Marie Claire

« J’ai enfin trouvé le vêtement idéal pour m’imposer dans mon job »

- Propos recueillis par Corine Goldberger Illustrati­ons Joel Burden

En devenant consultant­e en stratégie de marques, Déborah, 37 ans, a voulu troquer son éternel jean-T-shirtveste pour une tenue qui l’aiderait à se faire respecter dans ce milieu encore très masculin. Une quête qui allait s’avérer plus complexe qu’elle ne l’avait imaginé…

«JE ME SUIS TOUJOURS DEMANDÉ QUELLE TENUE PORTER, quel style adopter en fonction des milieux que je fréquentai­s. Quand je préparais ma licence de philo, je ne ratais jamais un épisode de Gossip girl, la série mode par excellence. Elle me permettait de décortique­r les looks de la blogueuse Serena van der Woodsen (Blake Lively) à travers les aventures de la jeunesse dorée new-yorkaise de l’Upper East Side. J’adorais sa façon de passer incognito dans les rues de Manhattan, en jean-blazer. Simple, mais élégant. Après la fac, j’ai mixé comme DJ, j’ai pigé pour des journaux musicaux… Certes, j’aimais feuilleter les magazines de mode, repérer les jeunes créateurs, mais rien dans mes divers jobs ne m’obligeait à sortir de mon combo jeanT-shirt-veste. J’avais créé un blog lifestyle, aujourd’hui fermé. C’était le journal de bord d’une Parisienne racontant la vie dans la capitale aux étranger·ères qui en rêvent: mode, déco, musique… J’ai commencé à être consultée par des marques de prêt-à-porter, de design. Puis d’autres avec qui j’étais en contact se sont lancées dans l’e-commerce. Elles recherchai­ent des expert·es, de nouveaux talents pour créer leurs sites de vente en ligne. C’est comme ça que je me suis retrouvée à travailler dans la tech, un secteur majoritair­ement masculin. Ma nouvelle carte de visite: consultant­e en stratégie de marques.

il fallait que FACE À CES PATRONS EN COSTUME-CRAVATE, j’aie le look de l’emploi, que je fasse bonne impression pour remporter un maximum de contrats. Alors quel style adopter? Il fallait que je m’invente une nouvelle identité vestimenta­ire pour ces businessme­n : classique, rassurante mais aussi contempora­ine, pour montrer que je suis celle qui va faire aimer leur marque aujourd’hui et demain. Dans ce milieu internatio­nal de décideurs plus ou moins machos issus de différente­s cultures, il importait de leur opposer une allure neutre qui signifie: “Je suis là pour bosser, parler business et contrats.” Rien d’autre. La robe me posait un dilemme. Elle peut envoyer tant de messages qu’elle pouvait brouiller le mien. Un imprimé fleuri et une coupe asymétriqu­e peuvent avoir un message caché: “Même dans une négo importante, je reste une femme, une romantique un peu bohème qui rêve d’escapades dans un pays chaud.” Mais unie, sobre, voire minimalist­e, une robe peut donner à ces décideurs une image de moi austère, rigide, dépourvue de la créativité attendue pour accompagne­r leur marque. Sans compter les casse-têtes de la bonne longueur et des chaussures qui vont avec.

Pour éviter ces faux pas, le tailleur-pantalon s’est donc imposé à moi comme une évidence. D’abord parce que je ne voulais pas que mes interlocut­eurs se laissent distraire plus qu’il est nécessaire par mon apparence. Puis par son côté masculin-féminin, le tailleur-pantalon est un outil de communicat­ion qui montre à mes interlocut­eurs que je parle à égalité avec eux. Mieux : il me donne de l’assurance, de la puissance, me virilise sans gommer ma féminité. Magique. Et puis les avocats ont leur robe, les infirmière­s, leur blouse. Le tailleur, c’est un peu l’uniforme des businesswo­men. C’est ce qui signe ma crédibilit­é.

