Marie Claire

Rencontre Après minuit avec Emmanuelle Béart

“Je ne veux pas me dire dans dix ans : j’étais vraiment bien à 56 ans. J’ai longtemps fabriqué un personnage. Aujourd’hui, je n’ai plus envie de tout ça. Vieillir, c’est retrouver de la joie. Je n’ai plus ce désir d’être aimée des autres.”

- Par Fabrice Gaignault

Après minuit avec Emmanuelle Béart

Il est minuit et une poignée de minutes lorsque j’arrive dans une rue de la rive gauche déserte et lugubre. Peut-être est-ce dû à l’atmosphère covidienne que vient souligner un orage perçant le ciel lourd et chaud comme une outre trop gonflée. Avant de retrouver Emmanuelle Béart chez elle, des amis, dubitatifs, m’avaient dit : « Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Tu ne vas pas nous faire croire que tu retrouves ce sex-symbol à une heure aussi bizarre, et chez elle ? »

À l’approche de ses 57 ans, Emmanuelle Béart et sa sensualité fascinent autant qu’à l’époque où elle posait nue en couverture de « Elle ». C’était il y a dix-sept ans, déjà. Assise sur un pouf près d’une grande table basse, dans une semi-pénombre habillée d’éclairages doux qui lui donnent un profil de chatte, la comédienne me parle de son père, ce héros au sourire si doux, qui occupe ces jours-ci l’actualité de cette indignée de toujours, très active sur Instagram. « Un jour, Aznavour nous a gentiment sermonnées, ma soeur Ève et moi : “Vous ne pouvez pas laisser végéter l’oeuvre de votre père dans l’ombre !” Universal a accepté de republier l’intégrale de ses chansons et nous avons proposé à des troubadour­s d’aujourd’hui de s’emparer de titres, de les embrasser, de les décoiffer et pourquoi pas de les trahir avec amour. » Ils sont vingt (dont Emmanuelle Béart), de Souchon à Clara Luciani, de Thomas Dutronc à Catherine Ringer. Mention spéciale à Akhenaton pour sa transfigur­ation chair de poule de « Qui sommes-nous ? » et à Christophe qui clôt le double album avec un sépulcral « Vous (c’est vous) ». Guy Béart… Elle dit « Guy ». Un homme étrange, autoritair­e, parfois colérique. « Lorsqu’il laissait un message sur mon répondeur, il commençait toujours par : “Allô, c’est Guy Béart !” Mais il ne supportait pas que je ne l’appelle pas papa. Mon père a attendu que je sois mûre pour m’enseigner les choses de la vie. C’était mon grand copain. Il m’a appris le travail, la concentrat­ion, la solitude, l’ennui. Il me disait : “Va t’ennuyer dans ta chambre” quand je voulais sortir. Il avait adopté comme règle de vie ceci : “Il faut des règles absolues et des exceptions permanente­s”. Il l’avait écrit au-dessus de son lit, je l’ai mis au-dessus du mien et de ceux de mes enfants. Je voulais être hôtesse de l’air ou majorette en Australie. Je devais avoir 12 ou 13 ans lorsqu’il m’a présentée à l’agent de cinéma Gérard Lebovici, ils étaient convaincus que je deviendrai­s comédienne, alors que ce n’était pas un rêve. » Emmanuelle a été remarquée pour la première fois en boîte de nuit à Montréal par Robert Altman. Le réalisateu­r américain l’avait poussée à s’inscrire à un cours de théâtre. On connaît la suite… Mais un jour, elle en a eu assez. « Depuis sept ans, je fais surtout du théâtre. Sur les planches, on peut vieillir comme on veut. Au cinéma non. Il y avait une sorte de décalage entre mon désir de jouer les rôles qui correspond­aient à mon âge et le fantasme des gens du cinéma qui ne voulaient pas me voir grandir. Il fallait que je prenne le temps d’avoir ma gueule d’aujourd’hui, et ça m’a pris sept ans. » Emmanuelle Béart s’est, assure-t-elle, définitive­ment éloignée de l’obsession de son apparence. « Je m’aperçois que j’ai passé des années à me regarder dans un miroir sans savoir ce que je cherchais. Au début, c’est pour comprendre à quoi on ressemble. Je ne savais vraiment pas que j’étais belle. C’est seulement aujourd’hui que je commence à m’en rendre compte en rangeant des photos. Je m’aperçois que j’étais vraiment jolie. On me le disait mais j’étais incapable de faire le lien entre les compliment­s et ce que je ressentais. » Faut-il vraiment la croire ? « Aujourd’hui, c’est différent, je me juge au jour le jour. Je ne veux pas me dire dans dix ans : j’étais vraiment bien à 56 ans. J’ai longtemps fabriqué un personnage. Aujourd’hui, je n’ai plus envie de tout ça. Vieillir, c’est retrouver de la joie. Je n’ai plus ce désir d’être aimée des autres », ajoute cette mère d’une fille et de deux garçons, mariée depuis deux ans au réalisateu­r Frédéric Chaudier, très secouée ces jours-ci par le meurtre raciste de George Floyd comme par les conséquenc­es de la pandémie de Covid-19. « Pendant le confinemen­t, j’ai écrit un texte sur Instagram qui résume ma pensée, s’enflamme-t-elle. On ne peut pas repartir sur un modèle économique à l’identique, sur cette course folle à la rentabilit­é. Il nous faut développer une économie responsabl­e. J’adore planter des légumes, je suis très contemplat­ive. Je devrais vivre à la campagne. Je n’ai rien à faire à Paris, j’y suis pour mon métier et mes enfants. Je ne me sens vivante que dans le Midi, pieds nus, entourée d’arbres et d’oiseaux avec l’odeur des pins. » Puis elle revient à son père, ce totem, cet homme à la coquetteri­e chevillée au corps, foudroyé à 85 ans en allant chez son coiffeur. « Il se faisait des teintures bizarres. Une fois, elle était mauve. Il m’avait demandé de lui présenter Christophe Robin, le coloriste des actrices. » Elle me parle de sa bien-aimée grand-mère grecque à qui elle a tenu la main lorsqu’elle a quitté ce monde, à 107 ans. Il est tard. L’orage s’est éloigné. Nos verres de vin sont vides. Derrière Emmanuelle, un grand nu d’elle signé Bernard Dufour, mettant en valeur des fesses de callipyge, comme une ode à ce plaisir que l’on dit charnel, oeuvre figurant dans « La belle noiseuse », avec Michel Piccoli, autre géant de son panthéon personnel, dont la disparitio­n l’a bouleversé­e. Un miroir du passé bien visible à défaut d’un miroir du temps présent qu’elle dit ignorer ?

De Béart à Béart(s) L’étreinte

“Je m’aperçois que j’ai passé des années à me regarder dans un miroir sans savoir ce que je cherchais.”

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Trench Guy Laroche.

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