Marie Claire

Effacées de la photo

- Par Catherine Durand

Elles sont mortes sous les coups d’un ex, d’un mari, d’un conjoint, comme, cette année encore, plus d’une centaine de femmes en France. À “Marie Claire”, à l’heure du Grenelle des violences conjugales, nous avons donné la parole aux mères et aux soeurs de cinq victimes pour tenter de comprendre les mécanismes de la violence et les dysfonctio­nnements institutio­nnels qui ont conduit aux meurtres de Savannah, Christelle, Marie-Alice, Hélène et Ghylaine. Brutalemen­t disparues de la photo de famille.

Depuis le 1er janvier 2016, sur Facebook et Twitter, le collectif féministe Féminicide­s par compagnons ou ex recense tous les crimes conjugaux en France. « Un travail éprouvant mais nécessaire pour que ces femmes restent encore un peu vivantes, nommées quand c’est possible et non plus une parmi d’autres anonymes dans le chiffre global annuel. » Léa, une des bénévoles, reconnaît que les familles des victimes ont longtemps été réticentes à parler. « Verrouillé­es par leurs avocats, et par la honte aussi. Certaines nous disaient : “Pourquoi ma fille féministe est- elle tombée dans ce piège ?” Cela ne protège pas de ces hommes, hélas. » Pour que la société prenne enfin conscience de l’urgence, des femmes ont accepté de nous raconter l’indicible : comment leur mère, leur soeur, leur fille leur a été arrachée par « un géniteur, un prédateur, un monstre » , dont elles refusent toutes de prononcer le nom. Poignardée­s, étranglées, immolées, abattues, parfois devant leurs enfants. Elles nous racontent la sidération qui a suivi et ce sentiment de culpabilit­é qui les ronge. « Pourquoi n’a-t-elle pas osé se confier, pourquoi n’a-t-on pas vu, pas su réagir ? » Puis la colère envers des policiers et des gendarmes qui ont refusé d’entendre, classé la plainte, l’absence de soutien quand elles se sont retrouvées seules face à la tragédie, le combat de certaines pour obtenir la délégation de l’autorité parentale de leurs petits- enfants ou neveux pour qu’ils ne soient pas placés à l’ASE. Et l’espoir,

également. Celui que suscite aujourd’hui la médiatisat­ion des violences conjugales et des féminicide­s – terme désignant un crime machiste que beaucoup voudraient faire inscrire dans le code pénal –, et la volonté du gouverneme­nt de prendre des mesures, alors que cent vingt meurtres ont été commis (à l’heure où nous bouclons) depuis le début de l’année. Depuis vingt-six ans qu’elle défend les victimes, l’avocate Isabelle Steyer note l’évolution des violences conjugales. « Au début, il n’y avait de signalemen­ts que dans les classes défavorisé­es, on restait sur l’image de la femme avec des coquards. Aujourd’hui, je défends des cheffes d’entreprise, des médecins, des policières… Le déni a perduré car on a une absence de représenta­tion de ce qu’est l’homme violent, intelligen­t, sans casier judiciaire. Cette violence conjugale majoritair­e n’est pas liée à la précarité. C’est la classe moyenne du bon père de famille ou du compagnon charmant au double visage dont les violences verbales, morales ne laissent pas de traces telles que l’entend la justice. Le délit de violences psychologi­ques, créé par la loi de 2010, n’est jamais appliqué : moins de trois mille ordonnance­s de protection par an pour deux cent mille victimes de violences conjugales avouées. Franchemen­t, en 48 heures on pourrait identifier les problèmes… » Un temps court comparé au Grenelle des violences conjugales démarré le 3 septembre, sous

