Marie Claire

Le manifeste pour l’avortement a 50 ans: ces 343 qui ont défié la loi pour nos droits

- Par Laure Marchand

Célèbres ou anonymes, comédienne­s, cinéastes, musicienne­s, femmes de lettres, femmes de loi, femmes courage surtout, elles ont, au printemps 1971, signé le célèbre manifeste “Je me suis fait avorter”. À cette époque, l’acte était encore interdit en France, et pratiqué clandestin­ement dans les pires conditions sanitaires. Quatre ans plus tard, la “loi Veil” donnait un cadre légal à leur plaidoyer pour la légalisati­on de l’IVG. Retour sur l’histoire de cet engagement militant fondateur avec les témoignage­s de quelques-unes de ces 343.

Gisèle Halimi, Simone de Beauvoir, Catherine Deneuve, Marguerite Duras, Jeanne Moreau, Françoise Sagan, Agnès Varda, Stéphane Audran, Delphine Seyrig, Brigitte Fontaine, Nadine Trintignan­t, Bulle Ogier, Catherine Arditi, Ariane Mnouchkine, Bernadette Lafont... Jamais autant de femmes célèbres ne s’étaient retrouvées côte à côte au bas d’un texte. Il y a 50 ans, 343 femmes faisaient cause commune en signant un manifeste pour le droit à l’avortement, publié dans Le Nouvel Observateu­r : « Un million de femmes se font avorter chaque année en France. Elles le font dans des conditions dangereuse­s en raison de la clandestin­ité à laquelle elles sont condamnées, alors que cette opération, pratiquée sous contrôle médical, est des plus simples. On fait silence sur ces millions de femmes. Je déclare que je suis l’une d’elles. Je déclare avoir avorté. De même que nous réclamons le libre accès aux moyens anticoncep­tionnels, nous

réclamons l’avortement libre. » Dans la France conservatr­ice du début des années 70, la loi de 1920 était toujours en vigueur, l’avortement était passible d’une peine de prison (1). Les slogans de la libéralisa­tion sexuelle de Mai 68 avaient beau être passés par là, accoler publiqueme­nt son nom à celui de l’avortement était osé. Un demi-siècle plus tard, de nombreuses signataire­s ont disparu. Les cinquante années passées ont parfois brouillé les souvenirs de

celles qui témoignent aujourd’hui. Mais toutes évoquent avec fierté ce morceau d’histoire dans la conquête des droits des femmes. Dont nous, les filles et petites-filles, avons hérité, oubliant souvent à quel point les luttes ont été âpres.

À l’époque, seules les femmes qui avaient les moyens pouvaient se rendre en Hollande, Angleterre ou Suisse, où l’avortement était légal. Cintres, aiguilles à tricoter, eau de Javel, queue • • •

de persil, sonde dans l’utérus... Les autres en étaient réduites à des méthodes dangereuse­s. Elles se faisaient avorter sur la table de cuisine d’un étudiant en médecine ou dans l’arrière-boutique d’une «faiseuse d’anges». Catherine Arditi avait 19 ans, ce qui «correspond à 15 ans aujourd’hui», précise-t-elle : « On n’y allait pas la fleur au fusil. J’ai fait avec les moyens du bord, dans de très mauvaises conditions. » Malgré le temps, la comédienne ne veut pas en dire plus : «Non, pas la peine, cela a été très douloureux, une douleur que je ne souhaitera­is pas à ma pire ennemie. J’ai failli mourir. Voilà, je ne suis pas morte.» Des femmes mouraient des suites d’interventi­ons clandestin­es. D’autres en gardaient des séquelles qui les rendaient stériles ou les laissaient mutilées. « Des camarades se sont retrouvées au bord de la septicémie, on employait les moyens les plus dangereux, comme les aiguilles à tricoter», se souvient l’actrice Bulle Ogier. Il faut lire son récit autobiogra­phique J’ai oublié pour, au détour d’une phrase, apprendre quelle fut son expérience personnell­e : «Je n’ai donc pas oublié que c’est lors de la parenthèse la plus insouciant­e et joyeuse de ma vie que je me suis fait violer par le médecin qui m’a avortée.»

MAIS, ELLE GARDE DE SON ENGAGEMENT AU MLF LE «BEAU SOUVENIR

avec toutes ces filles, anonymes de toutes D’UNE LUTTE FANTASTIQU­E, classes sociales, écrivaines et stars, toutes ensemble ». Apparu en 1970, le Mouvement de libération des femmes était un groupe nonmixte, révolution­naire, qui revendiqua­it la liberté pour les intéressée­s de disposer de leur corps. « Pendant des mois, dans les groupes de paroles, chez les unes et les autres, on approfondi­ssait et déconstrui­sait ce que “l’oppression des femmes” voulait dire», rappelle l’une des 343 et pionnière du MLF, Cathy Bernheim. Le tout dans un espace forcément enfumé car «la cigarette faisait partie de la femme libérée ». Un mercredi soir sur deux, l’assemblée générale du MLF se tenait à l’école des Beaux-Arts, à Saint-Germain-des

