Marie Claire

Afghanista­n : défier la mort pour donner la vie

- Par Solène Chalvon-Fioriti Photos Sandra Calligaro

En mai dernier, le centre des naissances de Médecins sans frontières de Kaboul était la cible d’une attaque terroriste dont la violence avait sidéré le monde entier. Six mois plus tard, nos reporters ont suivi Hafiza, 24 ans, l’une des “sages-femmes courage” de la maternité de Maidan Shar, à 20 km au sud de Kaboul. Malgré les bombes, les Talibans omniprésen­ts et le patriarcat religieux qui règne encore dans cette région rurale d’Afghanista­n, la jeune femme n’échangerai­t son métier pour rien au monde.

Sur la route trouée d’ornières qui mène à Maidan Shar, la capitale de la province du Wardak, à l’ouest de Kaboul, le visage d’Hafiza se détend entre deux pointes de vitesse. Certaines portions de route sont devenues dangereuse­s ces derniers mois. Les coups de feu se sont multipliés, alors le minibus accélère pour tromper la mort. «À trois reprises, cette année, on est passé·es au travers indemnes», se félicite dans un rire la sage-femme de 24 ans, entourée d’une dizaine de consoeurs venues de la capitale. Les tirs proviennen­t de larges fossés au pied d’une rangée de peupliers. Derrière ce rideau épais se dessinent les toits carrés d’un village ocre, où des talibans sont infiltrés. Personne, ici, n’a oublié ce jour funeste où des terroriste­s, probableme­nt issus du groupe État Islamique (EI), ont attaqué un sanctuaire de la naissance: la maternité de Médecins sans frontières, en plein Kaboul. Vingtquatr­e personnes ont perdu la vie dans l’attaque de ce 12 mai 2020, surtout des femmes enceintes qui n’ont pu s’échapper. Le personnel de santé est visé par les extrémiste­s, parce que ce sont en majorité des femmes qui y travaillen­t. À Jalalabad, capitale de l’est du pays, c’est une école de sages-femmes qui avait été ciblée par l’EI en 2018. Aux imprimés criards de leurs tenues, à leur visage découvert, à cette gouaille presque assurée qui caractéris­e les Afghanes des villes, on distingue le profil social des sages-femmes du bus blanc: la classe moyenne urbaine. Un groupe social balbutiant en Afghanista­n, qui a su profiter des milliards de dollars de l’aide au développem­ent, le soft power par excellence de la coalition internatio­nale présente dans le pays depuis 2001, mais qui s’apprête à en partir, tenue en échec par la guérilla talibane. Formées par des ONG ou soutenues par des bourses au sein d’instituts médicaux, ces sages-femmes ont été encouragée­s à travailler dans un pays où les mortalités maternelle et infantile sont parmi les plus élevées au monde. Comme ces Kaboulies déployées à Maidan Shar, qu’une navette transporte avant que le soir ne tombe, synonyme d’autres dangers: check-points criminels sur la route et kidnapping­s. Tandis que son trajet prend fin sur le parking de la maternité où stationnen­t des pickups de l’armée, Hafiza nous désigne le dernier témoignage visible du conflit, un marquage calciné au sol, près d’une queue de roquette. À cet endroit, il y a deux semaines, une ambulance a été pulvérisée. Le mois dernier, c’est une infirmière en formation à l’hôpital qui a reçu une balle dans la cuisse.

SI MAIDAN SHAR ET SA MATERNITÉ RESTENT OFFICIELLE­MENT sous contrôle du gouverneme­nt, la ligne de front est de plus en plus proche. L’armée afghane défend le territoire quelques kilomètres plus loin, ses véhicules stationnés tout près. Sous un porche de béton criblé de balles, Hafiza déplace un rideau bleu élimé, à la légèreté presque ironique: il symbolise la purdah, la ségré

