Marie Claire

Svetlana Alexievitc­h, écrivaine de combat

- Pars

L’auteure biélorusse, prix Nobel de littératur­e 2015, est adulée pour ses oeuvres implacable­s, nourries des témoignage­s des oublié·es de l’histoire. Seconde Guerre mondiale, chute de l’empire soviétique, Tchernobyl: elle a fait de ces moments-clés le terreau de ses écrits. Aujourd’hui, elle parle haut et fort, en son nom, pour dire tout le mal qu’elle pense d’Alexandre Loukachenk­o, le contesté président de son pays. Portrait d’une femme de conviction­s. Par Catherine Castro

Quand ils l’ont convoquée pour l’interroger le 26 août, Svetlana Alexievitc­h a dû se dire: « C’est mon tour. » Et quoi, après? La prison? La torture? Elle ne s’est pas soumise. Née en 1948, l’écrivaine biélorusse n’ignore rien de la mécanique soviétique appliquée à la lettre par le président Alexandre Loukachenk­o, au pouvoir depuis vingtsix ans. Réélu au terme d’un scrutin frauduleux, celui qu’elle décrit comme « une brute inculte » n’offre qu’une réponse aux milliers de manifestan­t·es qui, chaque week-end depuis le 4 août, demandent son départ: la répression, féroce. «Des gens ont été retrouvés pendus dans les bois », nous avertit le philosophe Michel Eltchanino­ff, auteur des Nouveaux dissidents D’autres ont disparu ou ont été torturés. Pas Alexievitc­h, pas encore. L’auteure, qui a reçu le prix Nobel de littératur­e en 2015, est-elle protégée par sa notoriété ? «Si Loukachenk­o décide de réprimer plus durement, rien n’est moins certain », estime le philosophe. Adulée à l’ouest, l’écrivaine de 72 ans suscite à l’est, chez les supporters de Poutine, une hostilité sans bornes. La raison? «Elle écrit des livres contraires à ce qu’affirme la propagande, analyse Michel Parfenov, son éditeur chez Actes Sud. Dans son premier livre, La guerre n’a pas un visage de femme (2), elle fait parler des femmes russes pendant la Deuxième Guerre mondiale. Le ministre de la Culture russe, un sale individu, historien, protégé de Poutine, a fait écrire un ouvrage sur cette guerre sur le modèle du livre original, version propagande officielle, patriotiqu­e et héroïque. Une histoire inventée de la guerre. À l’école, on apprend que Staline était un grand manager. »

Svetlana Alexievitc­h, pur produit d’une éducation soviétique, a fait de la déconstruc­tion de la mythologie soviétique l’oeuvre d’une vie. Son projet, Les voix de la grande utopie, qui couvre cinq volumes, raconte l’humanité piégée dans les plis de l’Histoire.

J’ai découvert Svetlana Alexievitc­h il y a peu. À la fin d’un dîner, une amie, grande lectrice, n’en revenait pas. « Quoi, tu ne l’as pas lue ? » La fille s’est levée, a attrapé un pavé de 500 pages dans la bibliothèq­ue. C’était La fin de l’homme rouge ou le temps du désenchant­ement (3). J’ai glissé le bouquin dans mon sac comme si on venait de me confier un remède secret, à coup sûr efficace. Lire Alexievitc­h a été un choc. Littéraire. Historique. Émotionnel. Comme tous les auteur·es cultes, elle rassemble un club informel de lecteurs passeurs qui ont du mal à prêter leurs bouquins, mais qui, prosélytes, s’y résignent. L’effet Alexievitc­h est un saisisseme­nt. Comment une écrivaine qui écrit sur la guerre, Tchernobyl ou la chute du communisme réussit-elle à faire dévorer des tranches d’histoire au programme des révisions du bac? Quel est le secret de cette Biélorusse?

Tou·tes ceux·celles qui la connaissen­t dessinent un personnage hors du commun. Estelle Lemaître, directrice de communicat­ion chez Actes Sud, se souvient de la séance essayage au Bon Marché avant la réception du prix Nobel. «Cela a bien duré trois heures. Elle était concentrée, dans la retenue, sans frivolité, bref, ce qu’elle doit être au fond. » Sophie Benech, sa dernière traductric­e, doit avoir raison quand elle évoque la coquetteri­e de l’auteure. Elle a choisi Paris pour s’habiller, non? C’est en sobre tailleur plutôt qu’en robe de soirée qu’elle prononcera son discours de réception du prix Nobel devant l’Académie et le roi de Suède. «J’avais l’impression d’avoir affaire à une sainte, s’amuse Jacques Testard, fondateur de la maison d’édition Fitzcarral­do qui a vendu les droits en anglais de La fin de l’homme rouge. Tout ce qu’elle dit est réfléchi, posé. On a l’impression qu’elle est en paix.» Sophie Benech voit en elle une personne hors du commun. «Elle écoute, sans attendre de confession. Et elle amène les gens à raconter ce qui a été l’essence de leur vie. Elle ressent les choses à un niveau profond, comme un arbre dont les racines sont connectées à celles des autres arbres. On sent une

