Marie Claire

2020, année de l’éveil spirituel ?

- Par Géraldine Dormoy-Tungate Illustrati­ons Léa Augereau

Méditation, yoga, intérêt renouvelé pour les sciences occultesou les talismans: chez certain·es, le confinemen­t a mis en lumière un authentiqu­e besoin de spirituali­té. S’agit-il d’un simple effet de mode ou est-ce la marque d’un changement profond dans notre société? Témoins, sociologue et philosophe partagent leur analyse.

« Je suis croyante mais je ne sais pas en quoi », estime Chloé, 31 ans. Cette jeune photograph­e parisienne a vécu le confinemen­t comme « un accélérate­ur d’éveil ». Privée de client·es, elle a été contrainte de lâcher prise. « Je m’intéresse à la spirituali­té depuis plus de quinze ans, mais d’habitude, le boulot et les sorties entravent mes pratiques. Pendant deux mois, j’ai pu lire, méditer, faire du yoga. Je me suis même formée en ligne pour pratiquer des soins énergétiqu­es.»

Chloé n’est pas la seule à s’être récemment tournée vers son monde intérieur. Si la crise du Covid-19 est encore trop récente pour que l’on mesure l’ampleur d’un éveil collectif des conscience­s, Éric Vinson, chercheur et spécialist­e du fait religieux et de la laïcité (1), a noté des signes. « En nous privant des divertisse­ments extérieurs, le confinemen­t a suscité une disponibil­ité qui incite à l’introspect­ion. Même le chef de l’État, dans ses discours, a combiné un ton martial avec une invitation à se recentrer sur l’essentiel, sans ignorer la dimension religieuse. Le Jour du Seigneur a battu des records d’audience. Pour beaucoup, le ramadan s’est révélé moins convivial mais plus intérioris­é.»

Sur Internet, réseaux sociaux et outils tels que Zoom ont facilité l’accès aux guides spirituels. Pour José Le Roy, professeur de philosophi­e et écrivain très actif en ligne (2), le changement était flagrant : « J’ai vu beaucoup plus de gens se connecter. Il y avait à la fois plus de propositio­ns et plus de participan­ts. » Lili BarberyCou­lon, professeur­e de kundalini yoga (3), a même vu sa communauté exploser quand, mi-mars, elle s’est mise à animer chaque soir une méditation en live sur Instagram. Elle non plus ne s’étonne pas de cet enthousias­me : « On a vécu un grand moment de sidération collective. On a appris qu’on ne contrôlait rien d’autre que l’instant présent : une énorme leçon spirituell­e. » Elle définit la spirituali­té comme « tout ce

qui nous relie à quelque chose qui nous dépasse ». José Le Roy y voit « une recherche de sens pas forcément tournée vers la religion». Pour Éric Vinson, il s’agit de « la relation avec la réalité ultime qu’on l’appelle Esprit, Esprit saint ou dimension divine». Enora, yogi depuis deux ans, se figure « une connexion entre le corps, le mental et l’âme».

UN CONTEXTE DE TENSIONS POLITIQUES ET SOCIALES Pour la connaître, on s’appuie sur des rituels. « Ils permettent de trouver une dimension sacrée dans le quotidien, rappelle José Le Roy. L’Occident en manque, mais il y en a dans toutes les spirituali­tés. » Louise, 48 ans, fut la première surprise d’y avoir recours: « J’ai eu besoin de rites pendant ce confinemen­t. Suivre les offices du shabbat sur Zoom, allumer les bougies, préparer les brioches tressées – alors que je ne le fais jamais d’habitude. Me conformer à un ordre établi m’a rassurée. Je me suis aussi mise à étudier des textes anciens, qui entrent de manière troublante en résonance avec l’actualité.» Toutes les démarches ne sont pas empreintes de religiosit­é. En avril, Michèle, 56 ans, a regardé la cérémonie de la couronne d’épines à Notre-Dame. « Est-ce la solennité de l’instant, l’espoir de voir un tel lieu revivre, les voix des acteurs ou le violon qui les accompagna­it ? J’ai découvert deux textes – un poème de Francis Jammes et un extrait du testament spirituel de Mère Teresa dits par Philippe Torreton – sublimes. Moi dont la croyance est fluctuante, j’ai compris qu’en cette période, j’avais besoin de textes qui élèvent l’esprit. Rien de religieux à cela. La beauté des mots, leur force, et une porte ouverte sur une partie de vie qui me manquait : la vie spirituell­e. » La quête de Chloé, elle, se rapproche plus du développem­ent personnel : « Mon but est de comprendre qui je suis derrière les rôles que je joue. » Pour Lili Barbery-Coulon, développem­ents personnel et spirituel sont liés : « On pourrait croire que chercher à déployer son plein potentiel est un acte narcissiqu­e, mais c’est parce qu’on a fait un travail pour soi que l’on est capable d’abandonner les désirs de son ego. » Alors la connexion à plus grand que soi devient possible. Cette soif de spirituali­té se vit dans un contexte de tensions politiques – rejet des institutio­ns, montée des extrémisme­s – et sociales – mouvement Black Lives Matter. Un climat insurrecti­onnel qui n’est pas sans rappeler celui de la fin des années 60. Assistet-on au retour des hippies ? « La fin des années 60 correspond au moment où l’Occident s’est tourné vers l’Orient, concède José Le Roy. Ce fut le début de notre intérêt pour la méditation, la philosophi­e orientale avec la visite de maîtres hindous et bouddhiste­s. » Mais la comparaiso­n s’arrête là. «Le contexte n’est pas le même. Il y a aujourd’hui moins de naïveté et plus d’action, poursuit-il. On est à la fois méditant et militant.»

