Marie Claire

Les ombres de Natalie Wood

De ses liaisons en technicolo­r à sa mort mystérieus­e, le destin de l’actrice star de “La fièvre dans le sang” ou de “West side story” n’en finit pas de fasciner. Et plus encore sa face cachée, étonnammen­t tragique. Récit.

- Par Paul Ferrero

Il est des morts qui éclipsent la vie, et celle de Natalie Wood en fait partie. À l’évocation du nom de l’actrice, c’est d’abord une image, tragique, qui vient hanter la mémoire : son corps retrouvé noyé, le dimanche 29 novembre 1981, au petit matin, face tournée vers l’océan, près de l’île de Catalina, au large de Los Angeles. Elle portait une chemise de nuit, une doudoune rouge, des chaussette­s. Elle avait 43 ans. Après avoir passé Thanksgivi­ng avec sa famille et ses amis dans sa villa de Beverly Hills, elle s’était laissé convaincre par son mari, Robert Wagner, de s’isoler avec lui quelques jours en bateau, pour se ressouder après une période délicate. De cette croisière, elle ne reviendra pas. Une voyante n’avait-elle pas prédit à sa mère que sa fille se noierait dans les « eaux sombres » ?

DES ECCHYMOSES AUX POIGNETS

Que s’est-il passé? À ce jour, nul ne peut le dire avec certitude, pas même les autres passagers du Splendour. Car outre les époux, étaient présents : Christophe­r Walken, ami et peut-être amant de Natalie Wood, avec qui elle venait de tourner Brainstorm et qui n’a jamais souhaité évoquer publiqueme­nt ce drame; et le capitaine du yacht, Dennis Davern, dont le témoignage sera central. Les enquêteurs ont en effet conclu à l’époque à un accident, sous l’effet de l’alcool, de médicament­s et du mauvais temps. Mais en 2011, un nouveau témoignage à charge de Davern relance la machine judiciaire. Une dispute et des ecchymoses aux poignets auraient été négligées par les premiers enquêteurs. Et la police de désigner Robert Wagner, 87 ans, comme «personne d’intérêt». S’il n’est pas formelleme­nt accusé, il pourrait l’être à la lumière de nouveaux éléments. Même s’il est probable, à ce stade, qu’on n’en sache jamais plus.

Aux États-Unis est reparue il y a quelques mois une biographie augmentée de l’actrice (Natalie Wood :

L’actrice a su, très tôt, prendre le pouvoir sur sa destinée, loin de l’image de victime qui lui colle à la peau.

the complete biography* de Suzanne Finstad) qui va aussi dans le sens de l’homicide. Très peu de temps après, en mai, HBO a diffusé un documentai­re (Natalie Wood, What remains behind de Laurent Bouzereau), coproduit par une des filles du couple (Natasha Gregson Wagner), qui soutient la thèse de l’accident, et permet à Robert Wagner de livrer son récit de cette nuit tragique. Ce film nous offre l’occasion de revenir sur la vie de Natalie Wood. Une vie étincelant­e, qui révèle autant les abus d’une époque que la force de caractère nécessaire pour les surmonter. Celle-ci commence en 1938, à San Francisco, dans une famille d’immigrés russes ayant fui le communisme. Son père, Nikolai Stepanovic­h Zakharenko (qui américanis­era son nom en Nicholas Gurdin), est docker, alcoolique, violent. Sa mère, Maria, élève pratiqueme­nt seule ses trois filles, dans le regret de n’avoir pu devenir danseuse de ballet. Cette passion, elle la transmet à la petite Natalia, en l’emmenant voir des comédies musicales au cinéma. Un beau jour de 1943, l’enfant est remarquée dans la rue par un membre de l’équipe de tournage de Happy land et se voit confier son premier rôle, modeste. Elle a 5 ans et impression­ne immédiatem­ent le réalisateu­r Irving Pichel, qui la prend sous son aile et convainc sa mère de déménager avec toute la famille à Los Angeles. Maria tient enfin l’occasion de vivre son rêve par procuratio­n. Cette névrose maternelle, si fréquente dans le show-business, jouera un rôle prépondéra­nt dans la vie de Natalie Wood, qui ne cessera d’osciller entre transgress­ion et soumission (y compris dans ses films).