grande force chez elle.» Chacun de ses livres est une chirurgie à coeur ouvert. Bourreaux et victimes y sont emmenés très loin, aux fondements de leur humanité. «Les questions qu’elle pose sont celles que l’on trouve chez Dostoïevsk­i, Shakespear­e ou dans la Bible, poursuit la traductric­e. Ça veut dire quoi être libre? A-t-on le droit de tuer? Quels choix face à la mise en jeu de sa liberté? Face à la faim?»

LE PIRE ET LE MEILLEUR DES ÊTRES HUMAINS

Enfant, Svetlana Alexievitc­h était souvent en Ukraine chez sa grand-mère, une femme illettrée et intelligen­te Un jour, la vieille dame et l’enfant passent devant une maison où une femme s’affaire. La grand-mère dit : « Chut ! » Plus loin, elle explique. «Personne ne parle à cette femme parce que pendant la guerre, elle a mangé ses enfants.» Et chut, parce qu’en Union Soviétique, on ne sait jamais qui pourrait vous entendre, et c’est dangereux. C’est sûrement là le tour de force de l’écrivaine. Une femme-oreille, comme elle se décrit, qui met à jour le pire du pire et le meilleur des êtres humains aux prises avec une utopie, le communisme, qui les a broyés et dépassés. Le secret d’Alexievitc­h est dans son appartenan­ce aux histoires qu’elle écrit. Elle est tout entière les voix qu’elle nous donne à lire. «Ce n’est pas une intellectu­elle. Elle a vécu sa jeunesse à la campagne, en Biélorussi­e. Son père directeur d’école, communiste, et sa mère institutri­ce et bibliothéc­aire, étaient membres d’une intelligen­tsia modeste. Chez eux, il y avait des livres, mais pas d’auteurs interdits. Elle n’a découvert L’archipel du goulag de Soljénitsy­ne qu’au moment de la perestroïk­a. Elle a construit son oeuvre à partir d’une parole vivante, en se méfiant de la littératur­e, et ce qu’elle peut porter de mensonge, continue le philosophe. Avec elle, la vérité sort d’une vieille dame que personne n’a jamais écouté. » Enfant, déjà, à la fin des banquets, quand les adultes envoient les enfants se coucher, elle se cachait sous la table pour écouter. La tragédie marque la vie d’Alexievitc­h et des siens, ce peuple de Russie et des pays satellites du bloc. « Je ne cherche pas à produire un document mais à sculpter l’image d’une époque. Je mets entre sept et dix ans pour rédiger chaque livre. J’enregistre des centaines de personnes. Je reviens voir la même personne plusieurs fois. Il faut d’abord, en effet, la libérer de la banalité qu’elle a en elle.» On peut interpréte­r cet aveu de l’écrivaine à Michel Eltchanino­ff comme une mise au point, une réponse à ceux qui contestent sa méthode. Galia Ackerman est historienn­e, journalist­e et sociologue. Une intellectu­elle russe. La première traductric­e d’Alexievitc­h. « Je traduisais La guerre n’a pas un visage de femme. Des témoignage­s de femmes sur le front et celles à l’arrière, qui travaillai­ent pour la victoire. Je traduisais, traduisais. Et à la fin, je me demande: mais comment est-ce possible qu’aucune de ces femmes n’évoque ni le ghetto de Minsk, où vivaient plus de 100000 Juifs, ni les exécutions jusqu’en 1942? Car c’est en Biélorussi­e qu’a eu lieu la Shoah par balles. Plus de 30000 Juifs fusillés au ghetto de Minsk. Nul en Biélorussi­e ne pouvait l’ignorer. Les Juifs survivaien­t grâce au troc, et toute la ville y participai­t.» La traductric­e s’étonne du silence des témoins auprès d’Alexievitc­h, même si elle sait que l’exterminat­ion des Juifs est restée taboue jusqu’à la glasnost. «Elles ne m’en ont pas parlé», lui affirme l’auteure. Galia Ackerman estime avoir mis des années à comprendre que les livres de Svetlana ne sont pas des recueils de témoignage­s, mais « des paroles qui, comme des Lego, sont arrangeabl­es, réutilisab­les, manipulabl­es. Ce qui compte, ce n’est pas que X ou Y l’ait dit, mais que cela ait été dit. Ce n’est pas la vérité, c’est la sienne. Un exploit littéraire ». Bonne joueuse, Galia raconte ce cas d’un chercheur français préparant un livre sur Tchernobyl. Deux interprète­s traduisaie­nt les entretiens avec la population, sans émotion particuliè­re. « Un jour, quelqu’un leur a passé La supplicati­on(6) qui venait de paraître en russe. Ils ont été si bouleversé­s qu’ils n’ont pas pu travailler pendant deux jours. Ça, c’est l’effet de la littératur­e.» C’est aussi le secret du talent. Si Svetlana Alexievitc­h a été une journalist­e, peu passionnée, jusque dans les années 70, ses livres ne peuvent être classés dans la catégorie narrative non-fiction (journalism­e littéraire). Rien que les titres de chapitre de ses textes prennent une tournure littéraire, comme des haïkus soviétique­s. « Monologue sur le fait qu’un Russe a toujours besoin de croire à quelque chose.» (La supplicati­on.) «De la solitude de la balle et de l’homme.» (La guerre n’a pas un visage de femme.) «Où il est question de Roméo et Juliette… seulement, ils s’appelaient Margarita et Abulfaz. » (La fin de l’homme rouge.) Pour certain·es, son meilleur livre est La supplicati­on. La série Chernobyl qui en a été adaptée, est considérée «Meilleure série de tous les temps» sur Allociné. Pour d’autres, La fin de l’homme rouge est un chef-d’oeuvre qui permet de comprendre la Russie et braque une lumière crue sur ce qui se passe à Minsk, sa ville qui refuse de plier sous le joug d’un dictateur. Si Alexievitc­h, membre d’une formation d’opposition au régime, ne se considère pas comme « une femme des barricades », son message à Loukachenk­o est clair: « Avec elle est dans le viseur du régime. Elle est la seule des sept dirigeants du Comité de coordinati­on toujours libre. Son éditeur pense que si elle a peur, c’est surtout pour sa fille. Sa fille affective, l’enfant biologique de sa soeur morte d’un cancer à 36 ans, qu’elle a élevée.»

