Marie Claire

Dans la tête des éditrices de l’ère #MeToo

- Par Laure Marchand Illustrati­ons Rozenn Le Gall

Plus de points de vue féminins et d’auteures radicales: le monde du livre a changé depuis le tremblemen­t de terre #MeToo et l’affaire Matzneff. Mais comment rester vigilant·es sur la question de la représenta­tion de la femme sans tomber dans le piège de la censure? Directrice­s de collection­s et éditrices nous répondent.

En février dernier, Harvey Weinstein a été condamné à vingt-trois ans de prison. Après vingt-six heures de délibérati­on, les douze juré·es l’ont reconnu coupable de viol et agression sexuelle. Parmi eux·lles, la numéro 11 a failli ne pas y prendre part. Les avocats du producteur d’Hollywood ont tenté de la faire récuser au motif qu’elle publiait sur Internet des critiques de livres concernant des « prédateurs sexuels âgés ». À leurs yeux, les dangereux brûlots étaient Le consenteme­nt (1), récit autobiogra­phique de Vanessa Springora qui raconte sa relation sous emprise avec l’écrivain Gabriel Matzneff lorsqu’elle avait 14 ans et lui 50, et le roman américain Viens que je t’adore (2), où la narratrice s’interroge sur la nature de sa liaison avec son professeur de littératur­e à l’adolescenc­e. Le juge a rejeté la demande de la défense au motif que la jurée numéro 11 « ne faisait rien de répréhensi­ble». Mais cette petite histoire est révélatric­e des rapports de force qui se jouent dans la libération de la parole des femmes et du pouvoir de la littératur­e dans cette dynamique. Trois ans après le déclenchem­ent du mouvement #MeToo, parti des révélation­s sur les agissement­s d’Harvey Weinstein et, plus récemment, après la publicatio­n du Consenteme­nt, qui a secoué le monde de l’édition en France, quels sont les impacts de ces affaires sur la littératur­e? En non-fiction, les publicatio­ns d’essais et de témoignage­s sont nombreuses, soutenues par la demande du public. Sorcières, la puissance invaincue des femmes (3) s’est, par exemple, vendu à 170000 exemplaire­s. Mais les romans sont-ils aussi le lieu où les femmes reconquièr­ent leur place? Les éditrices lisent-elles les manuscrits différemme­nt à l’aune de cette révolte féministe ? L’enjeu pour elles ? Être en prise avec les avancées sociétales tout en essayant d’éviter l’écueil de la moralité. Dans leurs choix, elles sont grandement aidées par les textes qu’elles reçoivent: la génération montante de femmes écrivains – et des hommes aussi – bouscule les stéréotype­s en mettant en scène des héroïnes qui prennent leur destin en main, des personnage­s féminins en phase avec leur époque.

“UNE GÊNE À LA LECTURE, QUELQUE CHOSE DE RANCE”

Le roman est-il bon ou pas? Les éditrices interrogée­s disent toutes que c’est à cette question qu’elles cherchent d’abord à répondre lorsqu’elles lisent un texte. Se méfier du supposé bon filon de #MeToo, « Ne jamais surfer sur un effet de mode », c’est avec cette boussole que Constance Trapenard, directrice littéraire chez JC Lattès, cherche la pépite. La thématique, c’est très bien, « mais ça ne suffit jamais, ça ne fonctionne pas s’il n’y a pas d’auteur derrière ». « Nourrie au féminisme assez radical des années 70», Sylvie Gracia, 60 ans, constate «une nouvelle vague de revendicat­ion très forte, très novatrice. » Mais au-delà du sujet traité, cette éditrice de l’Iconoclast­e se demande avant tout si «le travail littéraire est au rendez-vous». Un roman lui est récemment tombé des mains. Son auteur, probableme­nt un homme assez jeune, pense-t-elle, avait en effet «un regard qui ne passe plus» sur la femme. « C’est difficile à définir, on sent une gêne à la lecture, quelque chose de rance. » Somme toute, le texte était tout simplement mauvais. En revanche, quand elle lit Michel Houellebec­q, « la façon dont il parle des femmes (la) défrise, mais le talent est là».

Les éditrices tracent une ligne rouge à ne pas dépasser: celle du jugement qui ferait basculer du côté de la censure. Claire Do Sêrro, directrice littéraire de Nil éditions, prend pour exemple le best-seller American psycho, qui décrit l’ultralibér­alisme des années 80 et dont le personnage principal est un trader psychopath­e. «La vision de la femme est atroce mais ce roman permet de comprendre une réalité. Le transforme­r en un livre anti-femme est très facile et très réducteur. S’en tenir à la question de la moralité est absurde.» En d’autres

termes, la littératur­e n’est pas un guide de bonnes ••• conduites ou un catalogue de personnage­s vertueux. On peut éprouver de la tendresse pour Emma Bovary et ne pas la jeter au feu parce qu’elle n’est pas un modèle d’émancipati­on. À vouloir éviter les représenta­tions qui fâchent, le risque est grand de se retrouver avec des fictions aseptisées.

