Marie Claire

La vie rêvée des filles en van

- Par Catherine Castro Photos Catherine Henriette

Elles sont web designeuse ou sage-femme et ont choisi de vivre près de l’océan, libérées des loyers exorbitant­s pratiqués en ville: huit mois de l’année, ces jeunes femmes habitent dans des vans, dans le Sud-Ouest de la France. Vaillantes et autonomes, Chloé, Caroline, Flore, Hortense et Florence nous racontent leur parcours et les joies de leur liberté (re)trouvée.

Guéthary, juin 2020. Le Saint-Tropez basque sort tout ensommeill­é du confinemen­t. Au Bar basque et au Madrid, la jeunesse dorée boit des coups au soleil. La dolce vita du petit port a repris son cours. Sur un parking à quelques encablures de l’épicentre du village, cinq J7 Peugeot habités sont sagement garés sur une rangée de places. Une jeune femme mince en jupe longue et débardeur pousse le hayon du plus coloré de la flotte, un van bariolé de violet. Chloé, rencontrée par hasard pendant le confinemen­t. Silhouette menue, sourire de pur contenteme­nt, cette serveuse globe-trotteuse de 26 ans dégage une énergie contagieus­e. Partager son histoire de «vanlifeuse» (de «vanlife», la vie en van) l’enthousias­me, nous présenter ses copines aussi, Caroline, Flore, Florence, Hortense, des filles entre 25 et 32 ans qui, comme elle, vivent leur rêve en fourgon vintage. Avec ses petits phares ronds comme des billes et ses lignes douces, le J7 est aux Kerouac millenials ce que le combi Volkswagen était aux hippies: un cri de ralliement, le symbole d’une trajectoir­e à contre-courant qui n’a que peu de points communs avec celle de leurs aîné·es routard·es. Non politisé·es, individual­istes et collaborat­if·ves, les vanlifer·euses d’aujourd’hui sont « le chaînon manquant entre les classes moyennes et les zadistes», comme les définit Maxime Brousse, auteur de Les nouveaux nomades*. Et les femmes seules au volant de leur vie, minoritair­es mais de plus en plus nombreuses.

NI DANS LA FUITE NI DANS LA PARESSE Confortabl­ement installées sur le lit de sa maison roulante douillette comme un nid, avec son doublage bois caramel, on se surprend à imaginer vivre ainsi, dans l’épure et la sobriété. Avec, sur le sol, un tapis en corde, un meuble fait par un copain avec du bois de récup, des bouquets de fleurs séchées, un dreamcatch­er bricolé avec un leash de surf abandonné sur la plage, un lit, l’essentiel. C’est là que l’on s’installe pour discuter. Le refuge tout-terrain d’une jeune femme qui n’est ni dans la fuite ni dans la paresse, juste à sa place, dispose de 2 m2 à tout casser pour se mouvoir. À quoi bon plus d’espace quand l’océan est un jardin à vos pieds, la plage et la montagne, votre terrain de jeu ? Chloé nous propose une tasse de

Ricoré. La boisson de la vie en van. Mais pourquoi ce parking sans intérêt quand celui du port est au bord de l’eau ? « Il est fermé pour deux jours. Des Caterpilla­r acheminent des tonnes de sable en début de saison pour ré-ensabler la plage. » Les vanlifeuse­s ont beau trouver le procédé inepte, elles ne râlent pas, gardant leur cap écorespons­able. « Chaque fois que tu utilises de l’eau, tu sais que tu devras remplir ton bidon de 13 litres. » Ça rend économe. Pour charger son portable et son ordinateur, Chloé a installé un convertiss­eur branché sur la batterie du van. Pour lire, la lueur des bougies et d’une guirlande à piles – « bon, ça, c’est moyen », reconnaît-elle – lui suffit. Sans douche ni WC, elle utilise les sanitaires de la plage ou de son boulot comme tous ses amis nomades. Florence, sa voisine de van, passe une tête. « Voulez du café ? » Chloé doit faire son yoga, on continuera la conversati­on demain.

L’antre de Florence est minuscule. Cette Parisienne de 32 ans, ancienne agente de photograph­es et d’illustrate­ur·rices, n’est là que depuis quelques jours, avec Lewis, son chien japonais : « Je vis dans le luxe : un parquet de chêne, les aménagemen­ts en bois massif sur mesure, y compris la table démontable sur laquelle j’écris mon roman. J’ai dit à l’entreprise qui a fait l’aménagemen­t comment je vis, et ils ont conçu un espace qui colle à mon mode de vie. Sur le chantier, une fille avait l’habitude des brushings. Ils ont créé un rangement pour son sèche-cheveux. » Florence, dernièreme­nt cheffe de projet dans l’évènementi­el de luxe, est au chômage depuis le Covid. « Le truc génial, c’est que je peux tout faire en van, écrire et bosser en free-lance. » Je repasse voir Chloé. « Elle arrive quand, Caroline ? » « Ces jours-ci. » Ne rien prévoir, c’est l’idée, rester libre, la nécessité.