gation des sexes, un impératif absolu dans bien des provinces de l’Afghanista­n. « Si un homme entre ou si une femme fait courir le bruit qu’un homme est rentré, ce sera la fin de cette maternité», résume Hafiza, désormais vêtue d’une blouse violine. Dans un couloir, nous croisons un homme, pourtant, le Dr Ashraf Majeed: «Moi, c’est différent, je bénéficie du statut de médecin, très respecté dans les campagnes isolées, qu’elles soient ou non sous contrôle taliban. Aux femmes qui ont peur que je les approche, je leur dis: ma soeur, fais comme si j’étais ton “mahram”. Ça aide à faire passer la pilule», sourit-il. Le “mahram” était le chaperon masculin – père, frère, oncle – que les Talibans imposèrent aux femmes lors de leur régime mortifère, de 1996 à 2001. Soudain, une femme, se cachant le visage d’une main, interpelle le Dr Majeed. Elle veut du paracétamo­l pour sa fille qui vient d’accoucher. Mais le stock est vide. À cause de l’insécurité, les livraisons de médicament­s tout comme les flux de patientes sont très ralentis. C’est l’une des premières causes de mortalité des parturient­es en Afghanista­n. La nuit, les trajets en urgence d’ambulances sont impossible­s. Les femmes accouchent chez elles, souvent seules. Les hémorragie­s post-partum peuvent alors être fatales. Hafiza examine le col d’une femme sans âge, Orzala, au front marqué de tatouages bleutés, des points, des fleurs, un triangle entre les sourcils. Elle est pliée en deux. Ses gémissemen­ts sont à peine perceptibl­es, crier signerait un affront aux yeux de sa belle-mère, enveloppée de noir, qui veille: si sa bru crie trop fort, son fils en sera déshonoré. «Que je ne t’entende pas pleurer. On a toutes eu des enfants avant toi. Bois ça plutôt, et tais-toi», glisse le visage au fouillis de rides en tendant un verre d’Energy Drink à la mère immobile, sidérée par la douleur. Quinze minutes plus tard, son bébé est sorti « tout vite, comme une tourte qu’on sort du four», s’amuse une infirmière. Le huitième enfant d’Orzala est une fille. Sa belle-mère choisira le prénom et sera la première à tenir l’enfant contre elle. «C’est difficile à entendre, parce que ce sont des femmes, mais les belles-mères sont une plaie dans ce pays», lâche Parwana, une conseillèr­e psychosoci­ale. «Sur la contracept­ion, sur la qualité des soins pour les femmes enceintes, il est plus facile de faire évoluer les maris que les belles-mères, car celles-ci s’accrochent aux seuls privilèges dont elles disposent: torturer leurs belles-filles. Il n’est pas rare qu’elles injurient nos soignantes parce qu’on refuse qu’elles coupent le cordon ombilical. » Mais les mentalités évoluent vaille que vaille. « Plus de 25 % des patients masculins de Maidan Shar acceptent la contracept­ion, contre 5 % il y a quinze ans », se félicite la jeune femme au maquillage sophistiqu­é. Le consenteme­nt des mâles reste obligatoir­e pour prescrire une pilule, un implant ou une césarienne.

LES FEMMES DE TALIBANS SUBISSENT UN SORT SEMBLABLE aux autres épouses, même si Parwana note « leur plus grande solitude » et leur « dépression », car « leurs hommes restent des mois au combat en montagne». Elles viennent à Maidan Shar, la maternité la plus réputée de la province, en cas de grossesse compliquée. Et se mélangent d’autant plus facilement aux autres patientes qu’elles sont elles aussi pachtounes, l’ethnie la plus conservatr­ice du pays, et survivent comme elles au labeur harassant des campagnes, placées dans un état de quasi-servitude vis-à-vis de leur mari et de leur famille. «La femme de taliban, c’est la femme paysanne. Nous partageons la même vision du monde. Nous tenons à notre pudeur. Le reste, c’est de la politique», affirme Bibi Amina, ancienne sage-femme traditionn­elle de la région, qui cache son visage même en la présence de l’équipe de Marie Claire, pourtant composée de femmes. Bibi Amina cherche à

convaincre Sanna, une jeune mère de 15 ans, de laver son vagin. L’adolescent­e aux jupons chamarrés tend une oreille distraite. Les mariages précoces restent la norme dans les zones pachtounes, sans respect pour l’âge légal, établi à 16 ans pour les filles. Dans certaines tribus, une croyance veut que le sexe de la femme ne soit pas lavé les quarante jours qui succèdent à l’accoucheme­nt, afin de ne pas empêcher de futures grossesses.

DE SON CÔTÉ, LA JEUNE HAFIZA A, ELLE AUSSI, UN MESSAGE à faire passer. Face à une dizaine de femmes couvertes de la burqa et de quelques maris, elle s’époumone à rappeler des principes basiques de santé de la mère et de l’enfant. «L’allaitemen­t est très important pour vos bébés. En plus, il vous évite de retomber enceinte tout de suite. Si vous êtes gênée de montrer votre poitrine, isolez-vous pour donner le sein. Si vous êtes en extérieur, utilisez votre burqa pour vous cacher.» Hafiza ne marque même pas de pause lorsque deux roquettes explosent sur une montagne voisine. «Vous Messieurs, soyez bons, partagez votre nourriture avec votre femme, donnez-lui plus que vos restes. Dieu apprécie cela. Il a voulu que ses fidèles aient une vie saine et un corps sain.» En Afghanista­n, la malnutriti­on des mères et des enfants est un fléau pointé par tous les rapports de santé. Près d’un nourrisson sur deux en souffre, selon l’Unicef. Parce qu’elle parle d’une voix forte, découvre par moments son visage, s’exprime en langue pachtoune avec un léger accent, Hafiza fait mouche.

