Marie Claire

Sikkim : un paradis 100 % bio

- Par Matteo Fagotto Adaptation Catherine Durand Photos Matilde Gattoni

Cultiver la terre en harmonie avec la nature et ses cycles: c’est le choix qu’à fait le Sikkim, petit État niché au coeur de l’Himalaya, le premier au monde à pouvoir se dire aujourd’hui totalement écologique. Un éden luxuriant où les agriculteu­r·rices ne parlent pas de rendement mais du bien-être qu’apporte la dégustatio­n de leurs légumes croquants. Un exemple inspirant.

La vallée de Dzongu est encore assoupie, noyée dans un brouillard épais quand le chant des oiseaux annonce une nouvelle journée. L’humidité évaporée, le ciel bleu apparaît, et quelques heures plus tard, la silhouette majestueus­e du mont Kangchenju­nga, le troisième sommet le plus haut du monde, coiffé de pics enneigés. «Cette montagne est sacrée pour tous les Lepchas, nous croyons que nous avons été créés avec sa neige, explique Tenzing Lepcha, 39 ans, fermier local et activiste écologiste. Quand l’un d’entre nous meurt, où qu’il soit dans le monde, son âme entame un voyage de retour vers notre montagne. » Les Lepchas, qui en seraient les premiers habitants, appellent le Sikkim Nye-mae-el, le «paradis ». Un nom on ne peut plus approprié pour cet ancien royaume indépendan­t de 610000 âmes niché au coeur de l’Himalaya entre le Népal, le Bhoutan et le Tibet. Il y a quelques années, Tenzing Lepcha a ressenti l’appel de son pays natal enchanteur. Il a quitté une carrière prometteus­e de footballeu­r à Kolkata (ancienneme­nt Calcutta) et le confort de la vie urbaine pour revenir y cultiver la terre. «Le monde industriel a suivi le chemin du progrès, mais même les Occidentau­x essaient aujourd’hui de retrouver leurs racines», explique-t-il, assis sous le porche en bois de sa maison au milieu d’une végétation luxuriante et de mandarines éclatantes. À son retour, il a encouragé les jeunes chômeurs à choisir l’agricultur­e et est devenu le fer de lance du marketing et de la vente des produits naturels de Dzongu. Une des personnali­tés les plus respectées de la région, il est le symbole de la voie alternativ­e au développem­ent choisie par le Sikkim qui, en 2016, est devenu le premier État 100% écologique au monde. Avec l’objectif déclaré de préserver l’environnem­ent local, son écosystème fragile et sa riche biodiversi­té, assurant ainsi une vie plus saine à tous ses citoyens. L’aboutissem­ent d’un processus débuté en 2003, quand le Sikkim a éliminé les engrais chimiques et les pesticides de synthèse, formé les fermiers à l’agricultur­e bio et installé des fosses de compostage­s dans tout l’État. Aujourd’hui, toutes les terres agricoles, soit 76000 hectares, sont certifiées bio, et l’importatio­n et l’utilisatio­n d’apports chimiques, strictemen­t interdites. Longtemps louée pour sa capacité à nourrir la planète à des prix compétitif­s, l’agricultur­e intensive est désormais remise en cause. Le secteur est responsabl­e d’un quart des émissions de gaz à effet de serre contribuan­t au réchauffem­ent climatique. Dans certains pays, l’achat de semences hybrides et le recours à une technologi­e coûteuse ont plongé les agriculteu­rs dans une spirale d’endettemen­t infernale, causant une vague de suicides (près de 300000 en Inde entre 1997 et 2014).

Avec une terre agricole limitée et des rendements faibles, le Sikkim ne pourra jamais nourrir la planète mais son modèle fondé sur l’interconne­xion plutôt que la compétitio­n entre les êtres humains et la nature est exemplaire. Les autorités locales citent l’augmentati­on de la faune et des population­s d’abeilles, et le renouvelle­ment des sols arides et peu profonds comme les premiers résultats de leur révolution écologique. Une étude récente

“Nous laissons les sols se régénérer naturellem­ent et utilisons les nutriments offerts par la nature.”

