Marie Claire

« Prendre soin de soi, c’est vivre selon son tempo »

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Chaque mois, la philosophe Marie Robert (1) partage quelques principes pour rendre le quotidien plus léger. Elle commence ici avec l’idée de vraiment se mettre “en congés” de la course après le temps.

«La salade de pâtes a été oubliée sur la table du salon, à côté d’un exemplaire fatigué d’Agatha Christie. Dans la cuisine, une vague odeur de citronnell­e marque son territoire. Décor immuable pour un été qui revient chaque année. Carte routière pour les uns, crème solaire pour les autres, à deux ou en tribu, l’enjeu est le même, puiser dans cette parenthèse estivale les ressources des mois à venir. Prendre le temps du repos, et enfin honorer cette vie saine que nous fantasmons pendant l’année. Les yeux rivés sur nos ordinateur­s, on se réjouit de ces réveils aux aurores, profitant d’une méditation au son des vagues, de ces courses au marché, libéré de l’air oppressant des grandes surfaces. On ne pense qu’à l’enthousias­me suscité par ces tablées bavardes, tissées d’amis et de famille, enfin à portée de nos rires et de nos bras. Un rêve de bonheur qui nous tient debout, lorsque nos plannings deviennent des espaces confus où la seule finalité semble être l’épuisement. Prendre soin de soi, comme une exquise impatience, comme une unique exigence. Mais est-ce si facile à réaliser?

Dès les premières lueurs de nos précieux congés, le rêve commence à s’écailler. Les injonction­s n’ont pas disparu, elles ont simplement changé de territoire. Dès le réveil, on vise l’efficacité. La méditation nous fait bâiller, mais il est impossible de se rendormir, il faut aller chercher les croissants pour la maisonnée qui va bientôt s’animer. À peine installée pour un café que déjà la queue au marché nous fait craindre le retard au déjeuner. Pendant ce temps-là, l’ado a perdu son chargeur, l’enfant attend qu’on l’emmène à son stage de voile et la copine voudrait aller visiter le village à ne pas manquer. La sieste se métamorpho­se alors en course à la productivi­té. Les cases à cocher ne cessent de se multiplier et les jours s’enchaînent en accéléré. Prendre soin de soi revêt des allures de chimère, une fantaisie pour ceux qui n’ont pas de to do list à traiter. En un souffle de mistral, la fin de l’été surgit et nous laisse échoué·e sur le rivage de la rentrée.

À qui devons-nous ce rapport contrarié au temps? Pourquoi la frénésie semble être notre seule modalité? Le philosophe allemand Hartmut Rosa, dans son remarquabl­e ouvrage Accélérati­on (2), souligne à quel point, aujourd’hui, tout va trop vite. On voyage plus vite, on travaille plus vite, on mange plus vite, on séduit plus vite. Pourtant, ces gains apparents vont de pair avec le sentiment de ne plus avoir une minute à soi, même en vacances. Au coeur de ce système, la peur de passer à côté des choses, de ne pas réussir l’exercice des congés, de ne pas incarner cet être beau, bronzé, cultivé, reposé et convivial, qui sait tout gérer. Les obligation­s remplacent le plaisir. La performanc­e s’invite sur nos transats. Mais est-ce si grave de ne pas

“En vacances, est-ce si grave de ne pas aller chercher de croissants, de ne pas tout visiter ?”

aller chercher de croissants? De ne pas tout visiter? De laisser l’ado, l’enfant, la copine se débrouille­r? Ce vertige du temps qui fuse finit par immobilise­r l’homme, surmené et désoeuvré sur le plan existentie­l. Alors comment ne pas succomber? Pas de méthode miracle, si ce n’est peut-être d’observer ce temps qui nous oppresse. Ni ralentir ni courir, mais plutôt, ainsi que le propose Montaigne: “Vivre à propos.” Pour trouver sa cadence, il faut donc être capable de s’écouter, de se rapprocher de soi, de se sentir. Chaque individu a son rythme qui ne peut être dicté par aucun autre. Quel est celui qui nous ressemble? Celui qui nous permet d’être toujours présent·es à nous-mêmes et à ce que l’on fait? C’est en y répondant que l’individu s’ancre en luimême, ressource son corps et son âme, et peut jouir réellement de l’été tant désiré.»

1. Auteure de Descartes pour les jours de doute et autres philosophe­s inspirants, éd. Flammarion/Versilio.

2. Éd. La Découverte.

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