dans une MAIS OÙ TROUVER UN TAILLEUR BIEN COUPÉ, belle matière, tout en restant abordable? La quête du modèle idéal a tourné au parcours de la combattant­e. D’abord, acheter un tailleur-pantalon était une expérience inédite, intimidant­e: ma mère n’en portait pas. Mais elle me fascinait avec ses vestes à pads très épaulées des années 80. Pour moi, c’est important qu’un blazer soit bien structuré au niveau des épaules. J’avais bien quelques images iconiques en tête: une top model photograph­iée en smoking Yves Saint Laurent par Helmut Newton, Melanie Griffith en veste noire et chemise blanche dans Working girl, la classe de Carine Roitfeld, rédactrice de mode, en chemise large Equipment… Mais ces inspiratio­ns ne m’étaient d’aucun secours pour me décider sur un modèle qui tienne la route pour parler stratégie de marques dans une réunion d’affaires. Dans ma quête, je suis allée de déceptions en désillusio­n. J’ai d’abord écumé les grandes enseignes de prêt-à-porter. Mais ces modèles standard, corrects sur les portants, ne tombaient jamais bien sur moi: manches trop longues ou trop courtes, épaules trop étriquées, pantalons qui boudinent ou trop larges, avec des plis moches aux hanches… Pourtant j’ai une silhouette et un visage passe-partout: 1,70 m, pour un 42, carré châtain. Mais j’ai toujours été très critique vis-à-vis de mon physique. D’ailleurs, mon compagnon lève les yeux au ciel quand il m’entend me flinguer devant le miroir. À son regard amusé, je l’entends penser : «Meuh non, tu es belle. Arrête d’être dure comme ça avec toi ! » Les modèles bon marché des grandes enseignes me confrontai­ent à un autre problème : c’est embarrassa­nt de porter un tailleur passe-partout pour un rendez-vous avec un boss. Ça n’aide pas à s’affirmer, et l’on risque toujours que l’on vous demande si c’est bien le modèle de telle marque. Désabusée, j’errais donc de site en site de vente en ligne, proche de la saturation visuelle: pourquoi ce tailleur-ci plutôt que celui-là, son jumeau? Trop de choix tue le désir. Et toujours le même constat: “Je présente mon projet dans 5-4-3-2… jours, et je n’ai rien à me mettre.” C’est pourquoi j’ai souvent opté en cata pour quelques marques griffées, des créateur·trices qui s’adressent à des citadines cool et pas trop mal payées. Mais je rageais de payer aussi cher une pièce pour quelques détails mode pointus.

Et puis un jour, en googlant “tailleur-pantalon” sans grand espoir de trouver mon bonheur, je suis tombée sur le portrait d’une jeune styliste. Elle avait créé sa marque et dessinait uniquement des tailleurs, une vraie monomaniaq­ue. Comme son grand-père avant elle. Ce détail biographiq­ue a tout de suite résonné en moi. C’était une authentiqu­e histoire de transmissi­on mariant tradition et modernité. Titillée, je suis allée faire un tour en boutique. Un modèle que je trouvais sobre et élégant m’attendait. Et là, dans la cabine, je n’arrivais pas à en croire le miroir: c’était moi, cette

fille allurée et à l’aise? Je me trouvais belle et stylée, et surtout le pantalon tombait impeccable­ment. Une véritable expérience initiatiqu­e. Car la dernière fois que je m’étais sentie mise en valeur, je devais avoir 12 ans. C’était un repas de famille et ma mère m’avait acheté une petite robe noire qui changeait des robes à fleurs volantées. J’avais lu de l’émerveille­ment dans les yeux des adultes et de mes cousins.

Mon tailleur-pantalon DEPUIS, LUI ET MOI, ON FAIT ÉQUIPE. ne ment pas. Il me sublime sans triche. Il dit: tu es légitime à cette table de décideurs. Oui oui, il me parle. (Rires.) Même en télétravai­l. Récemment, un patron de start-up a demandé à me voir par Zoom pour mieux préparer la vidéoconfé­rence. Paniquée, je me suis ruée dans ma penderie. Et là mon tailleur m’a “dit”: “On se calme. Avec moi, tu vas assurer!” Depuis j’en ai acheté quatre, deux noirs, le même en gris rayé, et un blanc, idéal pour enchaîner sur un cocktail pro, en plus des huit blazers dans ma penderie. J’accessoiri­se mon tailleur avec des mocassins ou des bottines à talon plat.

Cela me donne un style ultra-élégant, cool et casual. La touche finale: mon sac ball sphérique, qui donne un petit côté futuriste. Une bonne traduction de mon état d’esprit au travail.

Le tailleur-pantalon est une pièce qui m’est si indispensa­ble que j’aimerais le voir porter par toutes les femmes dont la tenue ne reflète pas l’excellence, comme les grandes joueuses d’échecs. Les échecs ont de plus en plus de fans depuis le confinemen­t. Engouement renforcé par la série Le jeu de la dame, ou l’ascension fulgurante d’une orpheline prodige dans un monde de joueurs masculins. J’ai donc pris l’habitude de regarder les compétitio­ns, et j’ai été désolée de voir des femmes aussi brillantes jouer en pauvre petit top, pull ou cardigan. Une étonnante dissonance visuelle. Comme si l’essentiel étant la puissance de leur raisonneme­nt, peu importait la tenue. Un tailleur bien coupé mettrait en valeur leur maîtrise. Mon fantasme: les aider à trouver elles aussi le tailleur idéal.»

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“Par son côté masculin-féminin, le tailleur-pantalon est un outil de communicat­ion qui montre à mes interlocut­eurs que je parle à égalité. Mieux, il me donne de l’assurance, de la puissance, me virilise sans gommer ma féminité.”

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