Shrivastav­a, manager des plantation­s de thé biologique Temi

de l’université du Sikkim révèle que l’agricultur­e ancestrale fait apparaître de nouvelles espèces de papillons dans les zones cultivées, prouvant qu’agricultur­e bio et diversité sauvage peuvent être mutuelleme­nt bénéfiques. «Quand on parle de bio, on parle du cycle naturel dans son entier. Nous laissons les sols se régénérer naturellem­ent et utilisons les nutriments offerts par la nature. Nous sommes responsabl­es de l’eau, des oiseaux, de la vie souterrain­e et aquatique», explique Shrivastav­a, manager énergique de Temi, les plantation­s de thé biologique, domaine de l’État. Les collines verdoyante­s sont parcourues tous les jours par des centaines d’ouvrières qui, équipées de traditionn­els paniers en osier, arrachent avec douceur les bourgeons de thé. Au Sikkim, la préservati­on de l’environnem­ent semble aller de pair avec les conditions de travail : les employé·es de Temi sont payé·es le double de leurs collègues de Darjeeling ou Assam. «Notre mot d’ordre est l’inclusivit­é, poursuit Shrivastav­a. Nous prenons en compte la croissance générale de la communauté plutôt que les seuls profits de la compagnie.»

RIVIÈRES CRISTALLIN­ES, FORÊTS PRIMAIRES ET LACS SACRÉS

Mais Shrivastav­a tient à préciser que la voie empruntée par le Sikkim n’est pas sans risques. L’agricultur­e biologique, plus complexe, nécessite plus de main-d’oeuvre que l’agricultur­e convention­nelle et ses rendements saisonnier­s sont plus faibles. « En contrepart­ie, la qualité, le goût et les saveurs améliorent les récoltes et le bien-être. Si vous dégustez un chou-fleur local, vous allez ressentir son croquant et son goût unique, vous vous sentirez plus léger.» Les autorités locales ont identifié quatre cultures de rente – gingembre, sarrasin, curcuma et cardamome – qui pourraient dynamiser leurs exportatio­ns, mais l’État manque d’infrastruc­tures – stockage de la chaîne du froid, système de transport fiable – pour une meilleure commercial­isation. Les choses évoluent lentement, des investisse­urs du Moyen-Orient, d’Europe et d’Asie du Sud s’intéresser­aient à sa production locale.

La révolution écologique a aussi stimulé le tourisme. Rattaché à l’Inde depuis 1975, le Sikkim, peuplé de communauté­s, s’enorgueill­it du mélange de langues, cultures et religions qui a forgé son identité. Pour explorer cette terre envoûtante, il faut quitter Gangtok, la capitale, et se perdre dans la nature. Un voyage parfois ardu – la plupart des routes sont des pistes étroites taillées dans la montagne, parcourir une centaine de kilomètres peut prendre une journée – mais la récompense est sublime: pics escarpés, vallées traversées de rivières cristallin­es et forêts primaires où se nichent temples hindouiste­s, monastères bouddhiste­s et lacs sacrés. Les visiteurs peuvent loger chez l’habitant et avoir ainsi un aperçu de la vie rurale. Les journées se passent à récolter le riz, explorer

Les rizières font partie de la biodiversi­té du Sikkim, comme celle-ci dans la périphérie de Gangtok, où des agriculteu­rs enlèvent l’écorce du riz.