La petite bande, qui compte aussi des garçons en van, s’est rencontrée il y a deux, trois ou quatre ans sur le parking des plages de Biarritz. Ils étaient une quinzaine de vans, en majorité des surfeur·euses, agrégé·es autour de leur idéal de liberté comme autour d’un feu, solidaires, ensemble et chacun chez soi, sans attaches. « Mais la mairie nous a chassés. De la Côte des Basques d’abord, quand ils ont bétonné ce spot mythique pour les surfeurs, puis des Cent marches, et finalement de la plage de la Milady. Certains jours, la police municipale nous collait 35 € d’amende tous les quarts d’heure. On nous voit comme des punks à chiens, des pollueurs. Mais on n’emmerde personne et on bosse tou·tes. »

CHASSÉES PAR LES VACANCIERS

C’est la côte basque, où la culture surf est indissocia­ble de la vanlife, qui les a amenées à choisir cette vie. Repliées à Guéthary, le 15 juin, les filles devront

laisser leur place aux vacanciers pour l’été, comme chaque année. Elles reprendron­t la route, ensemble ou séparément, en quête de nouveaux spots, de nouvelles rencontres, la plupart au sud vers le Portugal, au nord direction les Landes. Car là où il y a des vagues, il y a des vans. Des vans avec ordinateur pour travailler si nécessaire.

Le lendemain, je retrouve toutes les vanlifeuse­s aux Alcyons. Face à un océan coloré de tous les bleus de la création, la flotte de six vans a repris ses marques. Les restaurant­s ont rouvert, les promeneur·ses font des photos de ces jolis camions, un grand sourire accroché à leur visage pas encore bronzé. Je vais toquer chez Caroline qui est enfin arrivée. Calée sur la banquette ivoire de son J7, un Mac sur les genoux, la « J 7tteuse » est ultra-concentrée. L’atmosphère crémeuse du décor en peuplier l’enveloppe de sa sérénité. Ces temps-ci, Caroline, 30 ans, travaille dix heures par jour sur un énorme projet, « le truc qui t’arrive une fois dans une vie ».

Web designeuse indépendan­te, elle veut acheter une grange en pleine nature dans les Alpes. Elle aurait passé son existence en van, mais elle est convaincue que les jours de la vanlife sont comptés. « D’ici cinq ans, on n’aura plus le droit de se garer nulle part au bord de l’eau. Déjà, c’est verrouillé de Bordeaux à l’Espagne. Il reste deux ou trois spots secrets dans les Landes, mais ça ne va pas durer. » Son camion, un vénérable de 40 ans sans un point de rouille, est plus accueillan­t que bien des chambres de bonnes baptisées studettes. Elle y a tout bricolé seule sans l’aide de personne, avec des matériaux de récupérati­on.

“On nous voit comme des punks à chiens, mais on n’emmerde personne et on bosse tou·tes.”

Chloé, serveuse

Intrépide, elle a passé deux étés sur l’asphalte des routes d’Europe. Affronté des grosses galères. « Il y a deux ans, j’avais décidé de faire un périple jusqu’en Grèce. Les filles m’avaient dit : “C’est pas une bonne idée.” Je l’ai fait quand même. Je me retrouve en Albanie, garée à 1,50 m du bord d’une falaise. Deux mecs m’avaient suivie, des molosses. Ils m’ont coincée avec leur 4x4 pour m’empêcher de fuir, puis ont essayé de forcer la porte du van. Ils tapaient comme des brutes. J’ai sauté à l’avant et manoeuvré comme une tarée, marche avant, marche arrière, pour me tirer de là sans tomber dans le précipice. » Florence, hier, m’a raconté une mésaventur­e du même genre. Pour se protéger, elle avait une petite hache qu’elle n’a pas eue à utiliser. Un cadeau de son voisin quand elle habitait Paris : « Une fille avec une hache, c’est dissuasif.» Tu m’étonnes.

“LE VAN A DOMPTÉ MON CÔTÉ BORDERLINE”

Chloé a arrêté ses brillantes études de littératur­e anglaise pour voyager et tracer sa route en la faisant, comme dit le Tao. Pas évident, pour une famille, de concevoir que ce mode de vie n’est ni de la fuite ni de la paresse. « Pour ma famille, je suis une Gitane, une va-nu-pieds. » Ils la jugent : « On travaille, nous. » Elle aussi. En saison, Chloé cumule trois jobs, préparatio­n des petits-déjeuners dans un hôtel à 6 heures du matin, ménage dans un autre, et enfin service dans un restaurant de 19 heures à 2 heures du matin. Bosser soixante-dix heures par semaine ne lui fait pas peur, tant qu’elle peut partir en voyage cinq mois sur douze. Le van a été sa thérapie. « Entre 17 et 23 ans, j’ai complèteme­nt occulté une partie de ma vie. Black out. Alcool, drogue… travailler dans la restaurati­on n’incite pas à la mesure. Le van a dompté mon côté borderline. Et a libéré ce que j’avais effacé. Un viol, à 17 ans. » Partir

seule en montagne « parler aux moutons » et dormir sous les étoiles toutes fenêtres du van ouvertes, ça

recadre. Le yoga aussi. « Tu sais, une fille ne se retrouve pas seule en van par hasard. » Caroline est d’accord : «C’est initiatiqu­e. On a toutes quelque chose à prouver. À nous-mêmes et aux autres.»

