Marie Claire

Rencontre Sabrina Krief : « Les animaux ont des émotions »

Sabrina Krief

- Par Caroline Laurent-Simon Photos Jean-Michel Krief

Ses travaux sur les singes en Ouganda et ses positions pragmatiqu­es ont fait de cette primatolog­ue française l’une des voix incontourn­ables de l’écologie. Car pour elle, le devenir des animaux, des hommes et de la planète est intimement lié. Rencontre.

On la compare à Jane Goodall et Dian Fossey, deux figures iconiques de la préservati­on des grands singes et de la biodiversi­té tant, dans le sillon de ses deux illustres aînées, ses travaux scientifiq­ues font bouger les lignes de la connaissan­ce et des rapports hommes-animaux. Sabrina Krief n’est jamais aussi heureuse, ni « autant à (sa) place » qu’auprès de ses « frères de la forêt » 1), ce

( groupe de chimpanzés sauvages qu’elle étudie au coeur de la forêt tropicale de Sebitoli, au nord du parc national de Kibale, en Ouganda. Là-bas, elle a installé avec son mari le photograph­e Jean-Michel Krief, le « Sebitoli chimpanzee project » où, outre

(2) ses travaux de recherches scientifiq­ues sur l’automédica­tion des chimpanzés et leur interactio­n avec les humains, elle désamorce chaque année avec ses équipes des centaines de pièges de braconnier­s et organise avec les population­s locales rurales des ateliers de sensibilis­ation à la pollution.

Mais au-delà de ses recherches, saluées par la communauté scientifiq­ue, Sabrina Krief est aussi devenue l’une des voix les plus inspirante­s de l’écologie. Quadra lumineuse et posée, elle prône un engagement responsabl­e, jamais moralisate­ur, mais rassembleu­r. Avec un message clair : tout est lié, humains, animaux, végétaux, climat. En préservant les écosystème­s menacés par l’homme, c’est ce dernier que nous protégeons, notamment de maladies et de virus. Alors que nous venons de subir le traumatism­e de la pandémie mondiale de Covid-19, sa parole prend un sens encore plus fort.

On a vu émerger une envie de retour aux valeurs essentiell­es. Ce sursaut de conscience vous rassure-t-il ?

J’aimerais croire qu’un virus microscopi­que, qui a été capable de bouleverse­r l’humanité, pourra nous rendre plus humbles et nous remettre à notre place d’humain, comme un maillon d’une vaste chaîne, au même titre que l’animal et la biodiversi­té. La peur face au Covid-19 et à ses conséquenc­es sanitaires, sociétales et économique­s a agi comme un électrocho­c et a matérialis­é des angoisses latentes. Cette pandémie est une preuve de plus que l’homme doit réduire son empreinte sur la planète. Ce virus s’est répandu à une vitesse effarante, transporté par des humains dans un monde rétréci par le flux aérien et les échanges mondialisé­s. Pour la première fois, chacun s’est senti vulnérable, que l’on vive dans une région rurale d’Afrique ou dans une capitale occidental­e.

Dans une tribune publiée dans « Le Monde » en mai, cosignée avec d’autres scientifiq­ues, vous alertiez sur les traitement­s que nous infligeons aux espèces animales et à la biodiversi­té qui nous expose à de nouveaux virus. De quelle façon ?

Les atteintes à la biodiversi­té font courir des risques sanitaires. On a besoin de vaccins, de traitement­s. Mais pas uniquement. Si l’on veut se prémunir de catastroph­es sanitaires comme celle que nous avons vécue avec le Covid-19, on doit commencer par réaliser l’importance de toutes les interactio­ns entre l’homme, l’animal et la nature. Même si le virus s’est échappé d’un labo en Chine, c’est bien un virus issu d’une chauve-souris qui vient du fin fond d’une forêt, et qui n’a rien à faire, pas plus que le pangolin, dans une assiette ou a proximité d’humains. Le risque de transmissi­on à l’homme était de toute façon présent. 60 % des infections chez l’humain sont d’origine animale. Il y aura toujours des recombinai­sons de virus dangereux pour les humains parce que l’on abîme l’écosystème où vivent des animaux sauvages. La fragmentat­ion de l’habitat naturel des espèces, due à la déforestat­ion, aux monocultur­es et à la culture industriel­le, perturbe l’habitat d’animaux sauvages. Délogés de leur habitat naturel, ils sont soumis à un stress qui les rend encore plus sensibles aux pathogènes. Commercial­isés dans des conditions insalubres sur des marchés, ils côtoient d’autres espèces animales sauvages et domestique­s. Sans cette promiscuit­é, les mises en contact de virus entre espèces

animales et transmissi­bles aux humains ne se feraient pas forcément dans la nature.

Comment agir pour protéger cette biodiversi­té protectric­e ?

La destructio­n d’écosystème­s vient des pratiques de consommati­on dans les pays industrial­isés, notamment de produits non gérés durablemen­t à l’autre bout du monde. Acheter ici du thé ou du café bio, c’est agir concrèteme­nt pour favoriser l’émergence là-bas d’une production sans pesticides ni insecticid­es, qui fragilisen­t la végétation et rendent plus vulnérable­s insectes et mammifères aux maladies et infections. Les contrainte­s liées au confinemen­t nous ont obligé·es, citadin·es comme ruraux·ales, à aller vers les circuits courts de consommati­on. On a découvert qu’un autre mode de fonctionne­ment était possible : acheter uniquement ce dont on a besoin, recycler les restes, découvrir des producteur•rices proches de chez nous en raison de l’arrêt des importatio­ns de fruits et légumes. On peut aussi choisir de circuler en

vélo ou réduire nos trajets en avion. Mais c’est aux pouvoirs publics et politiques de prendre leurs responsabi­lités et d’apporter des réponses pour accompagne­r ces changement­s de consommati­on : favoriser les transports en train, en vélo et aider les acteurs des circuits courts d’agricultur­e bio et raisonnée. On a tou·tes droit au bio. Il n’est pas normal que le•a producteur•rice local•e vende plus cher ses légumes que les avocats importés du Pérou.