Aux États-Unis, la profession de «sensitive readers» se développe dans les maisons d’édition. Ces « lecteurs sensibles» traquent le détail, le propos, la scène qui pourrait choquer. Nous sommes dans une époque où «les libertés peuvent être grignotées très vite, très vite, on peut tomber dans le noir ou le blanc», met en garde Claire Do Sêrro. Alors que la fiction est le lieu d’exploratio­n de la zone grise. «Je suis traversée par mon époque bien sûr, constate Alix Penent, directrice éditoriale de Flammarion. Mais beaucoup de livres que je publie ces derniers temps prennent le monde en face, sans que j’aie pensé à le faire uniquement pour cette raison-là. Le mouvement est assez naturel.» Comme un empire dans un empire (4), le nouveau roman d’Alice Zeniter, 34 ans, suit le combat de L., une hackeuse en quête de justice. «Ce personnage, complèteme­nt moderne, n’est pas exactement ma génération, il m’ouvre des champs.» Bien souvent, les romans sont l’antichambr­e des grands débats à venir. Les écrivains pétrissent les tabous de leurs contempora­ins et déterrent les injustices avant que la société ne s’en empare. « Des romans sur la libération de la parole féminine existent depuis la nuit des temps», rappelle Constance Trapenard. Sorti en début d’année, Otages raconte la révolte d’une femme contre la domination économique et masculine. Son auteure, Nina Bouraoui, a expliqué qu’elle l’avait écrit avant #MeToo.

#MeToo a-t-il été un moteur ou est-il le miroir des bouleverse­ments en cours de la société? Sans doute les deux. En tout cas, la jeune génération d’écrivain·es a fait sa révolution féministe et propose des personnage­s féminins entiers, puissants. «Le changement de paradigme est clair, déclare Julia Pavlowitch, éditrice aux éditions de l’Iconoclast­e. Les héroïnes assument leur corps, leur sexualité. Ce ne sont plus des superwomen mais des femmes modernes. » À 41 ans, l’éditrice, qui se définit « quand même comme l’enfant sage de parents qui ont fait Mai 68», se dit impression­née « par les choix d’écriture plus radicaux des jeunes écrivaines, le vent de liberté qu’elles apportent », en adéquation « avec leur vie ». Dans Une bête au paradis (5), par exemple, Cécile Coulon, auteure prolixe de tout juste 30 ans, déroule l’histoire « d’une lignée de femmes possédées par leur terre ». Albane Linÿer, 25 ans lors de la publicatio­n en 2019 de son premier roman, explore dans J’ai des idées pour détruire ton ego (6) la vengeance et le désir féminin à travers celui de deux jeunes femmes. On est bien loin d’Anastasia, héroïne soumise de Cinquante nuances de Grey, qui s’est vendu à 125 millions d’exemplaire­s dans le monde. À sa sortie en 2011, si ce roman pornograph­ique avait été perçu comme un peu sulfureux, c’est finalement parce qu’il visait un lectorat féminin. 120 Peu de monde avait trouvé à redire – lectrices

comprises – sur l’image de la femme véhiculée dans ce «page turner». La perception différerai­t sans doute aujourd’hui. En une dizaine d’années, le milieu de l’édition s’est largement féminisé, aux trois quarts. Les plus hauts postes échappent encore souvent aux femmes. Mais après avoir été cantonnées à des fonctions d’exécutante­s, elles sont parvenues à grimper dans la hiérarchie, longtemps domaine réservé des hommes. Cette évolution accélère la déconstruc­tion des regards, en promeut d’autres. «Nous accompagno­ns le nouveau féminin en lutte en tant qu’éditeur et en tant que femme aussi, déclare Julia Pavlowitch. Nous nous sommes battues pour nous imposer dans ce milieu, nous avons nous-mêmes éprouvé cette injustice.»

“Les héroïnes assument leur corps, leur sexualité. Ce ne sont plus des superwomen mais des femmes modernes.”

Julia Pavlowitch, éditrice aux éditions de l’Iconoclast­e

“COMBIEN DE DON JUANS À LA BRAGUETTE SOUPLE?”

En février, des femmes et des hommes de lettres ont publié une tribune pour dénoncer les violences sexuelles dans l’édition. « Combien de Weinstein dans le monde littéraire? Combien de tartuffes aux mains moites, de dons Juans à la braguette souple? (…) Nous ne serons plus celles qui encaissent, celles qui subissent », préviennen­t les signataire­s. La bataille est lancée pour briser l’omerta et celle-ci se joue aussi dans les choix éditoriaux. « Depuis que #MeToo a transformé la place de la femme dans la société, on entend dire, dans notre milieu, qu’il y aurait une censure chez les éditeurs, moins de liberté, décrypte Caroline Laurent, 32 ans, à l’origine de la tribune et directrice littéraire chez Stock. Au contraire, les femmes osent s’emparer de leurs sujets. La vieille garde a souvent pris ses aises avec le consenteme­nt, voire le droit pénal. Peut-être que la seule façon pour eux de garder le pouvoir est de dire que ce que nous éditons est moins libre et moins puissant que ce qu’ils produisent.» L’un des romans qu’elle présente pour cette rentrée littéraire, Erika Sattler (7), écrit par Hervé Bel, vient nourrir la réflexion sur la place des femmes dans la fiction et dans l’édition. Il s’agit du portrait d’une femme nazie. Publier ce texte écrit «par un homme et qui est capable de restituer la noirceur d’une âme féminine est assez jouissif ». Liberté conquise de l’éditrice dans le choix des thèmes, y compris celui de l’incarnatio­n du mal par une femme, « une démarche féministe ».

1. Éd. Grasset.

2. De Kate Elizabeth Russel, éd. Les Escales, à paraître en octobre.

3. De Mona Chollet, éd. La Découverte.

4. Éd. Flammarion.

5. Éd. L’Iconoclast­e.

6. Nil éd.

7. Éd. Stock, à paraître le 19 août.

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