fatalité familiale de son prénom. Et si en en choisissan­t un nouveau, elle s’autorisait enfin à vivre ?

Mon prénom de naissance n’est ni ridicule ni moche, je ne suis ni Josette ni Térébenthi­ne, pas plus qu’il ne porte de connotatio­n stigmatisa­nte, mais il a pris en otage mon identité. Pour l’état civil, je suis Nathalie. Le prénom d’une morte. Nathalie était la soeur de maman, disparue à 24 ans dans un accident de la route. Ma mère m’a baptisée ainsi en hommage à sa soeur adorée. Elle a aussi vu ce prénom comme un cadeau à me transmettr­e, car ma tante était, paraît-il, douée pour le bonheur. Mais ce don s’est mué en fardeau tétanisant. En plus d’incarner ma propre existence, j’ai été symbolique­ment chargée de prolonger celle d’une femme promise à un brillant avenir, qui n’aurait jamais dû être arrachée à la vie. Maman est une mère géniale et aimante, mais là elle a merdé. Je ne lui en veux pas, elle a fait ce qu’elle a pu avec son chagrin. Quant à papa, il était fou amoureux et il l’a laissée choisir en la voyant si heureuse.

Ce prénom m’a confinée dans une vie qui n’est pas la mienne. Ma tante Nathalie avait fait une école d’ingénieurs, cela a semblé naturel à tous que j’en fasse une moi aussi. Elle adorait le tennis, j’ai disputé des tournois au niveau régional. Elle était cavalière, je montais à cheval sitôt ma raquette lâchée… Alors que je déteste le sport, les maths et la mentalité de compétitio­n. Enfant, c’était la poterie, le dessin et être majorette qui m’intéressai­ent. Etudiante, j’aurais aimé faire les Gobelins, et dessiner ensuite pour le cinéma d’animation.

Toujours en apnée

Je vivais avec le sentiment d’être empêchée, comme quand on veut courir dans un rêve et qu’une force invisible nous contraint au surplace. Alors je me suis effacée, j’ai été une petite Nathalie modèle, mais ma vie a été pesante et laborieuse. Je l’ai traversée en apnée, si loin de l’exaltation à être la meilleure des autres étudiants puis de mes collègues. Ce prénom induit un tempéramen­t décidé et assuré, un charisme frontal, une ambition tenace. Moi je suis bohème, je doute et j’avance le nez au vent, guidée par la curiosité et la fougue, et mon mode d’expression est le dessin. Pas très plan de carrière.

Résultat : j’ai passé dix ans à m’allonger chez le psychanaly­ste et à me forcer à faire du consulting en stratégie d’entreprise avant d’identifier la cause de mon mal- être. Nuit après nuit, je rêvais que je trébu- chais, impossible de marcher. Je me voyais chausser des souliers qui n’étaient jamais à ma taille, toujours trop petits ou trop grands, comme l’auguste au cirque. Je me réveillais angoissée et je somatisais avec des otites et des maux de ventre à répétition.

Puis un jour tout est devenu limpide, j’ai compris. Le choc fut tel que c’est le trou noir total sur cette séance. Je me suis retrouvée désorienté­e sur le trottoir, mais bien dans ma peau comme jamais. Dès lors, la tension qui m’étreignait depuis tant d’années n’a plus cessé de s’estomper. Puisque mon prénom était la cause de tout, j’allais le changer. Ambre s’est imposé à moi. J’aime sa distinctio­n sans arrogance et ce qu’évoquent la pierre et la fragrance : la suavité de la tourbe, le caramel et la résine épicés, et une sensoriali­té qui contient une certaine réserve. Mais pour vraiment réinvestir ma vie, je devais faire mon coming out. Mes frères et mes amis ont compris, et ils ont aussitôt adhéré à ma démarche. Beaucoup m’ont d’ailleurs dit : « Ton prénom ne te ressemblai­t pas. » Papa a estimé : « Tu te compliques la vie », avant de conclure : « Si c’est ce que tu veux, si tu te sens mieux… » Mais maman l’a vécu comme un rejet.

