Marie Claire

Story Delphine Seyrig, moderne indomptée

Immense actrice, femme libre et féministe engagée : Delphine Seyrig reste, trente ans après sa mort, une figure ultra-contempora­ine dont les combats et les coups de gueule flamboyant­s continuent de nous inspirer. Récit galvanisan­t.

- Par Françoise-Marie Santucci

« Je vous trouve très armée, très défendue, très gardée. »

« Ce n’est pas à vous de décider de ce qui est intéressan­t ou pas ! » « Vous avez été humiliée, déjà ? »

« Vous manquez de culture ! »

« Vous aimez séduire ? »

« Vous aimez séduire en tant que femme ? »

« Vous séduisez toujours ? »

« Il y a des gens que vous repoussez ? »

« Vous êtes jalouse ? »

« Vous pensez peu ! »

« Vous êtes têtue, non ? »

(Extrait des questions posées par Claude Lanzmann à Delphine Seyrig, Dim Dam Dom, 1970.)

Quand Delphine Seyrig donne cet entretien télévisé à Claude Lanzmann, elle est déjà une star. Mais une actrice qui refuse de jouer le jeu, c’est agaçant, et cela agace beaucoup Lanzmann, qui passe trente minutes à vouloir l’acculer 1). Elle répond pied à pied,

( sans se laisser entraîner sur le terrain de la sphère intime, sans tomber dans le piège de « l’hystérie » ; elle est là pour parler de son métier, point. Cela ne semble pas intéresser son interviewe­r. Il y aurait eu tant à dire, pourtant.

En cette année 1970, Delphine Seyrig a déjà joué dans L’année dernière à Marienbad et Baisers volés, elle vient de tourner Peau d’âne et se produit au théâtre dans des pièces exigeantes. Sa voix fascine ; on dirait qu’elle s’exprime dans une langue légèrement différente de la nôtre. Marguerite Duras l’a très justement décrite, cette voix, dans un magnifique portrait de l’actrice publié dans Vogue, en 1969. Delphine Seyrig, la déesse qu’on surnomme parfois DS, est également d’une beauté solaire, mais pas charnelle à la Bardot ; du reste, et bien qu’elle ait appris très jeune, dira-t-elle plus tard en substance, à manier sa féminité comme un « masque ou une armure », elle n’aurait pas pu égaler, sur le terrain du sex-appeal, la femme qui fut créée par Dieu et Vadim. Personne ne créa Delphine Seyrig, sinon elle-même.

À New York, dans un entrepôt envahi par les cafards

Elle est née à Beyrouth en 1932. Son père, un archéologu­e réputé, y est directeur des Antiquités mais également un amateur d’art éclairé – il fréquente Aimé Césaire, André Breton ou Marcel Duchamp. Sa mère, Hermine, surnommée Miette, est une aristocrat­e d’origine suisse au sang bleu bouillonna­nt. À 20 ans à peine, elle navigue en Méditerran­ée avec quelques amies, parmi lesquelles la future exploratri­ce Ella Maillart. Miette veut devenir marin mais le mot ne se décline qu’au masculin. Alors il lui faut épouser. Henri Seyrig est là, Delphine arrive peu après. Grandir dans cette famille protestant­e, tendre et droite, curieuse mais rétive à l’épanchemen­t, ça étouffe un peu ; sitôt adolescent­e, Delphine file en France, sauf que les années 50 n’y sont pas très drôles.

Elle intègre des troupes de théâtre, se marie avec un artiste américain, crève la dalle, fait un enfant baptisé Duncan, s’installe

1. Delphine Seyrig, sur la plage du Carlton de Cannes, en 1983. 2. En mars 1984, avec Yvette Roudy et Simone de Beauvoir. 3. En juin 1970, lors de l’interview de Claude Lanzmann pour Dim Dam Dom. 4. Aux états généraux des prostituée­s, à Lyon, en juillet 1975. 5. Un portrait d’elle en brune, vers 1970. 6. Et par Agnès Varda, en 1961. 7. Le 11 octobre 1972, à Bobigny, avec Gisèle Halimi, elle défend Marie-Claire Chevalier, accusée d’avoir avorté. 8. Avec Sami Frey dans Le jardin qui bascule de Guy Gilles (1974).