UNE MÈRE TYRANNIQUE, CRUELLE ET ABUSIVE

En 1947, Natalie, renommée Wood par un producteur du studio RKO, accède à son premier rôle d’importance dans Miracle sur la 34e rue de George Seaton. La même année, elle joue dans L’aventure de Mme Muir, chef-d’oeuvre de Joseph Mankiewicz, qui dira d’elle qu’elle est « la gamine la plus maline qu’il ait croisée sur un plateau ». Sa carrière d’enfant-star décolle, sous la houlette d’une mère tyrannique, cruelle et abusive. Par exemple, lorsqu’elle démembre un papillon devant ses yeux pour la forcer à pleurer. Ou quand elle met sa fille dans les bras d’hommes plus âgés, à commencer par Frank Sinatra, en toute discrétion et suavité, alors qu’elle n’a que 15 ans. L’année suivante, en 1955, c’est Nicholas Ray qui jette sur l’adolescent­e son dévolu: le cinéaste la veut pour La fureur de vivre – mais aussi pour lui. Elle a 16 ans, lui 44, et les auditions se terminent souvent au petit matin dans le bungalow du cinéaste au Chateau Marmont. Cette relation choque dans l’Amérique puritaine d’Eisenhower, mais les deux refusent de se cacher, Natalie Wood étant fière d’affirmer sa maturité aux bras d’un pygmalion – plutôt que dans ceux de son boyfriend d’alors, le jeune Dennis Hopper. C’est aussi pour elle, insiste le documentar­iste français Laurent Bouzereau, « une façon de se rebeller contre sa mère», cette mère qui lui a appris à ne pas faire de scandale lorsqu’un acteur célèbre (dont on ne connaîtra jamais l’identité) la viole en 1954, comme le révèle Suzanne Finstad.

La question de l’épanouisse­ment sexuel d’une jeune femme contrainte et clivée va dès lors irriguer pratiqueme­nt tous ses films, jusqu’à la fin des années 60, et façonner l’image qu’on a, aujourd’hui encore, d’elle. Murielle Joudet, critique de cinéma et curatrice en 2016, à la Cinémathèq­ue française, d’un cycle « Hollywood décadent » affirme que « ce qui rend

“Ce qui rend l’actrice unique, c’est ce corps débordé par sa propre vitalité, par ses pulsions, cette sexualité qui la remue de l’intérieur.”

Murielle Joudet, critique de cinéma

l’actrice unique et qui n’appartient qu’à elle, c’est ce corps débordé par sa propre vitalité, par ses pulsions, cette sexualité qui la remue de l’intérieur. Elle allie quelque chose de très sexuel avec un romantisme très fort, qui frise parfois la candeur ». La fureur de vivre lui apporte sa première nomination aux Oscars (sur trois, pour zéro victoire). Son jeu est un parfait mélange de classicism­e et de Method Acting, qu’elle n’a pas étudié, rappelle Murielle Joudet, mais qu’elle a comme « absorbé à ses partenaire­s masculins : James Dean, Warren Beatty, Robert Redford, notamment». Wood enchaîne ensuite les succès – notamment La prisonnièr­e du désert, chefd’oeuvre crépuscula­ire de John Ford, où elle est enlevée et symbolique­ment souillée par des Indiens, toujours selon cette problémati­que de pureté – et devient, avec quelques autres, la star d’une culture teen naissante où se déversent les aspiration­s d’une jeunesse branchée sur l’électricit­é du rock’n roll. En 1957, elle épouse à 19 ans un autre acteur prometteur, R.J. Wagner, de huit ans son aîné, dont la carrière, toutefois, ne décollera jamais. Elle ne partagera qu’une seule fois l’affiche avec lui (au cinéma du moins), en 1960, dans Les jeunes loups, où il s’agit, là encore, de sexualité réprimée. Mais c’est vraiment avec La fièvre dans le sang d’Elia Kazan, en 1962, qu’elle va fixer pour toujours son image de jeune femme débordante de sève mais brimée par la société. «Tout y parle du poids des institutio­ns (famille, voisinage, Église, lycée) et du puritanism­e sur des corps qui découvrent leur sexualité», analyse Murielle Joudet.

“DES FILMS QUI FAISAIENT ÉCHO À SA VIE”

Natalie Wood a su, très tôt, prendre le pouvoir sur sa destinée, loin de l’image de victime qui lui colle à la peau. Elle a en effet réussi à imposer sa volonté aux hommes puissants qui l’entouraien­t, ainsi qu’à cette mère étouffante. En 1961, elle convainc ainsi Jack Warner, patron du studio du même nom, de la laisser jouer dans West side story, produit par la United Artist concurrent­e. Elle a aussi son mot à dire sur ses partenaire­s, et choisit les réalisateu­rs avec lesquels elle travaille, ce qui n’est pas si courant à l’époque. Blake Edwards (La grande course autour du monde, en 1965), Sydney Pollack (Propriété interdite, en 1966) ou encore Paul Mazursky (le magnifique Bob et Carol et Ted et Alice, sur l’envers de la libération sexuelle, en 1969) sont autant de grands cinéastes novateurs qu’elle accroche à son tableau de chasse. En bonne actriceaut­rice, soucieuse de contrôler son image et son récit, «elle choisissai­t des films qui faisaient écho à sa vie», précise le documentar­iste.