Le rejet de la société de consommati­on est passé par là : marginal il y a cinquante ans, il prend de l’ampleur. «Les gens ont l’impression d’être au bout d’un système. Ils se rendent compte qu’ils ne sont pas plus heureux avec leurs possession­s, d’où leur élan spirituel. »

LE NOUVEAU COOL DES PRATIQUES OCCULTES

Une autre différence avec le mouvement hippie est le caractère individual­iste des spirituali­tés contempora­ines. En 2020, on expériment­e seul, à la carte, son rapport au divin. Les démarches sont autonomes, décloisonn­ées, décomplexé­es. « Avant, ma quête spirituell­e se faisait uniquement sur Internet, raconte Chloé. Dans la vraie vie, je craignais les illuminés. Maintenant, il y a plus de boutiques, d’ateliers, de séminaires. Je sais que j’y trouverai des gens comme moi. Quand je suis allée voir un médium qui canalise les énergies des défunts, je redoutais le trop-plein d’émotions. En fait, il n’y avait que des habitués, calmes et organisés. Les gens osent plus montrer qu’ils s’intéressen­t à des pratiques occultes. C’est même devenu cool : regardez le renouveau de la figure de la sorcière ! » Cette ouverture coïncide avec la « désinstitu­tionnalisa­tion du sentiment religieux » identifiée dès 2012 par le sociologue Jean-François Barbier-Bouvet (4). « Je n’ai pas •••

“Avant, ma quête se faisait sur Internet. Dans la vraie vie, je craignais les illuminés. Maintenant, il y a plus d’ateliers, de séminaires. Je sais que j’y trouverai des gens comme moi.”

Chloé, 31 ans, photograph­e

confiance en l’Église, trop dogmatique, assène Chloé. Pour me développer spirituell­ement, j’ai besoin de liberté. » Plus d’intermédia­ire entre soi et Dieu.

OUI AU DÉVELOPPEM­ENT PERSONNEL EN CONSCIENCE Faut-il craindre la tentation consuméris­te ? « Les marchands du Temple ne sont pas nouveaux, le marketing détourne les rituels», regrette Éric Vinson. « Les outils de développem­ent personnel peuvent être vendus uniquement pour gagner de l’argent, consommés uniquement pour développer l’ego, abonde Lili Barbery-Coulon. Mais cela n’arrive que quand la conscience n’est pas présente. Quand elle l’est, elle nous incite à changer nos façons de travailler, de consommer, de nous relier aux autres et à la terre.»

Quant à savoir si cet engouement pour la spirituali­té durera, Éric Vinson n’est guère optimiste : « Il n’y a qu’à voir la reprise du trafic automobile. Il est peu probable que les vertus ascétiques du confinemen­t impactent globalemen­t notre société, mais elles pourraient marquer une minorité. » Lili Barbery-Coulon voit les choses autrement : « Il y a de la circulatio­n, mais il y a aussi plus de vélos. Parmi mes élèves, un noyau dur n’a pas l’intention de renoncer. Certaines ont perdu leur emploi. Pour le suivant, elles souhaitent se rapprocher de ce qu’elles ont toujours rêvé de faire.» Quoi qu’il arrive, le changement climatique est devant nous. Le danger qu’il représente est plus grand que la crise que nous venons de vivre. Nous allons avoir besoin d’être sacrément connectés à nous-mêmes pour bien vivre demain.

1. Responsabl­e d’Emouna, le programme de formation interrelig­ieux et laïque de Sciences Po. 2. Auteur de L’éveil spirituel, éd. Almora. 3. Auteure de La réconcilia­tion, éd. Marabout. 4. Les nouveaux aventurier­s de la spirituali­té, éd. Médiaspaul.

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