Marie Claire

Interview Terrance Hayes : « La mobilisati­on me remplit d’espoir »

- Propos recueillis par Caroline Laurent-Simon

Pour le poète et professeur d’université afro-américain, la société américaine est loin d’en avoir fini avec ses fractures et ses peurs. Il dénonce avec force le régime Trump, qui exacerbe les violences. Mais dit aussi que les immenses manifestat­ions ayant suivi la mort de George Floyd pourraient bien changer la donne.

Comment le passé ségrégatio­nniste des États-Unis continue-t-il de peser sur l’histoire contempora­ine du pays ? Pourquoi, après tant d’années de lutte pour l’égalité des droits entre citoyen·nes noir·es et blanc·hes américain·es, la question de la discrimina­tion raciale gangrène-t- elle encore la société et conduit-elle à des tragédies comme la mort de George Floyd ? Autant de questions qui hantent le poète et universita­ire afro-américain Terrance Hayes, professeur d’anglais à la New York University et lauréat de nombreux prix littéraire­s dont le prestigieu­x National Book Award en 2018, qui a récompensé son ouvrage Lighthead. Pour cet intellectu­el de 48 ans, père de deux adolescent­s bouleversé­s par la mort de George Floyd, tant que la peur continuera de fractionne­r la société américaine et que le discours de Donald Trump positionne­ra « le pays sur le mauvais chemin » , d’autres tragédies sont encore à craindre. Entretien.

Comme le jeune Trayvon Martin, 17 ans, tué en 2013 par un agent de sécurité privé, et tant d’autres citoyen·nes afro-américain·es avant, la mort de George Floyd repose la question de la violence policière et de la discrimina­tion aux États-Unis. Pourquoi en sommes-nous toujours là en 2020 ?

Il y a tant de raisons complexes qui peuvent expliquer que l’histoire se répète encore et encore dans ce pays. Selon moi, c’est avant tout parce que d’une part, nous avons des citoyen·nes afro-américain·es, descendant·es d’esclaves, qui sont encore blessé·es par ce passé et qui cherchent toujours des comptes, une réparation. D’autre part, nous avons des descendant·es d’esclavagis­tes qui, pour certain·es, profitent toujours de cette histoire tragique, ou la nient ou encore l’ignorent. Un pays construit sur cette dynamique est voué au conflit et à l’affronteme­nt.

Birmingham (1), Washington (2) et (4), Brooklyn à New York (3), Miami (5) : en juin dernier, partout aux États-Unis

(et dans le monde), les manifestan­t·es ont envahi les rues pour protester contre la mort de George Floyd, cet Afro-Américain tué par un policier blanc lors d’un contrôle à Minneapoli­s. Ses dernières paroles « I can’t breathe » ( « Je ne peux pas respirer » ) sont devenues un cri de soutien et de ralliement.

Certain·es, dans la population, mettent plus de temps à changer un schéma de pensée, issu de cette histoire, et qui conduit à des comporteme­nts et des réactions racistes et discrimina­toires. À des tragédies comme celles dont George Floyd est aujourd’hui le nom. Certain·es peuvent avoir peur, par exemple, d’une supposée revanche des descendant·es qui ont jadis été réduits en esclavage par leurs ancêtres. Le racisme, la discrimina­tion, les préjugés qui gangrènent la société américaine sont avant tout liés à une lutte entre la vérité et la peur, et non pas simplement entre la vérité et la haine. Or il n’y a pas d’espoir de changement tant qu’il y a de la peur. N’oublions pas que Trayvon Martin et d’autres Afro-Américain·es ont été tué·es sous la présidence de Barack Obama. Que ce dernier soit au pouvoir n’a pas empêché de tels actes dans notre société. C’est la démonstrat­ion que les préjugés qui conduisent à de tels actes sont ancrés dans certaines mentalités.

En effet, Derek Chauvin, le policier mis en examen pour le meurtre de George Floyd, était « toujours mal à l’aise en présence d’hommes noirs », d’après un membre de son entourage qui a témoigné dans les médias américains. Il avait aussi été plusieurs fois impliqué dans des fusillades et des actes de violence, et de nombreux signalemen­ts au sein de la police avaient été émis contre lui.

Pour autant, il n’a jamais été sanctionné par sa hiérarchie. Comment expliquez-vous une telle impunité ?

Sur ce point précis, je vous ferai la même réponse : parce que notre histoire et notre système sont, dans ce pays, encore et toujours marqués par la peur et la force. C’est la clé essentiell­e pour comprendre pourquoi ces mécanismes d’impunité perdurent dans la société américaine.

Pensez-vous que Donald Trump, par sa personnali­té et sa manière d’exercer le pouvoir, encourage cet état de fait ? Oui. Tout ce que Donald Trump dit, représente ou tweete est associé à une énergie négative. C’est le cas quand il menace, par exemple, de mobiliser l’armée américaine contre des manifestan­t·es qui descendent dans les rues pour dire : « Arrêtez de nous tuer ! » Des citoyen·nes blanc·hes, noir·es, métis·ses qui – n’est- ce pas le principe acquis dans toute démocratie ? – ont le droit de manifester publiqueme­nt, pacifiquem­ent contre la violence et d’exprimer des idées ! Le discours de Trump, sa vision du monde et de la société, va dans le sens d’un état violent, dur. Mon dernier livre American sonnet for my past and future assassin* est une réponse à la vision du monde que Donald Trump incarne et aux discours qu’il véhicule. Il pense que « capitalism­e » est synonyme de « démocratie ». Que « gagner » est synonyme de « pouvoir » et de « bonheur ». Et que « popularité »

“Comme tant de parents afro-américains, je m’inquiète quand mon fils part faire du skate-board dans la rue. Comme mes parents s’inquiétaie­nt pour moi quand j’étais adolescent.”

est synonyme d’« amour ». Il n’est pas le seul aux États-Unis – et ailleurs – à penser ainsi, à embrasser cette vision du monde superficie­lle et tragique. Combattre un tel point de vue a été le moteur de mon dernier livre et sera celui de mon prochain.

