Marie Claire

Le pouvoir d’Aya Nakamura

- Par Valentine Faure

Elle n’a pas 25 ans, vit toujours avec sa fille dans son appartemen­t d’Aulnay-sous-Bois, mais tout le monde fredonne ses chansons “Djadja” ou “Pookie”, qui affichent des millions de vues sur YouTube, et les marques, y compris internatio­nnales, se pressent à sa porte. Phénomène musical, la chanteuse n’en est pas moins une femme d’affaires née. Et une femme qui sait dire non.

Aya Nakamura est dans une chambre d’hôtel, longue robe asymétriqu­e rouge, coupe de champagne, cigarette occasionne­lle, le staff de M.A.C. l’entoure. C’est une première, une collaborat­ion de la marque américaine avec une chanteuse française. Avant elle, il y a eu Nicki Minaj, Iris Apfel (89 ans), RuPaul, Peggy la Cochonne, Beth Ditto, Cindy Sherman ou Catherine Deneuve, qui, une fois n’est pas coutume, fait ici figure d’intruse complète. Aya Danioko, née à Bamako et élevée à Aulnay-sous-Bois, aux faux cils (« quasiment tous les jours ») et aux cheveux bleus, verts, noirs, blonds, phénomène musical incontesté de l’année. Aya et M.A.C. donc, expliquent les attachées de presse, « partagent les mêmes valeurs ». Lesquelles ? « Empower chacun à exprimer qui ils sont, au-delà des a priori. » Autrement formulé par le maquilleur en chef : « À travers un gloss ou des faux cils, les gens peuvent s’octroyer un peu de nakamuranc­e. »

“Je suis pas là à me plaindre toute la journée. Je passe à autre chose très vite.”

« Non, je ne danse pas »

Aya Nakamura est arrivée à Aulnay-sous-Bois à l’âge de quelques mois. Aînée de cinq enfants, « bonne élève mais dissipée », dit- elle, elle commence à l’adolescenc­e à écrire des poèmes dans un journal intime, qu’elle met ensuite en musique, « toute seule, dans mon coin », même si la musique est une affaire de famille. Sa mère est griotte : « Elle chantait tout le temps. Automatiqu­ement j’ai chanté. » Son premier concert, c’était une fête de quartier. « J’étais un peu stressée mais j’étais trop pressée de chanter. Déjà très jeune, je voulais être chanteuse, mais je me voyais pas forcément en tant que superstar. » Son histoire de superstar commence comme il se doit via les réseaux sociaux. Elle poste Karma et se réveille le lendemain sous les likes par centaines, au point de se demander si on a piraté son compte : Aya Nakamura (d’après le nom d’un personnage de la série Heroes) avait un public. Suivra un tube viral, J’ai mal, puis un album disque d’or. Dès l’année suivante, arrive Nakamura, triple platine, qui contient l’implacable Djadja, succès internatio­nal, notamment en Afrique francophon­e, et, les voies du succès étant impénétrab­les, aux Pays-Bas, où aucun Français n’avait atteint la première place depuis Édith Piaf.

Aux questions des journalist­es, Aya Nakamura oppose souvent une fin de non-recevoir qui varie sur l’échelle de la fermeté. Elle est ce qu’elle donne à voir, pour le reste : « Je suis pas là pour ça », « Je passe à autre chose », « Je fais les choses comme j’en ai envie », « Quand je vois certaines choses, ça sert à rien de rester focus dessus. Juste avancer, c’est plus important. » Mais ce qui excède en général le journalist­e – la star en défense – force ici une forme d’admiration. Bien sûr qu’elle a raison, si ça lui chante, de refuser d’être porte-parole, d’être féministe (même si elle dénonce la misogynie du milieu), de passer pour une victime (« Je suis pas là à me plaindre toute la journée. Je passe à autre chose très vite »), d’être un modèle actualisé de la Parisienne, de s’exprimer sur les rumeurs de violences conjugales dont elle aurait été victime, de ne pas se laisser dépecer par les demandes des fans, des médias, de l’époque. Dans cette capacité à dire « Je ne veux pas parler de ça » se devine plus un aplomb impression­nant qu’un repli hostile. Le panache d’Aya Nakamura, ce girl power – mélange sympathiqu­e de coeur brisé et de foi dans son étoile, de bande de copines, d’assurance qui en impose, de beauté travaillée – semble aussi contagieux qu’il n’est pas marketté. On ne sait pas si un gloss aiderait, mais on comprend comment les fans pourraient vouloir s’octroyer ne serait- ce qu’un peu de cette nakamuranc­e.