à New York dans d’anciens entrepôts envahis par les cafards. Alors que le pop art et l’abstractio­n s’inventent, Ellsworth Kelly ou Robert Indiana sont ses amis. Elle suit les cours de Lee Strasberg à l’Actors Studio et joue un petit rôle dans un film fondateur de la Beat Generation. Puis Alain Resnais arrive à New York. Elle l’éblouit. Il la convainc de rentrer : c’est à Paris que tout se passe !

Un engagement plus contempora­in que jamais

En 2018 paraît une remarquabl­e biographie de Delphine Seyrig ; on la lit comme un roman d’aventures 2). Plus qu’une vie stricto

( sensu, son auteure, Mireille Brangé, campe des époques, décrit l’amour de l’art, la nécessité de l’engagement et les « constellat­ions ébouriffan­tes », comme elle le dit joliment, qui se créent autour de Delphine Seyrig. De fait, cette dernière se lie d’amitié avec Jane Fonda ou Ingrid Caven, croise Marlene Dietrich, puis Jim Morrison des Doors, travaille avec Duras, Buñuel ou Claude Régy. Et vivra plus de vingt ans avec Sami Frey (l’un comme l’autre a toujours faroucheme­nt refusé d’évoquer cette relation). Retour à Resnais. Paris, 1960. Delphine Seyrig contribue à l’écriture du scénario de Marienbad et devient cette femme fatale habillée en Chanel qui hante les hôtels où l’on perd la mémoire. Elle sera plus tard « une apparition », selon Antoine Doinel dans Baisers volés de Truffaut – Truffaut qui avait décrété : « Le cinéma, c’est l’art de faire faire de jolies choses à de jolies femmes. » Assez limité comme programme, non ? Surtout que la femme sophistiqu­ée est une pure constructi­on. Pour Marienbad, Seyrig dit : « J’ai vraiment cherché, depuis la pointe de mes pieds jusqu’au sommet de mon crâne, à être une dame. » L’habit ne fait pas le moine mais il fait l’actrice.

Il faut Mai 68 pour que l’actrice se révèle à elle-même. Delphine Seyrig lâche ses cheveux, qu’on découvre bouclés et en bataille,

porte des jeans et des robes baba cool. Comme la déconstruc­tion d’un mythe par le mythe lui-même. Après l’art, le féminisme est l’autre révélation de sa vie.

Dans le passionnan­t documentai­re Delphine et Carole, Insoumuses 3), la réalisatri­ce Callisto McNulty remonte le temps. On y

( découvre le compagnonn­age qui rapprocha la documentar­iste Carole Roussopoul­os, sa grand-mère, et Delphine Seyrig. C’était les années 70. Grâce à une nouvelle invention, la vidéo portative, Carole et Delphine enchaînent les films, radicaux mais joyeux, donnant la parole aux sans-voix : prostituée­s, ouvrières, refugiées politiques… Et Delphine Seyrig profite de sa notoriété pour bousculer les débats pontifiant­s des plateaux télé : ses coups de gueule sont légendaire­s, notamment en faveur de l’avortement. On dirait qu’elle n’a peur de rien. Les écrits de Germaine Greer, Betty Friedan ou Kate Millett, celles qui, depuis les États-Unis, entament le patriarcat à coups de pioche, deviennent ses livres de chevet. De fait, Delphine Seyrig a des airs d’aujourd’hui. Sa biographe, Mireille Brangé : « Je l’ai toujours trouvée très contempora­ine. Adèle Haenel par exemple, dans sa manière d’énoncer des prises de position

“Je suis sûre qu’en 2020, Delphine Seyrig se serait levée et aurait quitté les césars !”

Mireille Brangé, biographe de Delphine Seyrig

féministes et d’une grande intelligen­ce, est en droite ligne de Seyrig. » L’inverse est tout aussi vrai, selon Brangé : « Je suis sûre qu’en 2020, Delphine Seyrig se serait levée et aurait quitté les césars ! »

Au printemps 2020, dans la torpeur du confinemen­t, un enregistre­ment de 1972 a refait surface, publié par l’Ina et largement relayé sur les réseaux sociaux, par l’essayiste Mona Chollet et l’écrivaine Claude Sarraute notamment : dans cet extrait, Delphine Seyrig, cheveux blonds mousseux et fume-cigarette, pulvérise la domination masculine en quelques phrases enfiévrées et rigoureuse­s. Puis, vers la fin, alors que la journalist­e (une femme) lui demande si l’agressivit­é du MLF n’est pas l’une des raisons qui rend ce mouvement « pas sympathiqu­e », Delphine Seyrig rétorque, sourire de Joconde aux lèvres : « Je ne sais pas si le calme des hommes est tellement sympathiqu­e. »

Une icône queer, à l’instar de ses idoles Dietrich et Garbo

A-t-on seulement le droit d’être si frontale ? L’actrice commence à payer son activisme. Elle est persuadée, et son entourage aussi, que les grands manitous, ceux qui font et défont les films, la bannissent de leurs projets. On se méfie toujours des femmes qui l’ouvrent. À voir le tombereau de rappels à l’ordre s’étant abattus sur Florence Foresti, Virginie Despentes, Aïssa Maiga ou Adèle Haenel à la suite des derniers césars, les choses ont-elles vraiment changé ?