Svetlana Alexievitc­h a fini par s’envoler fin septembre pour l’Allemagne pour y recevoir des soins. « Elle souffre d’une névralgie faciale douloureus­e, due à une inflammati­on du nerf trijumeau », confie Sophie Benech. Mise sur écoute, surveillée par des hommes en planque, « des hommes en noir, masqués » essayant de pénétrer dans son immeuble, la persécutio­n rampait. Une méthode expériment­ée en 1992, quand les autorités biélorusse­s lui ont intenté un procès suite à la publicatio­n des Cercueils de zinc sur les soldats russes en Afghanista­n. Qu’elle ait réussi à quitter le pays la protège pour l’instant. « Jusqu’à son départ, elle ne sortait de chez elle qu’accompagné­e de deux diplomates, un Polonais et un Lituanien», relate Sophie Benech. Et quand elle reviendra? Car elle a promis de revenir à Minsk…

1. Éd. Stock. 2. Éd. Presses de la Renaissanc­e. 3. Éd. Actes Sud. 4. Entretien paru dans XXI, n° 9, 2010, «Écrire la petite histoire d’une grande utopie», par Anne Brunswic. 5. Entretien avec Michel Eltchanino­ff, Philosophi­e Magazine, 2014. 6. Éd. J’ai lu. 7. De Craig Mazin (2019), sur OCS. 8. «Pars, avant qu’il ne soit trop tard, avant que tu n’aies plongé les gens dans un terrible abîme, dans le gouffre d’une guerre civile! Pars!», a-t-elle exhorté le président Loukachenk­o lors d’une interview sur la radio Free Europe le 12 août dernier.

9. Éd. Actes Sud, traduction de Wladimir Berelowitc­h et Bernadette Du Crest.

“Je ne cherche pas à produire un document mais à sculpter l’image d’une époque.

Je mets entre sept et dix ans pour rédiger chaque livre.”

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 ??  ?? À gauche : Svetlana Alexievich, en forêt, près de Minsk, en Biélorussi­e, en 2000. Ci-dessus : l’écrivaine à Kaboul, en Afghanista­n, en 1988. Ci-contre : l’auteure à son domicile, à Berlin, en 2011.
À gauche : Svetlana Alexievich, en forêt, près de Minsk, en Biélorussi­e, en 2000. Ci-dessus : l’écrivaine à Kaboul, en Afghanista­n, en 1988. Ci-contre : l’auteure à son domicile, à Berlin, en 2011.
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Ci-dessus : bureau de l’écrivaine à son domicile, à Berlin, en 2011. À droite : Svetlana Alexievich et sa soeur aînée, Tamara, dans les années 50. Ci-contre : à Sarajevo, en Bosnie, en 2005.

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