Instagram a-t-il changé les canons de beauté ?
Le réseau social, qui vient de fêter ses 10 ans, a bouleversé notre rapport à l’image et permis de faire évoluer la représentation des corps dans l’espace public vers plus de diversité. Pour autant, les codes esthétiques ont la peau dure, et l’algorithme fait de la résistance. Enquête.
LE 6 OCTOBRE 2010, LE PAYSAGE DES RÉSEAUX SOCIAUX
Une nouvelle application de CHANGEAIT À TOUT JAMAIS. photos faisait surface: Instagram. Très vite incontournable, elle devient un terreau pour blogueuses mode, mannequins et égéries de marques de cosmétiques. Le fil d’actualité ressemble à un enchaînement d’images d’individus tous aussi beaux les uns que les autres. Utilisé au fil du temps par des millions de personnes, le réseau social est accessible à tous. Dès lors, les beautés montrées ne sont plus forcément celles considérées comme « conventionnelles ».
De nombreux comptes ont alors éclos, créant une représentation des corps bien moins normée. «Je me suis inscrite sur Instagram pour suivre mes blogueuses grosses favorites quand elles y ont migré », nous explique Pelphine, dont le compte Corps Cools (16400 abonné·es à ce jour) déconstruit les normes liées au corps et lutte pour une inclusivité radicale.
Ainsi, l’on peut voir des femmes grosses, handicapées et/ou racisées avoir leur propre plateforme sur le réseau social, qui célèbre leur splendeur trop souvent oubliée, voire dénigrée. Bourrelets, poils et boutons sont de moins en moins cachés. «Instagram m’a permis de voir plus de femmes qui me ressemblent, c’est-à-dire noires, grosses et foncées de peau», rapporte la poétesse Kiyémis. Ces profils diversifiés se comptent par milliers, comme Sugar McD ou encore Non Air Brushed Me. On y voit tous les types de physiques. Et chacun d’entre eux est suivi par de (très) nombreux internautes. Résultat: au fil de cette décennie, les magazines, la publicité ou encore la mode ont eux aussi présenté des visages plus divers. «Instagram est un miroir
grossissant de la société, analyse Sylvie Borau, enseignante-chercheuse à la Toulouse Business School. C’est un média d’image qui, de fait, exacerbe les normes esthétiques. Et plus les normes sont chamboulées, plus l’espace public va les capter et les suivre. » Même constat pour Pelphine, de Corps Cools: « Les marques se sont emparées de ce mouvement et ont donné plus de visibilité aux corps qui sortent des normes de beauté pour en faire un argument de vente. »
Et qui dit marques et publicité dit modèles, ce qui a permis à de nombreuses femmes d’embrasser une carrière de mannequin, comme Jari Jones ou Tess Holliday Outre-Atlantique. Ou encore Odile Gautreau, en France, qui a débuté sa carrière de mannequin en 2013 : «J’ai obtenu plus de portée grâce à Instagram. Devenir mannequin est compliqué, ce réseau permet une ouverture sur le monde qu’il n’y a pas ailleurs.» En moins d’un an, elle professionnalise son compte. «Sur Insta, nous sommes nos propres vitrines en fonction de nos corps, nos visages, mais également en fonction de nos engagements », analyse-t-elle. En plus de publier ses shootings et campagnes de publicité, elle parle ouvertement du rapport qu’elle entretient avec son corps depuis son adolescence, qui a pu être ambivalent. De nombreuses personnes se sont reconnues en elle. Une vitrine pour tou·tes donc, qui prend en considération l’ensemble des physiques. Ou qui semble le faire. Car cette diversité demeure, en réalité, limitée. De nombreuses activistes dénoncent une uniformisation des beautés représentées sous les hashtags encourageant l’inclusivité. «La représentation des corps s’est améliorée, mais en même temps pas tellement. Mon type de corps est très peu visible sur Instagram, et dans les médias, il n’existe pas, analyse Pelphine de Corps Cools. Sont tolérés les corps qui débordent juste un tout petit peu de la norme », déplore-t-elle. Une analyse que partage la chercheuse Sylvie Borau: «Cette représentation de la beauté était jusque-là très peu diffusée dans les médias, et donc remet en cause sa perception. Mais les codes esthétiques ancrés dans la société ne vont pas changer du jour au lendemain. Les personnes présentées restent jeunes, sont en majorité claires de peau, comportent des traits considérés comme fins, et sont plus ou moins estimées comme “pas trop grosses”.»
Et il est possible que l’algorithme d’Instagram valide cette théorie. «Quand je verrai des influenceuses grosses, avec le même nombre d’abonné·es que les minces, valorisées par l’algorithme de recherche, je me dirai qu’il y a un vrai changement. Pour l’instant, je suis plutôt sceptique», confie Kiyémis. Car il semble que le réseau social, très à cheval sur les politiques de censure, filtre plus facilement les personnes grosses que les personnes minces. En février 2020, la DJ et militante contre la grossophobie Leslie Barbara Butch publiait sur son compte personnel une image d’elle, en une du magazine Télérama, accompagnée du titre « Pourquoi on rejette les gros ? » Quelques minutes plus tard, sa publication se voyait supprimée pour cause de nudité, et son profil, banni temporairement. Pourtant, cette image ne montrait ni sexe ni tétons, seulement beaucoup de peau.