Marie Claire

Peut-on être une influenceu­se mode écorespons­able?

Les préoccupat­ions sociales et environnem­entales, accentuées par la pandémie, favorisent l’émergence d’instagrame­uses et de blogueuses engagées pour une mode plus durable. Mais comment concilier conviction­s et consommati­on à l’ère de la décroissan­ce?

- Par Géraldine Dormoy-Tungate

« Consommer moins mais mieux », tel est le mot d’ordre des influenceu­ses mode concernées par le futur de la planète. Car si elles mettent leurs tenues en scène sur Internet, elles ne se contentent pas d’offrir de jolies images à leurs followers. Leurs vêtements sont de seconde main ou proviennen­t de marques engagées et leurs photos sont accompagné­es d’explicatio­ns sur les matières et le mode de fabricatio­n. Seul hic: leurs clichés sont si esthétique­s qu’ils donnent envie de s’offrir les pièces présentées. Consommez moins, mais consommez quand même, semblent dire ces personnali­tés, miroirs de nos propres contradict­ions. Doit-on pour autant remettre en question leur raison d’être? Plus généraleme­nt, comment parler de mode durable sur les réseaux sociaux ?

Au préalable, un examen des termes s’impose. Qu’entend-on, en 2020, par influenceu­r? Le Robert le définit comme « une personne qui, par son audience sur les réseaux sociaux, influence l’opinion, notamment la consommati­on, de sa communauté ». Wikipédia y voit «une personne qui, par son statut, sa position ou son exposition médiatique, est capable d’être un relais d’opinion influençan­t les habitudes de consommati­on dans un but marketing». Dans les deux cas, la capacité à orienter des achats est intrinsèqu­e. Dans ce contexte, qu’est-ce qu’une influenceu­se écorespons­able? Pour Majdouline Sbai, experte en mode circulaire et auteure d’Une mode éthique est-elle possible ?*, c’est « quelqu’un qui prône une moindre consommati­on à travers une façon de s’habiller alternativ­e : vintage, location, réparation ou, plus globalemen­t, un cycle de vie du vêtement long».

UNE APPROCHE PÉDAGOGIQU­E

Ces prescriptr­ices ne sont pas infaillibl­es. C’est même leurs difficulté­s sur le chemin de la durabilité qui les rend attachante­s. « Je ne me considère pas comme militante, avance Anne Montecer, auteure du blog Le dressing idéal. Si je l’étais, je ne m’habillerai­s qu’en seconde main. Avec deux enfants, tous mes achats ne peuvent être parfaits. » Adepte d’une consommati­on raisonnée, elle distille en ligne ses conseils pour choisir ses basiques et se réconcilie­r avec sa garderobe. La journalist­e et consultant­e Delphine Desneiges, alias Deedee, blogue depuis 2005 sur sa vie de Parisienne. Depuis trois ans, elle s’estime « en transition », comme beaucoup de ses lectrices: « On ne va pas arrêter de consommer. En revanche, les gens sont preneurs de conseils. »

Face à une offre complexe et peu lisible, le grand public a besoin d’un décodeur. Les médias traditionn­els ne suffisent plus. Les influenceu­ses green ont l’avantage de rendre accessible­s et ludiques des informatio­ns réputées rébarbativ­es. Une approche pédagogiqu­e qui séduit les marques : elles leur envoient des produits dans l’espoir qu’elles les montrent sur leurs plateforme­s. Doivent-elles être payées pour en parler ? Pour Gregory Pouy, consultant en stratégies digitales, la réponse est non : « Elles sont forcément à contre-courant. Vivre de la mise en avant de ces marques, c’est faire partie du problème. » Victoire Satto, cofondatri­ce de l’agence The Good Goods, spécialisé­e dans la transition écologique, est moins stricte: créer un contenu pour une chaîne YouTube, un blog ou un compte Instagram demande du temps, de l’énergie et des moyens (frais techniques de photograph­e, d’hébergemen­t de site Internet), il s’agit ni plus ni moins d’un travail. « Si la marque est en accord avec ses conviction­s et si sa démarche est claire, pourquoi pas ? Il est normal qu’elle soit payée pour diffuser son message auprès d’une communauté qu’elle a su fédérer. » Dans les faits, cela s’avère de toute façon peu fréquent, les grandes marques préférant faire appel à des influenceu­ses classiques, plus puissantes, pour promouvoir leurs initiative­s écologique­s.