« Elle a un caractère très marqué. On s’attache tout de suite, ou pas, dit Vladimir Boudnikoff, qui a réalisé son album. Elle est drôle, les gens la trouvent hautaine alors que c’est une forme de timidité. Sur le clip de Pookie, le chorégraph­e voulait qu’elle suive les danseuses, elle a dit : “Non, je ne danse pas.” Comparée à plein de filles qui, sous la pression des labels, vont s’exécuter, elle dit : “Non. Je vais pas faire ça, c’est mort.” C’est pas méchant, mais c’est clair. » Aya Nakamura dit non, même à la ribambelle de marques qui la solliciten­t – sauf M.A.C. et Nike. Non aussi aux propositio­ns « à six chiffres » pour jouer dans des Bar Mitzvah, dixit Marine Oudinot, directrice commercial­e chez Warner. « Elle a une vision à long terme, très business. D’ailleurs, elle n’a pas peur de se manager elle-même. À 24 ans, je n’en connais pas beaucoup », explique-t- elle. L’objectif, c’est « le luxe » : une suite logique, juge-t- elle : « Ça bouge beaucoup dans le luxe. Il y a eu PNL avec Virgil Abloh. S’il y a une artiste

avec laquelle il faut se positionne­r, c’est elle. Elle a des data impression­nantes. Je n’ai jamais vu un reach pareil. »

Aya a vendu trois cent mille disques mais son succès se compte autrement. Plus d’un milliard de vues sur YouTube. Un compte Instagram à 1,6 million de followers (elle suit 56 personnes). Et assez incroyable­ment (quoique), zéro Victoire de la musique (« Je me suis pas pris la tête plus que ça. Je suis rentrée chez moi et j’ai dormi. »). Djadja est ce qu’on appelle un tube cross- over : il a quitté le bocal des chaînes musicales pour transcende­r les publics. Les enfants, les gays, Neymar ou les bourgeoise­s de Neuilly ont appris à chanter « en catchana baby tu dead ça » après avoir googlisé les paroles. Quand on reproche à Aya ses textes abscons, elle répond misogynie ou rançon du succès : « Je fais la même chose que les rappeurs, mais en chanson. Ils utilisent des mots en verlan, des expression­s qui viennent de leur quartier, on leur dit pas : “Pourquoi tu dis ça ?” Mais c’est sûr qu’aujourd’hui c’est pas pareil, parce que je n’ai pas la même visibilité. »

« Profiter de la vie en tant que personne normale »

Elle pourrait exiger bien plus que l’égalité de traitement avec ses congénères masculins. Qu’on en comprenne le sens ou pas, l’inventivit­é du lexique, la musicalité de son phrasé, sa façon de faire rebondir les syllabes et les sons fonctionne­nt immédiatem­ent. Exemple, quelque part dans le hit Pookie : « Tacler pour des pépètes, ça va claquer/Pour des pipelettes, ça va claquer, crac/Pour les bons bails, ça va grave quer-cra. » « Elle confirme la tendance de la soumission de la langue au rythme, et plus le contraire, analyse Souheil Medaghri, qui a réalisé un documentai­re sur la prose de Booba*. Ce qui est génial, notamment avec un titre comme Pookie, c’est que la langue s’efface dans le rythme pour devenir une sorte de purée abstraite qui devient ornementat­ion. On a l’habitude des divas où la performanc­e vocale est placée au centre. Là c’est le contraire. C’est vraiment cool et novateur, ça me rappelle les toasters jamaïcains. » Et là où les morceaux d’une Rihanna, reine du gimmick (« Oh na na, what’s my name ? »), sont la somme du travail de multiples artistes, dont plusieurs – « les topliners» – trouvent pour elle ces trucs vocaux, Aya Nakamura topline toute seule. « C’est une machine », dit Vladimir Boudnikoff depuis son studio de Rosny qui abrite le Side, l’équipe artistique qui a accouché de Nakamura. « Elle venait en studio, le soir. Les gars du Side commencent une prod. Aya va dans la cabine, elle improvise des mélodies, en yaourt, parfois elle sort des mots, des idées qui l’aideront ensuite à écrire. Après, je trie les voix, je les pose et ça fait une structure de chanson. À cette étape, on sait ce que le morceau va donner. À chaque session, il sort un son à 80 % fini. »

Le studio est la partie préférée d’Aya : « Des vacances, dit- elle. C’est l’endroit où je me sens le mieux. » Mais dans cette chambre d’hôtel, entre un été de festivals et un Zénith, elle est « HS ». « J’ai une pause d’un mois, donc ça va. Je vais profiter de la vie en tant que personne normale. Ça fait du bien. » Pour l’instant, elle habite encore avec sa petite fille dans son appartemen­t d’Aulnay-sousBois. On aime imaginer le tableau, la tout juste superstar qui dépose sa fille chez sa mère pour aller chanter le soir. Sa vie a dû se transforme­r par à- coups. On n’en saura évidemment pas plus, si ce n’est qu’elle arrive encore à se balader seule dans la rue, et que de toute façon, « quand on veut, on peut ».

(*) Booba, des poèmes sans poésie.

“Après les Victoires de la musique, je suis rentrée et j’ai dormi.”

→ “DANS TA PEAU AYA NAKAMURA”, UNE VIDÉO À VOIR SUR MARIECLAIR­E. FR

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