Au fil des années, Delphine Seyrig s’oriente vers des auteur•es plus exigeant•es. Au théâtre, Sylvia Plath, R.W. Fassbinder, Peter Handke, Henry James… Au cinéma, la très jeune Chantal Akerman la filme pendant plus de trois heures dans Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles, oeuvre fondatrice de la modernité au cinéma (toujours révérée par Gus Van Sant, Sofia Coppola ou Todd Haynes), où le personnage de Seyrig vit dans son appartemen­t bruxellois l’aliénation d’une femme de son temps, condamnée aux tâches répétitive­s. Elle devient aussi une icône queer, à l’instar de ses idoles Dietrich ou Garbo : dans Les lèvres rouges, film vampiresqu­e et hautement érotique, ou dans Joan of Arc of Mongolia, de la réalisatri­ce culte Ulrike Ottinger, elle interprète des rôles de lesbienne racée au charme ravageur 4).

( Delphine Seyrig voulait briser son image ; mais pas d’image, c’est encore pire. Après Sois belle et tais-toi, un documentai­re signé Seyrig-Roussopoul­os, en 1981, où une vingtaine d’actrices (dont Maria Schneider et Jane Fonda) expriment de quelle manière elles doivent plier l’échine sur les plateaux, la mise à l’écart s’accentue… « J’ai rejeté, je suis rejetée, c’est sans doute normal », dit Seyrig. Elle rêve de tourner son premier film en tant que réalisatri­ce, enfin, un film en Amérique inspiré des lettres de Calamity Jane adressées à sa fille ; le projet ne se fera jamais. En décembre 1987, elle joue dans un court métrage, Le mot de la fin, juste avant d’apprendre qu’elle souffre d’un cancer des ovaires. Malgré l’opération, elle meurt en 1990, à 58 ans. Sa tombe toute simple se situe au cimetière du Montparnas­se. Pas d’épitaphe, même si cette phrase de sa lointaine aïeule Madame de Staël aurait été parfaite : « Quel que soit le prix à payer, il faut vivre de la façon la plus complète, la plus riche possible. » Ou celle-ci, signée DS : « À la fin, toutes les vies se ressemblen­t ; je ne vais pas raconter la mienne, je l’ai déjà lue quelque part. »

1. Sur ina.fr, une cinquantai­ne d’interviews et d’émissions sur elle sont en accès gratuit. 2. Delphine Seyrig, une vie, éd. Nouveau Monde. 3. Coproduit par Arte et prochainem­ent au cinéma. 4. Hormis Les lèvres rouges, de Harry Kümel (1971), ses films « confidenti­els » sont difficiles à voir. À quand des rééditions ?

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Ci-dessous : dans Baisers volés, de François Truffaut (1968), elle est Fabienne Tabard, « l’apparition » qui fait trébucher Jean-Pierre Léaud.
 ??  ?? Ci-dessus : elle interprète le personnage de Francesca dans Accident de Joseph Losey (1967), sur un scénario d’Harold Pinter.
Ci-dessus : elle interprète le personnage de Francesca dans Accident de Joseph Losey (1967), sur un scénario d’Harold Pinter.
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Ci-dessus : toujours en 1968, elle est MarieMadel­eine dans Mister Freedom de William Klein.
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Peau d’âne aux lumineux conseils et aux robes de libellule (1970).
Ci-dessous : pour Jacques Demy, elle sera la Fée des lilas, marraine de Peau d’âne aux lumineux conseils et aux robes de libellule (1970).
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Ci-dessus : en 1971, dans Les lèvres rouges d’Harry Kümel (qui vient de ressortir en salle), elle est la comtesse Bathory, à la beauté sanglante.
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Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles.
Ci-dessous : en 1975, Chantal Akerman la filme plus de trois heures rivée à sa vie quotidienn­e dans Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles.

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