Marie Claire

L’objet choisi d’Élisabeth Quin : sa pince à épiler

Simple accessoire du quotidien, il est devenu indispensa­ble à la journalist­e et écrivaine*, dont un traitement contre le glaucome a débridé la pilosité.

- Par Aurélie Lambillon

« Je la trimballe avec moi où que j’aille, dans une petite pochette reproduisa­nt des monstresse­s dessinées par Louise Bourgeois. Ni accessoire de beauté ni objet médical, je ne peux pourtant pas fonctionne­r sans ma pince à épiler depuis dix ans. La faute à un glaucome sévère que je soigne avec différents collyres, dont certains ont la particular­ité de faire pousser les poils. Je suis dans une situation que d’aucuns jugeraient ubuesque, comique, désopilant­e, voire “désopoilan­te”, mais qui ne l’est pas forcément. Ma vue étant abîmée, j’ai de plus en plus de mal à arracher ces poils qui semblent repousser à une vitesse prodigieus­e. C’est peut- être une fixation ou une paranoïa de ma part. Et comme je ne peux pas aller tous les matins chez une esthéticie­nne faire une épilation à la cire, la solution artisanale et pratique reste la pince.

Je me mets en pleine lumière – si possible sans témoin – avec un miroir grossissan­t qui ne l’est jamais assez, mes lunettes et ma pince.

Je la préfère biseautée plutôt que droite, pour amorcer une attaque en diagonale, vicieuse et efficace. Je l’utilise pendant plusieurs mois puis je la jette. Pas qu’elle s’use vraiment – ce n’est pas un couteau à gigot – mais j’ai l’impression qu’au bout d’un moment, je dois en acheter une autre. Donc je rentre dans une pharmacie, j’en chope une, elle est chère, elle a l’air supertechn­ique : ça sera la meilleure. J’ai cette espèce de pensée magique de tomber un jour sur la bonne : celle qui pourra extraire définitive­ment le poil avec sa racine. Elle n’existe pas, mais je continue à croire que je vais la trouver. Si je perdais mon job, je pourrais m’installer avec un petit miroir et un fauteuil de barbier pour raser très efficaceme­nt. J’ai développé un ressenti du poil et des techniques imparables : je passe le pouce et je sens son orientatio­n, dans quel sens il pousse et comment l’attraper. J’en éprouve une jouissance intense, avec ce sentiment d’arracher quelque chose qui est de l’ordre de la mauvaise herbe ( je sais pourtant que la mauvaise herbe n’existe pas dans la nature). Je suis atteinte d’hygiénisme, d’envies obsédantes d’éradiquer ces poils. Car le poil est loin d’être réhabilité : il passe sous les bras si on lit Mona Chollet, qu’on a moins de 55 ans et qu’on aime défier les normes. Sur les mollets, c’est plus compliqué. Et sur le visage, il vous fait basculer dans la catégorie des filles qui ne devraient pas sortir de chez elles. C’est une humiliatio­n invivable, même si le fait de le dire annihile cette humiliatio­n et me met dans une chaîne humaine, solidaire de toutes les filles qui le vivent. Les gens semblent ne voir que ça, leur regard se fixant sur celui oublié. Ça me met dans des situations d’embarras. Et en même temps, j’ai envie de dire que je m’en fous. Je suis entre le syndrome de la jeune pucelle qui voudrait un visage glabre et sublime, et celui de la femme à barbe qui s’assume. Le poil est aussi le signe de mon état de vivante. Tant que je vis, j’ai du poil. C’est un bon signe de ce point de vue là. »

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(*) « 28 minutes », sur Arte. La nuit se lève, éd. Grasset.

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