l’égide de Marlène Schiappa, qui se terminera le 25 novembre, date de la journée internatio­nale pour l’éliminatio­n de la violence à l’égard des femmes. En attendant, la série de mesures annoncées par le Premier ministre : création de mille places d’hébergemen­t, généralisa­tion du dépôt de plainte à l’hôpital et du bracelet électroniq­ue antirappro­chement, n’a pas dissipé les inquiétude­s des associatio­ns qui espèrent un plan Marshall de 500 millions d’euros (budget actuel 79 millions). « Il faut passer aux actes, ce serait même dévastateu­r de libérer la parole des femmes si ensuite personne ne les entend » , explique le député Aurélien Pradié (LR), dont la propositio­n de loi a été amendée le 17 septembre dernier par la majorité, le gouverneme­nt Macron engageant la procédure accélérée sans attendre les conclusion­s du Grenelle. « Il faut muscler les ordonnance­s de protection (OP), les juges aux affaires familiales (JAF) n’en délivrent pas assez, 40 % des demandes sont rejetées, 10 % des juridictio­ns n’en ont jamais délivré. Et alors que des femmes sont en danger de mort, le délai des OP est en moyenne d’un mois et demi. Les JAF sont compétents pour statuer sur tous les points : l’éloignemen­t du conjoint, la garde des enfants, sauf qu’ils ne le font pas. Dans 15 % des OP délivrées, ils laissent même le port d’arme à l’homme violent. » Aurélien Pradié veut inverser la règle : imposer au juge un délai maximum de six jours pour statuer sur une demande d’OP, et à l’homme violent de quitter le logement. « À lui de payer le loyer. Pour celles qui voudront déménager, nous proposons la prise en charge de la caution et des premiers loyers, cela coûtera toujours moins cher que le foyer. » Une vision que partage Luc Frémiot*, ancien procureur de la République, connu pour avoir créé le Home des Rosati – la maison des hommes violents –, à Arras : « Je ne comprends pas cette obstinatio­n à ouvrir des places d’accueil pour les femmes dans des foyers d’urgence. En 2003, j’ai mis en place une politique de tolérance zéro, à Douai. À la moindre plainte, je faisais sortir le conjoint du domicile pour la durée de la procédure. Notre société reste patriarcal­e. Lors d’une réunion, j’ai entendu un procureur de la République s’exclamer : “Je n’ai pas fait autant d’études pour m’embêter avec des histoires de bonne femme.” » Une société qui répugne, confirme Léa, du collectif féministe, à entraver la liberté des hommes. « On les a laissés agir et c’est ce sentiment d’impunité qui les pousse à passer à l’acte. » Et à assassiner une mère, une fille, une soeur, effacée à tout jamais de la photo.

(*) Auteur d’Au clair de la lune, éd. Michalon.

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(au centre), la petite soeur de Savannah Torrenti, s’était maquillée pour faire comme elle, sous le regard complice de leur mère Mylène Jacquet (à g.).
Ce soir-là, Matilda (au centre), la petite soeur de Savannah Torrenti, s’était maquillée pour faire comme elle, sous le regard complice de leur mère Mylène Jacquet (à g.).
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A g. : Hélène de Ponsay (à d.) était très proche de sa soeur Marie-Alice Dibon,53 ans. Cette photo a été prise en 1995, dans un studio photo à Palo Alto, en Californie, où elles ont vécu trois ans.
Ci-contre : le 2 mai 2009 à Brest, Christelle Le Fell était au mariage de sa soeur Patricia (en rouge), heureuse qu’elle ait trouvé « un homme bien ». A g. : Hélène de Ponsay (à d.) était très proche de sa soeur Marie-Alice Dibon,53 ans. Cette photo a été prise en 1995, dans un studio photo à Palo Alto, en Californie, où elles ont vécu trois ans.
 ??  ?? Ci-contre : Anne-Sophie et Céline entourent leur soeur Hélène Kahn, lors d’un « dîner                                  Annick Gauthier, leur mère, en 2016.
A d. : les liens qui unissaient Sandrine Bouchait (à d.) et sa soeur Ghylaine étaient forts. Elles sont ici à une soirée associativ­e en 2014. Aujourd’hui, Sandrine élève Camille, 9 ans,                        Ghylaine.
Ci-contre : Anne-Sophie et Céline entourent leur soeur Hélène Kahn, lors d’un « dîner Annick Gauthier, leur mère, en 2016. A d. : les liens qui unissaient Sandrine Bouchait (à d.) et sa soeur Ghylaine étaient forts. Elles sont ici à une soirée associativ­e en 2014. Aujourd’hui, Sandrine élève Camille, 9 ans, Ghylaine.
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Christelle Le Fell a été abattue par son compagnon devant
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Savannah Torrenti, auxiliaire puéricultr­ice, a été assassinée par son compagnon.
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Ghylaine Bouchait, mère dans une boulangeri­e, a été brûlée vive par son compagnon.
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Marie-Alice Dibon était docteure en pharmacie. Son ex-compagnon l’a tuée et a jeté son corps dans l’Oise.
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Hélène Kahn, monitrice d’équitation, a été poignardée par son ex-compagnon.

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