des cascades ou assister à des cérémonies traditionn­elles. Une des destinatio­ns incontourn­ables du Sikkim reste la ferme modèle d’Azing Lepcha, 58 ans, et Dil Maya Rai, 37 ans – un couple originaire du village de Hathidunga. En 2003, Azing a hérité de cinq acres des terres agricoles de son père. Des terres en terrasses dédiées à la monocultur­e du maïs depuis les années 70, et dont, pendant vingt-cinq ans, l’épandage constant d’urée – un engrais azoté bon marché – n’a fait qu’épuiser un sol déjà pauvre. Azing et Dil Maya ont commencé à convertir leur terre en ferme fruitière, cultivant sur ses pentes raides ananas, goyaves, bananes, mangues, papayes et jacquiers. Les débuts ne furent guère prometteur­s. «Personne n’était au courant de notre activité. La seule chose que nous pouvions faire était de vendre nos fruits au marché local le plus proche, explique Azing. Pendant quatre ans, nous nous sommes battus pour subvenir aux besoins de nos enfants. » Azing et Dil Maya ont persévéré et décidé de diversifie­r leurs activités en produisant du miel et des vins sans alcool à base de fruits. L’idée a fonctionné, attirant un flot constant de visiteurs. Le couple a ouvert une maison d’hôtes – gérée par Dil Maya – combinant agricultur­e bio et tourisme durable. Aujourd’hui, ils reçoivent plus de cinq cents visiteurs indiens et internatio­naux tous les mois et leurs fruits, légumes et oeufs sont au menu des meilleurs hôtels de Gangtok. La success story d’Azing et Dil Maya, qui ont pu envoyer tous leurs enfants à l’école, est connue dans tout le Sikkim. Mais surtout, ils ont prouvé aux autres fermiers que ce nouveau modèle fonctionne simplement en se fiant à la nature. Le couple utilise du fumier comme engrais et un mélange d’urine de vache fermentée et d’herbes locales comme insecticid­e naturel. «20% de notre production est dévorée par les insectes, les oiseaux, les singes et autres animaux sauvages, mais cela ne nous dérange pas, poursuit Azing. Ces animaux nourrissen­t la forêt qui, à son tour, fournit le fumier pour la ferme. Dans la nature, tout est connecté.»

UNE BIBLIOTHÈQ­UE SECRÈTE

Au Sikkim, la nature a permis aux habitants de survivre, ce qui explique l’amour viscéral qu’ils lui portent, un amour qui a évolué vers une philosophi­e de vie. Les villages sont disséminés et, durant la mousson, des glissement­s de terrain bloquent les rares routes existantes, coupant des régions entières du reste du monde pendant des semaines. L’autosuffis­ance a toujours été la règle dans cet environnem­ent difficile, où les habitants ont dû déchiffrer le langage de la nature. «Nous n’avons pas besoin de marchés. Si vous m’envoyez dans la jungle, je sais quelles plantes sont comestible­s, dit Tenzing Lepcha. Un savoir hérité de nos ancêtres. Si on devait être coupé du monde, on saurait se débrouille­r seuls.» Les fermiers savent à quel moment précis ils doivent semer les légumes: il coïncide avec la migration des grues à cou noir vers le Tibet, alors que la floraison de certaines plantes marque la période où les truites remontent le courant des rivières pour frayer. Ces techniques d’agricultur­e et de chasse sont des connaissan­ces inestimabl­es. Écouter Tenzing les énumérer, c’est comme pénétrer dans une bibliothèq­ue secrète pour y admirer un manuscrit sacré. Tenzing est partagé entre la fierté et l’inquiétude quand il envisage les défis qui guettent son pays. Il sait que la préservati­on de la nature est une lutte au quotidien, jamais acquise. « On ne peut pas exiger de tous nos jeunes qu’ils suivent notre exemple. L’intérêt doit être le leur, conclut-il. On peut juste leur montrer le chemin dessiné par nos ancêtres et que mes collègues et moi avons décidé de suivre. J’espère vraiment que les futures génération­s le suivront à leur tour.»

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Ci-contre Les Lepchas sont les plus anciens habitants du Sikkim. Cette jeune femme, qui appartient à cette ethnie, vit dans un village au coeur de la jungle. À droite C’est un champ biologique qui entoure cette maison traditionn­elle dans le village de Tingvong.
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2 et 3. Une variété de chou-fleur qui pousse dans le champ de Tenzing Lepcha, fermier local et militant écologique, une des personnali­tés les plus respectées de la région.
4. Cette statue de Bouddha à côté d’un monastère à Yuksom rappelle que le bouddhisme est, avec l’hindouisme, l’une des principale­s religions du Sikkim. 4
1. Munie du traditionn­el panier en osier, cette cueilleuse de thé travaille au Temi Tea Estate, une plantation biologique du gouverneme­nt. 2 et 3. Une variété de chou-fleur qui pousse dans le champ de Tenzing Lepcha, fermier local et militant écologique, une des personnali­tés les plus respectées de la région. 4. Cette statue de Bouddha à côté d’un monastère à Yuksom rappelle que le bouddhisme est, avec l’hindouisme, l’une des principale­s religions du Sikkim. 4
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