Pierre Hardy : “On ne peut jouer que sa propre folie”
Le créateur de chaussures célèbre les vingt ans de sa marque. Et dénoue avec nous les liens qui existent entre ses différents métiers – il dessine aussi de la haute joaillerie pour Hermès –, entre obsession du beau et refus de l’ennui.
Avant de créer votre marque il y a vingt ans, vous avez été danseur, scénographe, illustrateur, professeur… Est-ce un luxe d’avoir pu naviguer ainsi entre différents modes d’expression ?
Je ne veux pas être prisonnier d’un statut, d’une image ou d’un seul métier, donc oui, c’est un luxe de pouvoir circuler d’un domaine à un autre. Par exemple, chez Hermès, je dessine également les chaussures et la haute joaillerie. A priori, cela pourrait sembler aberrant car ce sont deux spécialités différentes, mais j’ai eu beaucoup de chance car cette maison a compris que je pouvais être comme un couteau suisse et m’exprimer de plusieurs manières. C’est une chose de créer en son nom, c’en est une autre de créer pour une marque de luxe. Votre approche est-elle la même au sein des deux maisons ?
Mon travail est la résultante de ce que j’aime, de ce que je suis, de mes expériences et on ne peut jouer que sa propre folie. Dans ma quête permanente de l’objet beau, il y a une part de mes collections qui sont de l’ordre de la projection totale, de l’idéal et du rêve. Mais, que ce soit chez Hermès ou pour ma marque, je pense sans cesse aux femmes que mes créations vont pouvoir toucher. En revanche, lorsque je produis des chaussures pour Hermès, j’intègre des vocabulaires esthétiques, historiques et des savoir-faire qui ne sont pas les mêmes que ceux de ma maison. Je suis comme un musicien qui joue parfois seul au piano et parfois avec un orchestre symphonique. Chez Hermès, je ne suis qu’un des violons de l’orchestre et c’est très bien comme ça.
Sentez-vous aujourd’hui un même appétit pour les talons hauts qu’il y a vingt ans ?
En termes de mode pure, le talon est peutêtre un peu moins à la mode en ce moment, mais je pense que cela reviendra. Ces cinquante dernières années, le monde est devenu plus riche, plus complexe. Chez les femmes, la mode est le reflet de cela, elle s’est incroyablement enrichie et libérée, les styles se sont multipliés. Certaines chaussures demeurent des classiques de la séduction, de l’éternel féminin et d’autres alternatives se sont développées comme les sneakers. Pour ma part, j’essaie de les faire aussi originales et étonnantes que possible.
Pensez-vous voir les talons des chaussures s’élever chez les hommes ?
Le talon touche une frange de la population masculine extrêmement sensible à la mode et à l’originalité. À tous les siècles, il y a eu des excentriques et des dandys comme les Doors ou Ziggy Stardust. C’est très bien ainsi, ça fait bouger les lignes. En plus d’être amusant et intéressant, il faut que ça passe par là et au moins on ne s’ennuie pas.
Dès 2006, avec votre marque, vous aviez pressenti l’essor de la basket de luxe : estelle la grande révolution de ces dix dernières années ?
L’accessoire en général a capté l’attention du marché du luxe, ce qui n’était pas le cas auparavant. L’avènement de la basket a été incroyable, il y a notamment des ressorts psychologiques qui expliquent son succès. C’est un héritage qui vient de loin, avec une recherche de la jeunesse, du mouvement, du ludique et de la performance. Les parents ont envie de ressembler à leur enfant, il y a une puissante assimilation à l’adolescence, même si elle est inconsciente. Portez n’importe quelle tenue avec des baskets et vous gagnez dix ans, alors qu’avec une paire de mocassins vous aurez l’air d’un vieux schnock. Twistez une robe de cocktail classique avec des sneakers, elle devient hype.
Y a-t-il quelque chose que vous n’avez pas encore fait et que vous aimeriez réaliser demain ?
Il en existe sûrement beaucoup mais je ne le sais pas encore. Pour être honnête, il y a peut- être une chose que je regrette, c’est de ne pas dessiner de vêtements. Même si je pense que je ne suis pas destiné à le faire, si j’avais la responsabilité d’une collection entière, je pourrais assumer plus facilement certaines créations de chaussures qui seraient justifiées par une silhouette globale. Peut- être qu’un jour je m’exprimerai de façon plus large. Les vingt prochaines années s’annoncent donc encore palpitantes.