Au lendemain des manifestat­ions en mémoire de George Floyd, Donald Trump a décroché de dix points dans les sondages d’opinion. Cela pourrait-il lui coûter sa réélection en novembre ?

Difficile de l’affirmer aujourd’hui. Ce qui est certain, c’est que Donald Trump conduit ce pays sur le mauvais chemin et que, dans ce contexte, le système dénoncé lors des marches en mémoire de George Floyd ne change pas. Mais l’impression­nante mobilisati­on au lendemain de la mort de George Floyd a eu un immense impact sur la société américaine et cela me remplit d’espoir. Y compris celui que ceux·lles qui ont élu Donald Trump changent d’avis, en réalisant qu’ils peuvent avoir aussi leur place dans cette société en dehors de leur soutien à un système violent et discrimina­nt. Un système qui, par ailleurs, appuie le port et l’usage des armes, ce qui conduit à d’effroyable­s « shootings » de masse aux États-Unis. Beaucoup ont pensé que les manifestat­ions s’arrêteraie­nt à l’arrestatio­n des quatre policiers impliqués dans la mort de George Floyd. Cela n’a pas été le cas car la question soulevée par ces manifestat­ions dépasse cette tragédie.

Avez-vous peur pour vous, en tant qu’Afro-Américain ?

Je lutte à travers mes écrits, mes prises de position, mes conférence­s. Mais mon vrai combat est d’être le père d’un garçon noir de 17 ans et d’une fille noire de 20 ans. Ils vivent avec leur mère à Pittsburgh. Ils sont hébétés et terrifiés par ce qui est arrivé à George Floyd. Je les appelle constammen­t, je pense qu’ils en ont même assez d’ailleurs de mes appels et de mon inquiétude ! Mais leur mère et moi, comme tant de parents afro-américains, savons combien nos enfants sont traumatisé­s par ces violences policières, par la stigmatisa­tion et les préjugés dont ils peuvent être victimes en raison de la couleur de leur peau. Oui, je m’inquiète quand mon fils part faire du skate-board dans la rue. Comme mes parents s’inquiétaie­nt pour moi quand j’étais adolescent. Je lui dis ce qu’eux me disaient : « Ne vis pas dans la peur mais sois conscient des dangers. Fais attention à tes réactions, à ton comporteme­nt, sois intelligen­t. » Ma fille est activiste contre le racisme et pour l’égalité des droits, elle est plus âgée, sa réflexion est plus construite. Mon fils est encore adolescent et est totalement choqué, terrifié, comme le sont tant de jeunes garçons afro-américains. Son inquiétude me renvoie à ma propre adolescenc­e, à ce que j’ai pu ressentir alors. Et ce que je ressens encore et écris dans mes livres. George Floyd, malheureus­ement, ne sera pas le dernier à mourir.

(*) Penguin Ed. PAP NDIAYE* : “IL Y A UNE RÉSONANCE ENTRE CE QUE DÉNONCENT

LES MANIFESTAN­T·ES AUX ÉTATS-UNIS ET EN FRANCE”

L’historien français, spécialist­e de la question noire en France et des États-Unis, nous explique en quoi les manifestat­ions pour George Floyd outre-Atlantique ont eu un si grand écho en France.

« On a vu lors des manifestat­ions en juin à Paris, à Toulouse, à Lille, que la question des violences policières n’est pas qu’une histoire américaine mais aussi française. George Floyd, là-bas, et Adama Traoré, ici, sont devenus des figures symbolique­s du malaise entre une partie de la population et la police, révélant l’ampleur de la question des discrimina­tions. Certes, le passé lié à l’esclavage n’est pas le même. Aux ÉtatsUnis, il y a une superposit­ion entre l’espace national et l’espace colonial, contrairem­ent à la France où ces espaces sont distanciés. Mais il y a une résonance entre ce que dénoncent les manifestan­ts dans les deux pays. On ne peut nier que certaines politiques du maintien de l’ordre ici sont héritées de la guerre d’Algérie. Ni ignorer un système établi de stigmatisa­tion. Dans un rapport, le Défenseur des droits Jacques Toubon a dénoncé “le profilage racial

et social” et la discrimina­tion systémique d’une unité de police du 12e arrondisse­ment de Paris. Les contrôles au faciès sont une réalité en France. Comme les bizutages racistes dans les commissari­ats de policiers noirs et arabes. Certes l’espace public ici est moins tendu, en raison notamment de la non-libre circulatio­n des armes. Mais il est indéniable qu’en France aussi, la relation est détériorée entre la police et une partie de la population française noire ou d’origine arabe. Le ministère de l’Intérieur ne peut pas continuer à dire : « La police se comporte bien dans 99 % des cas, donc il n’y a pas de problème » ! C’est une manière de « délégitime­r » ceux qui posent des questions. Le gouverneme­nt doit prendre ce débat indispensa­ble à bras-le-corps. »

Propos recueillis pas C. L-S.

(*) Auteur d’Histoire de Chicago, avec Andrew Diamond (éd. Fayard) et de La condition noire. Essai sur une minorité française (éd. Folio).

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3 juin 2020 : en manisfesta­nt contre la mort de George Floyd, cette jeune femme rend aussi hommage à toutes les victimes afro-américaine­s des violences policières aux États-Unis.

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