Effacées de la photo
Elles sont mortes sous les coups d’un ex, d’un mari, d’un conjoint, comme, cette année encore, plus d’une centaine de femmes en France. À “Marie Claire”, à l’heure du Grenelle des violences conjugales, nous avons donné la parole aux mères et aux soeurs de cinq victimes pour tenter de comprendre les mécanismes de la violence et les dysfonctionnements institutionnels qui ont conduit aux meurtres de Savannah, Christelle, Marie-Alice, Hélène et Ghylaine. Brutalement disparues de la photo de famille.
Depuis le 1er janvier 2016, sur Facebook et Twitter, le collectif féministe Féminicides par compagnons ou ex recense tous les crimes conjugaux en France. « Un travail éprouvant mais nécessaire pour que ces femmes restent encore un peu vivantes, nommées quand c’est possible et non plus une parmi d’autres anonymes dans le chiffre global annuel. » Léa, une des bénévoles, reconnaît que les familles des victimes ont longtemps été réticentes à parler. « Verrouillées par leurs avocats, et par la honte aussi. Certaines nous disaient : “Pourquoi ma fille féministe est- elle tombée dans ce piège ?” Cela ne protège pas de ces hommes, hélas. » Pour que la société prenne enfin conscience de l’urgence, des femmes ont accepté de nous raconter l’indicible : comment leur mère, leur soeur, leur fille leur a été arrachée par « un géniteur, un prédateur, un monstre » , dont elles refusent toutes de prononcer le nom. Poignardées, étranglées, immolées, abattues, parfois devant leurs enfants. Elles nous racontent la sidération qui a suivi et ce sentiment de culpabilité qui les ronge. « Pourquoi n’a-t-elle pas osé se confier, pourquoi n’a-t-on pas vu, pas su réagir ? » Puis la colère envers des policiers et des gendarmes qui ont refusé d’entendre, classé la plainte, l’absence de soutien quand elles se sont retrouvées seules face à la tragédie, le combat de certaines pour obtenir la délégation de l’autorité parentale de leurs petits- enfants ou neveux pour qu’ils ne soient pas placés à l’ASE. Et l’espoir,
également. Celui que suscite aujourd’hui la médiatisation des violences conjugales et des féminicides – terme désignant un crime machiste que beaucoup voudraient faire inscrire dans le code pénal –, et la volonté du gouvernement de prendre des mesures, alors que cent vingt meurtres ont été commis (à l’heure où nous bouclons) depuis le début de l’année. Depuis vingt-six ans qu’elle défend les victimes, l’avocate Isabelle Steyer note l’évolution des violences conjugales. « Au début, il n’y avait de signalements que dans les classes défavorisées, on restait sur l’image de la femme avec des coquards. Aujourd’hui, je défends des cheffes d’entreprise, des médecins, des policières… Le déni a perduré car on a une absence de représentation de ce qu’est l’homme violent, intelligent, sans casier judiciaire. Cette violence conjugale majoritaire n’est pas liée à la précarité. C’est la classe moyenne du bon père de famille ou du compagnon charmant au double visage dont les violences verbales, morales ne laissent pas de traces telles que l’entend la justice. Le délit de violences psychologiques, créé par la loi de 2010, n’est jamais appliqué : moins de trois mille ordonnances de protection par an pour deux cent mille victimes de violences conjugales avouées. Franchement, en 48 heures on pourrait identifier les problèmes… » Un temps court comparé au Grenelle des violences conjugales démarré le 3 septembre, sous
l’égide de Marlène Schiappa, qui se terminera le 25 novembre, date de la journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes. En attendant, la série de mesures annoncées par le Premier ministre : création de mille places d’hébergement, généralisation du dépôt de plainte à l’hôpital et du bracelet électronique antirapprochement, n’a pas dissipé les inquiétudes des associations qui espèrent un plan Marshall de 500 millions d’euros (budget actuel 79 millions). « Il faut passer aux actes, ce serait même dévastateur de libérer la parole des femmes si ensuite personne ne les entend » , explique le député Aurélien Pradié (LR), dont la proposition de loi a été amendée le 17 septembre dernier par la majorité, le gouvernement Macron engageant la procédure accélérée sans attendre les conclusions du Grenelle. « Il faut muscler les ordonnances de protection (OP), les juges aux affaires familiales (JAF) n’en délivrent pas assez, 40 % des demandes sont rejetées, 10 % des juridictions n’en ont jamais délivré. Et alors que des femmes sont en danger de mort, le délai des OP est en moyenne d’un mois et demi. Les JAF sont compétents pour statuer sur tous les points : l’éloignement du conjoint, la garde des enfants, sauf qu’ils ne le font pas. Dans 15 % des OP délivrées, ils laissent même le port d’arme à l’homme violent. » Aurélien Pradié veut inverser la règle : imposer au juge un délai maximum de six jours pour statuer sur une demande d’OP, et à l’homme violent de quitter le logement. « À lui de payer le loyer. Pour celles qui voudront déménager, nous proposons la prise en charge de la caution et des premiers loyers, cela coûtera toujours moins cher que le foyer. » Une vision que partage Luc Frémiot*, ancien procureur de la République, connu pour avoir créé le Home des Rosati – la maison des hommes violents –, à Arras : « Je ne comprends pas cette obstination à ouvrir des places d’accueil pour les femmes dans des foyers d’urgence. En 2003, j’ai mis en place une politique de tolérance zéro, à Douai. À la moindre plainte, je faisais sortir le conjoint du domicile pour la durée de la procédure. Notre société reste patriarcale. Lors d’une réunion, j’ai entendu un procureur de la République s’exclamer : “Je n’ai pas fait autant d’études pour m’embêter avec des histoires de bonne femme.” » Une société qui répugne, confirme Léa, du collectif féministe, à entraver la liberté des hommes. « On les a laissés agir et c’est ce sentiment d’impunité qui les pousse à passer à l’acte. » Et à assassiner une mère, une fille, une soeur, effacée à tout jamais de la photo.
(*) Auteur d’Au clair de la lune, éd. Michalon.