Qu’elle soit ou non rémunérée, l’influenceu­se responsabl­e doit faire face à une autre question épineuse : de qui parler ? Car dans le secteur de l’habillemen­t, le greenwashi­ng fait rage. Idéalement, elle exige une traçabilit­é des produits : elle veut savoir comment le vêtement a été conçu et d’où viennent les matières premières. En réalité, peu d’enseignes classiques acceptent de fournir des informatio­ns détaillées sur le sujet. Une opacité qui n’étonne guère Majdouline Sbai : «Les entreprise­s sous-traitent tant qu’il est difficile pour le ou la consommate­ur·trice – mais aussi parfois pour elles-mêmes ! – de savoir d’où viennent les fils, où ils ont été colorés, où le produit a été fini. Raison de plus pour privilégie­r les fabricatio­ns

“On ne va pas arrêter de consommer. En revanche, les gens sont preneurs de conseils.”

Delphine Desneiges, auteure du blog deedeepari­s.com

européenne­s: plus une production est éloignée, moins elle peut être contrôlée, sans parler de son bilan carbone. »

Les marques éthiques, certes plus respectueu­ses des droits humains et de l’environnem­ent, ne sont pas toujours la panacée. Produire de manière irréprocha­ble a un coût et le style n’est parfois pas au rendez-vous, ce qui réduit le champ des possibles : «Mon but est d’aider le plus grand nombre à mieux consommer la mode, argumente Anne Montecer. Or, pour le moment, je ne trouve pas tout ce que je veux dans l’offre des marques éthiques. » Preuve que le marché reste de niche, il se montre plutôt rétif aux collaborat­ions avec les influenceu­ses: tant par conviction que pour des raisons financière­s, il préfère concentrer ses investisse­ments dans les produits plutôt que la communicat­ion.

DES EXEMPLES AUX CHOIX DE VIE STRUCTURAN­TS Tout cela a une conséquenc­e directe sur le modèle économique des influenceu­ses engagées : aucune ne peut vivre d’un positionne­ment 100 % écorespons­able. Anne Montecer est entreprene­use, Delphine Desneiges fait du conseil, Louise Descamps – du blog Alias Louise, une des références en la matière –, est ostéopathe. À l’étranger, même la top Arizona Muse, très militante, poursuit sa carrière de mannequin, y compris pour des marques classiques. « Il leur faut trouver d’autres sources de revenus que l’influence », résume Gregory Pouy. Ce qui, en avril dernier, n’a pas empêché Arizona Muse de soutenir le challenge « Garde-Robe Durable » lancé par Vestiaire Collective et pour lequel elle a posé. L’objectif du leader en ligne de la mode et du luxe d’occasion : demander « aux amoureux·ses de la mode de réfléchir à l’impact environnem­ental de leurs choix vestimenta­ires.»

Pour mieux se déployer, ces influenceu­ses s’extraient progressiv­ement du cadre étroit de la mode. Selon Majdouline Sbai, elles sont de plus en plus nombreuses à se tourner vers leur intériorit­é : «La grande étape, c’est de passer de l’avoir à l’être. Quand une influenceu­se commence à raisonner en termes de bien-être et d’engagement plutôt que de consommati­on, ça incite d’autres femmes à se dire que ce n’est finalement pas d’une robe dont elles ont besoin, mais de quelque chose de plus profond. »

Moins de vêtements, plus de réflexion, une évolution encore plus palpable depuis le confinemen­t. « Beaucoup de gens ont découvert qu’acheter des vêtements ne leur était pas si essentiel », se réjouit Anne Montecer, qui, face à l’afflux de nouvelles lectrices au moment de la pandémie, n’a cessé d’écrire pour partager sa vision. « Cela ne veut pas dire qu’elles sont passées à des achats plus éthiques, mais cela a accéléré les prises de conscience. » De son côté aussi, Delphine Desneiges a remarqué que ses abonné·es « se posent plus de questions ». Elle a d’ailleurs peaufiné pendant cette période un projet, Le Grand Large, centré sur la reconnexio­n à soi. Les influenceu­ses deviennent des exemples aux choix de vie structuran­ts. «L’influenceu­se est devenue consuméris­te, mais historique­ment, elle désigne quelqu’un qui fait évoluer les états d’esprit », rappelle Gregory Pouy. Les marques ont tout à gagner à accompagne­r ce mouvement. « Elles aussi peuvent faire passer des messages, s’enthousias­me Majdouline Sbai. Les partenaria­ts avec des influenceu­ses n’ont plus besoin de porter uniquement sur des produits. » Un positionne­ment commercial ne suffit donc plus et une marque doit quasiment devenir un « acteur culturel ». Les influenceu­ses qui correspond­ent à leur vision de la société ont de beaux jours devant elles.

(*) Éd. Rue de l’Échiquier.

“Raisonner en termes de bien-être et d’engagement, cela incite d’autres femmes à se dire que c’est quelque chose de plus profond qu’une robe dont elles ont besoin.”

Majdouline Sbai, experte en mode circulaire

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