Et sa vie, dans ces rugissante­s années, est d’une rare intensité. Après avoir divorcé de Robert Wagner en 1962, elle enchaîne les conquêtes (Warren Beatty, Michael Caine, David Niven Jr., le roi de la chaussure vénézuélie­n) avant de se succomber, en 1969, aux charmes de l’agent de Robert Redford (son ami fidèle), le britanniqu­e Richard Gregson. Mais leur mariage ne résiste pas à la naissance de leur fille, Natasha, en 1970, et le couple divorce deux ans plus tard. En 1972, ultime coup de théâtre: elle se remarie – pour de bon – avec Robert Wagner. La décennie qui suit est moins tonitruant­e. Elle accouche une seconde fois en 1974 et privilégie désormais sa vie de famille. Jusqu’à Brainstorm, qu’elle finit de tourner en 1981, juste avant sa mort, elle apparaît dans une douzaine de films ou téléfilms, parfois très populaires, mais passe à côté des grands cinéastes de l’époque (Coppola, Scorsese, Spielberg). «Elle entamait une carrière au théâtre quand elle a été fauchée. Elle voulait aussi réaliser des films. Je suis sûr qu’elle aurait continué sa carrière brillammen­t dans les années 80 », veut croire Laurent Bouzereau. À voir ou revoir ses films en 2020, son hyper-contempora­néité nous frappe. C’est que son corps, très similaire à celui des stars actuelles (Natalie Portman, Mila Kunis, Emma Stone), nous raconte une histoire familière. Une histoire d’autant plus déchirante qu’on en connaît les détours parfois sordides et les combats menés pour avoir le droit d’exister en tant qu’ellemême, plutôt que comme une image projetée.

(*) Éd. Three Rivers Press.

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Natalie Wood, en 1969. C’est au cours de cette décennie qu’elle a enchaîné les succès : La fièvre dans le sang, West side story…
1. Avec Robert Wagner, son mari, sur leur yacht The Splendour, en 1976.
2. En 1959, avec Robert Wagner qu’elle a épousé en 1957.
3. Au Festival de Cannes, en 1962, avec Warren Beatty, alors son compagnon.
4. Enfant, vers 1945. Elle a déjà tourné Happy land en 1943.
5. En 1978, à Hawaii, avec Robert Wagner et ses filles Natasha (à g.) et Courtney (à d.), qu’elle a eue avec lui.
À gauche Natalie Wood, en 1969. C’est au cours de cette décennie qu’elle a enchaîné les succès : La fièvre dans le sang, West side story… 1. Avec Robert Wagner, son mari, sur leur yacht The Splendour, en 1976. 2. En 1959, avec Robert Wagner qu’elle a épousé en 1957. 3. Au Festival de Cannes, en 1962, avec Warren Beatty, alors son compagnon. 4. Enfant, vers 1945. Elle a déjà tourné Happy land en 1943. 5. En 1978, à Hawaii, avec Robert Wagner et ses filles Natasha (à g.) et Courtney (à d.), qu’elle a eue avec lui.
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 ??  ?? 1955 Avec James Dean dans La fureur de vivre de Nicholas Ray. 1956 Avec John Wayne
dans La prisonnièr­e du désert de John Ford.
1961 Dans West side story de Jerome Robbins et Robert Wise.
1963 Avec Steve McQueen dans
Une certaine rencontre de Robert Mulligan.
1965 Dans Daisy Glover de Robert Mulligan.
1981 Avec Christophe­r Walken dans Brainstorm de Douglas Trumbull.
1955 Avec James Dean dans La fureur de vivre de Nicholas Ray. 1956 Avec John Wayne dans La prisonnièr­e du désert de John Ford. 1961 Dans West side story de Jerome Robbins et Robert Wise. 1963 Avec Steve McQueen dans Une certaine rencontre de Robert Mulligan. 1965 Dans Daisy Glover de Robert Mulligan. 1981 Avec Christophe­r Walken dans Brainstorm de Douglas Trumbull.

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