Marie Claire

Interview

Isabelle Boni-Claverie, réalisatri­ce de Trop noire pour être française ?

- Par Catherine Durand

Lorsque vous avez réalisé votre documentai­re en 2015, pensiez-vous qu’il y aurait un jour un tel débat autour du racisme?

Je l’espérais. Faute de volonté politique, ces questions étaient absentes du débat public. C’est la première fois que, dans les médias, on aborde, parfois de façon polémique, ces notions de racisme systémique, de privilège blanc, réservées jusqu’ici au monde universita­ire et militant.

Certains reprochent aux activistes d’importer une rhétorique américaine alors que nous n’avons pas vécu la ségrégatio­n en France…

Le racisme a été si violent aux États-Unis que cela a obligé à un débat national que l’on essaie encore d’éviter en France. Et si nous n’avons pas connu cette ségrégatio­n sur le territoire hexagonal, elle a existé dans les anciennes Antilles françaises. C’était un système esclavagis­te où Blancs et Noirs ne se mélangeaie­nt pas. Cela imprègne encore la vie sociale là-bas. Puis c’est le départemen­t de Seine-SaintDenis (93) qui a été le plus impacté par la crise sanitaire. Là où on compte le plus de descendant­s ou d’immigrés d’Afrique du Nord et subsaharie­nne et des Caraïbes. Il existe donc une corrélatio­n entre des personnes socialemen­t défavorisé­es et leur origine ethnique. C’est important de le savoir et de le déconstrui­re, ce que malheureus­ement on ne fait pas suffisamme­nt.

Faudrait-il des statistiqu­es ethniques?

Oui, sachant que ce sont des statistiqu­es anonymes. On l’a vu pour la parité: grâce aux statistiqu­es, on a pu mesurer les inégalités, imposer des mesures corrective­s, fixer des objectifs aux entreprise­s et aux institutio­ns publiques. Pourquoi est-ce inacceptab­le quand il s’agit des origines ethno-raciales ? On ne résout rien en se voilant les yeux. Ce sont des outils à utiliser avec précaution, mais je ne me sentirais pas assignée si on me disait qu’il y a un très faible pourcentag­e de réalisatri­ces noires en France. Sans la mesurer, cette réalité, je la sens, je la vois, je la vis. Il faut y être sensibilis­ée pour prendre conscience d’une disparité énorme: moins de 1% des cadres dirigeants du CAC 40 sont non-blancs.

Éduquée dans la haute bourgeoise, votre milieu social ne vous a pas protégée du racisme ?

La classe n’efface pas la race. Il y a certes des inégalités purement sociales, on ne vit pas le harcèlemen­t policier et les contrôles à répétition dans mon quartier parisien. En revanche, je vis d’autres formes d’assignatio­ns, c’est subtil : quand j’amène mes enfants au foot, je suis leur mère ; au conservato­ire de musique, on me prend pour leur nounou. On trouve naturel qu’il y ait des Noirs dans certains endroits, dans d’autres non, c’est le racisme socio-racial.

Vouloir déboulonne­r des statues, débaptiser des établissem­ents publics, n’est-ce pas aller trop loin?

Je comprends que ça puisse être dérangeant mais je trouve important d’accepter de regarder en face les contradict­ions de l’histoire de France. Ça a été douloureux, ça a mis du temps, mais on a fini par le faire avec l’Occupation. Pourquoi pas avec l’esclavage et la colonisati­on ? C’est du même ordre. Interroger la face obscure du récit national.

Vos enfants grandissen­t-ils avec un autre regard sur la couleur de leur peau?

Aujourd’hui, il y a des égéries noires, et je montre à mes enfants depuis qu’ils sont petits des rôles-modèles noir·es et métis·ses. Malgré ça, ils me disent: « Ça aurait été bien si on avait été blancs.» Il y a un ambiant culturel, les enfants en sont imprégnés, ils perçoivent qu’ils sont minoritair­es et que c’est plus désirable et confortabl­e d’être blanc en France.

(*) À voir sur https://youtu.be/Md73-k26vdI, auteure de Trop noire pour être française?, éd. Tallandier. boniclaver­ie.com

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