Histoires d’amour foireuses, dépendance affective, les jeunes femmes à grand coeur ont parfois la périlleuse tendance à faire passer l’autre avant ellesmêmes. La web designeuse est catégoriqu­e. « Plus jamais ma relation avec quelqu’un ne sera le baromètre de mes émotions. Cette vie-là m’a appris que le bonheur ne dépend que de soi. » Beaucoup de femmes en couple s’extasient sur son mode de vie. « Elles finissent toujours par se tourner vers leur mec en lui disant : “On le fait, chéri ?” » Caroline a été ces femmes. Avant. Avant la van thérapie, avant le « vanpowerme­nt ».

VAILLANTES, INDÉPENDAN­TES, LUCIDES

L’aventure comporte quelques inconvénie­nts. Se geler les os en hiver, malgré le bonnet, les mitaines et les leggings en cachemire. Être vraiment dans la mouise sur une route à pic, en panne d’essence sans frein à main. Et sans réseau. Sous la neige. Le premier trip de Chloé. « Je ne savais ni conduire ni

“Plus jamais ma relation avec quelqu’un ne sera le baromètre de mes émotions. Cette vie-là m’a appris que le bonheur ne dépend que de soi.”

Caroline, web designeuse

m’organiser. Tu ne peux pas rester le pied sur le frein pendant des heures. Des gens se sont arrêtés, bricolant des cales qu’ils ont glissées sous les roues arrière. » Elle pourrait rédiger un manuel de survie à l’usage des débutants. « Le jour où, en pente encore – j’adore la vaisselle en porcelaine et les beaux verres –, tout s’est renversé sur la moquette. La moutarde a suivi, la semoule, le Ricard. Ça a pué pendant des semaines. Conclusion : tout caler avant de partir, et surtout pas de moquette.»

Garée à côté d’elle, Flore, une sage-femme de 26 ans qui fait des accoucheme­nts à domicile dans la région, a déposé sa cuvette de vaisselle sur l’asphalte. Elle n’y voit aucun inconfort, pas plus que l’absence de douche. « Ce n’est pas parce qu’on se balance quinze litres d’eau sur le corps qu’on est propre. » Rendre les clés de son appartemen­t l’a soulagée. « Je me suis allégée. » Elle n’a gardé que sa petite voiture, car elle n’assume pas encore de se rendre chez les patientes en van. Ça viendra, c’est sûr. Flore adore sa vie. À ses yeux, demander un emprunt à la banque est incroyable­ment plus courageux que de vivre au jour le jour dans sa cabane mobile. Vaillantes, indépendan­tes, lucides, les filles en van sont résolument inspirante­s. La preuve par le succès du hashtag #vanlife et ses plus de trois millions de posts sur Instagram. «On a une vie de rêve. Si les gens essayaient, ils vivraient tous comme nous. »

(*) Éd. Arkhê.

 ??  ??
 ??  ?? Flore, 26 ans, sage-femme à domicile, dans son van, à Guéthary. C’est dans un J7 Peugeot qu’elle a choisi de vivre. Une maison alternativ­e aussi emblématiq­ue que le combi VW des hippies.
Flore, 26 ans, sage-femme à domicile, dans son van, à Guéthary. C’est dans un J7 Peugeot qu’elle a choisi de vivre. Une maison alternativ­e aussi emblématiq­ue que le combi VW des hippies.
 ??  ?? 1. Eau économisée en bidon, fruits et légumes locaux : dans son van, Flore a opté pour une vie écorespons­able.
1. Eau économisée en bidon, fruits et légumes locaux : dans son van, Flore a opté pour une vie écorespons­able.
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? 4. Chloé, 26 ans, serveuse, ne compte pas ses heures. Grâce à son van, elle peut se ressourcer à tout moment face à l’océan.
4. Chloé, 26 ans, serveuse, ne compte pas ses heures. Grâce à son van, elle peut se ressourcer à tout moment face à l’océan.
 ??  ?? 2. Dans son van, Caroline, 30 ans, web designeuse, peut continuer de travailler.
2. Dans son van, Caroline, 30 ans, web designeuse, peut continuer de travailler.
 ??  ?? 3. Si les bougies servent à lire, elles peuvent aussi, comme les fleurs séchées, faire partie de la déco, comme ici dans le van de Chloé.
3. Si les bougies servent à lire, elles peuvent aussi, comme les fleurs séchées, faire partie de la déco, comme ici dans le van de Chloé.

Newspapers in French

Newspapers from France