Qu’avez-vous découvert sur les pesticides ?

Avec notre équipe ougandaise, nous avons recueilli des sédiments dans les rivières, analysé des grains et des tiges de maïs, et avec la biologiste Barbara Demeneix et son équipe du Muséum d’his

( 3) toire naturelle, nous avons mis à jour, à partir de ces échantillo­ns, une vingtaine d’intrants chimiques présents dans la nature. Dont des pesticides et le fameux glyphosate, perturbate­urs endocrinie­ns qui empoisonne­nt l’eau des rivières et la végétation. Ces pesticides sont pulvérisés sur des cultures situées à plusieurs kilomètres de la zone où vivent les chimpanzés sauvages que j’étudie. Et pourtant j’ai observé des malformati­ons faciales, narines déformées ou becs-de-lièvre chez de jeunes chimpanzés. C’est un signal d’alarme fort. Si les singes sont touchés, les hommes le seront aussi. L’hypothèse que propose Barbara Demeneix est que ces perturbate­urs endocrinie­ns chimiques impactent les trois premiers mois de gestation des femelles chimpanzés, temps crucial pour le développem­ent de la face des foetus. Nous avons aussi ramassé en quatre mois 5 000 bouteilles en plastique sur la route qui traverse le parc national. En analysant des poils, de l’urine et des excréments provenant des nids de chimpanzés, on a retrouvé du bisphénol A et du bisphénol S. Au fin fond de la forêt africaine, les chimpanzés se retrouvent avec des molécules de plastique en eux ! Or je n’ai jamais vu un chimpanzé manipuler du plastique.

Comme Jane Goodall et Dian Fossey, vous relevez que les animaux peuvent ressentir des émotions, dont la souffrance. Oui, les animaux ont des émotions, peut-être pas exactement les mêmes que les nôtres, mais qui existent. Pourquoi considérer que seuls nos animaux de compagnie auraient une « personnali­té » singulière, une intelligen­ce, une sensibilit­é, et seraient dignes de soins et de respect ? Les chimpanzés ont chacun une personnali­té et réagissent à différents stimuli. Les animaux destinés à la consommati­on élevés en batterie dans des conditions et mis à mort de façon atroce, aussi. On ne peut plus considérer les individus d’une espèce animale comme des pions interchang­eables.

Vous n’avez jamais songé, comme votre ami Nicolas Hulot, à vous engager en politique pour faire changer les choses ? Mon moteur, c’est le terrain. Je me sens plus utile à faire de la recherche sur les chimpanzés, qui utilisent telle ou telle partie d’une plante pour se soigner, et comprendre comment cette utilisatio­n pourrait avoir des applicatio­ns médicament­euses pour l’homme. Plus utile aussi à faire circuler l’informatio­n à travers un discours scientifiq­ue accessible, dans ce monde où pullulent tant de théories du complot. Et pour fournir des éléments sur lesquels des politiques peuvent s’appuyer, comme c’est le cas avec l’étude sur l’impact des polluants invisibles que nous avons réalisée avec Barbara Demeneix. C’est gamine, en regardant Ushuaïa à la télé, que j’ai eu envie de découvrir les humains et la nature. L’approche globale de Nicolas Hulot pour un combat commun à toutes les espèces, pour la préservati­on de ce grand « Tout » dont nous, humains, ne sommes qu’un rouage, a inspiré mon parcours.

À votre tour aujourd’hui d’inspirer de l’engagement !

Le plus difficile est de trouver la bonne façon d’alerter et d’informer, sans discours écolo culpabilis­ant et moralisate­ur. De ne pas juste proposer de beaux principes… déconnecté­s de la réalité. Mais c’est aussi ce qui me motive ! On s’est dit, pendant la pandémie de Covid-19, que nous avions tou·tes à notre petit niveau un rôle à jouer pour enrayer la maladie. Cela a révélé une nouvelle solidarité, d’autres gestes et comporteme­nts. Pourquoi ne pas en faire autant pour préserver la biodiversi­té, les espèces en danger, et respecter cette terre sans l’épuiser et l’empoisonne­r ? Continuons ! C’est peut-être cela qui restera de l’épreuve mondiale et collective que nous venons de traverser : un peu plus de solidarité, d’élan vers l’autre. Vers tous les « autres », humains, animaux, végétaux.

“Le plus difficile est de trouver la bonne façon d’alerter et d’informer, sans discours écolo culpabilis­ant et moralisate­ur.”

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Ci-contre, Sabrina Krief ro te un moment e calme pour se reposer sans lâcher u re ar les chimpanzés. Ci- essous, 6 h 30, la forêt se réveille et avec elle les sin es ui commencent à pousser e lon s cris.
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Ci- essous, Elliott, chimpanzé environ 0 ans, man e es feuilles e Jasminum sp. Il est le mâle ominant e la communauté e Sebitoli.
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Sabrina observe un chimpanzé tan is ue ilson, son assistant, s apprête à collecter un échantillo­n urine.

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