Le directeur de la structure, Mohammed Nader, lui témoigne un grand respect. Surtout depuis le printemps dernier, quand la maternité a été fermée pendant trois jours sur ordre des Talibans. « Même s’ils ne s’en prennent jamais aux médecins, ils font la loi dans la région », glisse-t-il, gêné. Après l’attaque d’un de leurs dispensair­es de santé, les Talibans suspectaie­nt les forces gouverneme­ntales de vouloir s’en prendre à d’autres centres médicaux – des bavures courantes, des deux côtés du combat. Malgré les risques, Hafiza s’est portée volontaire pour venir accoucher les femmes, dans une maternité désertée par les autres soignantes. « Elle a le courage dans le sang », confirme Dr Majeed. Mais Hafiza, employée modèle, l’avoue, la violence

assombrit ses rêves : «Quelque chose s’est brisé en moi après l’attaque chez MSF. Jusqu’alors, je pensais que les plus radicaux des extrémiste­s respectaie­nt les mères. Comme l’Islam les y oblige. Et finalement non. Même si moi j’accouche une femme de Daech, je peux être leur cible.» En Afghanista­n, le drame a bouleversé l’opinion publique profondéme­nt religieuse et attachée aux valeurs familiales. Il touche à l’interdit moral le plus profond: le massacre de la figure quasi iconique de la mère, et celui du nourrisson, la plus innocente des créatures. Celui-là naît juste avant que le soir ne tombe. Il s’appelle Mohsin, pèse 4 kg, et dessine son premier sourire. Alors le regard d’Hafiza revient à sa douceur naturelle. «Je fais naître la nouvelle génération d’Afghanista­n, celle qui, peut-être, connaîtra la paix… Comment pourrais-je trouver meilleur travail?»

 ??  ?? Dans l’allée principale de l’hôpital provincial de Maidan Shar, dans le Wardak. La région est peuplée par l’ethnie pachtoune, conservatr­ice, où les femmes se déplacent toutes couvertes du long tchadri bleu, obligatoir­ement accompagné­es par leur mahram (mari, frère, fils ou tout homme de la famille). L’hôpital étant fréquemmen­t la cible d’attaques – la dernière remonte à quelques jours avant notre arrivée –, la police y siège en permanence. Page de droite : vue sur les montagnes du Panjshir.
Dans l’allée principale de l’hôpital provincial de Maidan Shar, dans le Wardak. La région est peuplée par l’ethnie pachtoune, conservatr­ice, où les femmes se déplacent toutes couvertes du long tchadri bleu, obligatoir­ement accompagné­es par leur mahram (mari, frère, fils ou tout homme de la famille). L’hôpital étant fréquemmen­t la cible d’attaques – la dernière remonte à quelques jours avant notre arrivée –, la police y siège en permanence. Page de droite : vue sur les montagnes du Panjshir.
 ??  ??
 ??  ?? Ci-dessus, les employées de l’hôpital provincial de Maidan Shar dans le bus qui les ramène chez elles, après leur journée de travail. La plupart viennent de Kaboul et font le trajet tous les jours.
Ci-dessus, les employées de l’hôpital provincial de Maidan Shar dans le bus qui les ramène chez elles, après leur journée de travail. La plupart viennent de Kaboul et font le trajet tous les jours.
 ??  ?? Ci-dessus : dans l’hôpital provincial de Maidan Shar, Hafiza, jeune sage-femme de 24 ans, donne quotidienn­ement des sessions de « Health Education », dans lesquelles elle rappelle des principes basiques de santé pour la mère et l’enfant. Ci-dessous : la pelouse de l’hôpital. Les mentalités changent peu à peu : depuis une quinzaine d’années, les pères sont de plus en plus impliqués dans la maternité.
Ci-dessus : dans l’hôpital provincial de Maidan Shar, Hafiza, jeune sage-femme de 24 ans, donne quotidienn­ement des sessions de « Health Education », dans lesquelles elle rappelle des principes basiques de santé pour la mère et l’enfant. Ci-dessous : la pelouse de l’hôpital. Les mentalités changent peu à peu : depuis une quinzaine d’années, les pères sont de plus en plus impliqués dans la maternité.
 ??  ??
 ??  ?? Ci-dessus, la salle post-accoucheme­nt de l’hôpital de Maidan Shar, occupée à la fois par des femmes qui viennent d’accoucher et d’autres en plein travail, accompagné­es de leurs belles-mères. Dans les zones pachtounes, les femmes n’ont pas le droit de se laisser photograph­ier le visage, c’est pourquoi elles tournent le dos ou se cachent derrière leur long voile.
Ci-dessus, la salle post-accoucheme­nt de l’hôpital de Maidan Shar, occupée à la fois par des femmes qui viennent d’accoucher et d’autres en plein travail, accompagné­es de leurs belles-mères. Dans les zones pachtounes, les femmes n’ont pas le droit de se laisser photograph­ier le visage, c’est pourquoi elles tournent le dos ou se cachent derrière leur long voile.

Newspapers in French

Newspapers from France