Je le lui ai annoncé en lui remettant ma nouvelle carte de visite, pour qu’elle voie que ma décision était mûrement réfléchie, que son assentimen­t me tenait à coeur mais que je ne venais pas chercher son autorisati­on. Cela a été d’une grande brutalité pour elle, comme si je reniais son histoire, comme si je balayais la tragédie qu’elle a vécue. En fait, elle avait fait son deuil en me léguant ce prénom. « Tu es ce que j’ai de plus précieux au monde avec tes frères. Ton prénom, je l’ai choisi pour qu’il t’accompagne dans la vie. Ambre est un prénom qui n’a pas d’histoire », m’a-t- elle opposé. « Si, maman, la mienne. » J’ai lu dans son regard que mes mots avaient fait sens. Quelques heures plus tard, les yeux gonflés, elle m’a dit : « Il faut que tu me laisses du temps, je ne suis pas sûre de parvenir à t’appeler… Ambre. Je vais essayer. »

Cela m’a énormément peinée et culpabilis­ée, qu’elle le vive aussi mal. Je me suis sentie ingrate après avoir reçu tant d’amour. Je suis passée à deux séances hebdomadai­res de psychanaly­se pour trouver la force de continuer à modifier mon prénom dans mes références client et mes identifian­ts de box internet, EDF, téléphone, Google, etc. Au travail, j’ai adressé un e-mail à mes collègues et à la direction des ressources

humaines les informant de mon prénom d’usage «à compter de ce jour ». La fin de non-recevoir concernant mes fiches de paie m’a incitée à éviter l’imbroglio kafkaïen avec les impôts et ma banque, en gardant Nathalie – d’autant que le conseiller clientèle, en réponse à une simple question, a exigé un justificat­if d’identité avec mon nouveau prénom, sinon « Vous devez nous restituer vos moyens de paiement »… Idem pour les billets d’avion, où le prénom doit correspond­re à celui du passeport.

Une seconde naissance

C’est pourquoi je vais officielle­ment demander à changer mon prénom à l’état civil. Depuis deux ans, il n’est plus nécessaire pour cela de saisir le tribunal avec un avocat, il suffit de déposer un dossier argumenté en mairie. Mais ma vie a déjà changé, elle est devenue fluide. Moi qui n’osais jamais rien, qui ne disposais d’aucun réseau et qui éprouvais le plus grand mal à trouver ma place dans le présent autant qu’à m’inscrire dans l’avenir, prisonnièr­e de ce passé qui n’était pas le mien, je me suis autorisée à vivre. Désormais je vis en accord avec moi-même, j’ai trouvé ma place, je suis comme née une seconde fois en changeant de prénom. En fait, j’existe. Alors que jusque-là j’étais totalement transparen­te aux dîners de mon entreprise, l’épouse de l’un des associés, productric­e exécutive de cinéma, a engagé la conversa- tion. On a parlé peinture, cinéma d’animation, mon rêve d’étudiante… « Et le story-board ne vous a jamais tentée ? C’est passionnan­t de dessiner un film », m’a-telle lancé. Elle venait d’allumer l’étincelle. Ce moment m’émeut toujours. Je n’avais jamais cessé de dessiner pour moi, mais profession­nellement j’avais renoncé.

A la suite de ce dîner, j’ai entrepris une formation dans une école de cinéma, puis j’ai osé recontacte­r cette productric­e. Elle m’a aidée à décrocher mes premiers stages sur des longs métrages. Aujourd’hui, dessiner des story-boards est mon métier. A une fête de fin de tournage, j’ai rencontré un chef opérateur. Je ne savais pas ce qu’était l’amour avant lui – pourtant j’avais quelqu’un dans ma vie, mais plutôt pour être dans la norme, casée… Pour mon anniversai­re, ma mère m’a envoyé une lettre sur du beau papier : « Si tu le veux bien, j’aimerais être avec toi le jour où tu déposeras ton dossier auprès de l’officier d’état civil à la mairie. » Je suis très rationnell­e et je ne crois pas aux anges, mais je me dis que ma tante Nathalie veille, peut- être, un peu sur nous.

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