Prés. La quinzaine de personnes du «groupe Avortement» planchait dans une pièce adjacente. Cette fois-ci, les garçons étaient autorisés. «Je trouvais que c’était une bonne chose pour lutter contre le machisme, se souvient la sociologue au CNRS Christine Delphy, qui en faisait partie. Ils n’avaient pas plus envie que leur femme d’avoir un enfant en plus.» Chants, distributi­ons de tracts, concerts de casseroles, articles dans la revue débats, prises de paroles dans des squares... Des actions sont menées tous azimuts. Le lancer de mou, le 10 février 1971, par des militantes à la tribune d’une conférence du professeur Lejeune, à la tête de l’associatio­n anti-avortement Laissez-les vivre!, est resté dans les annales. Mais les impacts de la campagne du MLF pour l’avortement restaient limités.

« L’idée du manifeste revient à deux journalist­es du Nouvel Observateu­r (3), qui nous ont contactées, précise Christine Delphy. Nous nous sommes retrouvé·es dans un café de la rue Bonaparte, tout

près des Beaux-Arts, pour discuter. Nous avons trouvé la propositio­n excellente. » L’engagement de célébrités pour la cause allait assurer le retentisse­ment qui lui manquait jusqu’alors. Pourtant le projet est tout d’abord mal accueilli par la base du MLF: le magazine et les actrices sont jugés bien trop bourgeois. Après moultes tractation­s, les militantes donnent leur accord à condition que des anonymes signent également. La présence de personnali­tés permettra de les protéger: qui oserait s’attaquer à elles?

Pour récolter les signatures, Simone de Beauvoir, qui avait rédigé le texte, met son carnet d’adresses à contributi­on. Des actrices et réalisatri­ces engagées dans le MLF, comme Delphine Seyrig ou Nadine Trintignan­t, se mobilisent. Cette dernière était alors en train de tourner son film Ça n’arrive qu’aux autres, avec Catherine Deneuve dans le rôle principal. «Elle est venue dîner un soir à la maison avec Marcello (Mastroiann­i, ndlr). Je lui en ai parlé. Marcello lui disait : “Mais Catherine, si Nadine te dit de signer, signe !” Elle a un peu hésité mais elle a signé.» Bulle Ogier, elle, a donné son accord les yeux fermés, sans même avoir lu la tribune. Yvette Roudy, journalist­e et engagée aux côtés de François Mitterrand, a gardé son secret pendant cinquante ans: «Je vais vous dire quelque chose que je n’ai jamais dit à personne: je n’ai pas eu recours à l’IVG. J’ai signé par solidarité, je savais que c’était un acte politique très fort.»

Le texte paraît dans Le Nouvel Observateu­r le 5 avril 1971. Sur un fond noir, la une du magazine annonce « La liste des 343 Françaises qui ont le courage de signer le manifeste “JE ME SUIS FAIT AVORTER” ». Ce coup médiatique sert d’accélérate­ur. Il prépare le terrain au procès de Bobigny, que l’avocate féministe Gisèle Halimi transforme en tribune en faveur de l’avortement l’année d’après. Il ouvre la voie à la loi, défendue par la ministre de la Santé Simone Veil, qui légalise l’avortement en 1975. Fidèle au manifeste, Yvette Roudy, devenue ministre des Droits de la femme, obtiendra malgré «une levée de boucliers terrible» son remboursem­ent par la Sécurité sociale en 1982. Aventure et victoire collective­s. « Nous y sommes arrivées, nous avons tracé le chemin», déclare Bulle Ogier.

LE TEXTE EST PASSÉ À LA POSTÉRITÉ SOUS LE NOM DU «MANIFESTE DES

Sa paternité, injurieuse hors contexte, revient à 343 SALOPES».

Charlie Hebdo. La semaine suivant la publicatio­n dans Le Nouvel Observateu­r, le journal satirique en avait rajouté une couche en titrant : «Qui a engrossé les 343 salopes du manifeste sur l’avortement ? » Ariane Mnouchkine en sourit: «En le lisant, j’ai dû me dire “Oh quand même, ils charrient” mais j’étais déjà intraitabl­e sur la liberté de se moquer. On se regardait en riant: “Tu as vu, je fais partie des 343 salopes.” Finalement, ça a été une décoration, ce titre.»

1. Une loi de 1955 autorise l’avortement thérapeuti­que si la vie de la femme est menacée. 2. Avec Anne Diatkine, éd. du Seuil. 3. L’histoire est racontée dans le roman graphique Le Manifeste des 343, d’Hélène Strag, Adeline Laffitte et Hervé Duphot, éd. Marabulles.

 ??  ?? Ariane Mnouchkine, metteuse en scène de théâtre
Ariane Mnouchkine, metteuse en scène de théâtre
 ??  ?? Brigitte Fontaine, auteure, compositri­ce et interprète
Brigitte Fontaine, auteure, compositri­ce et interprète
 ??  ?? Bernadette Lafont, actrice
Bernadette Lafont, actrice
 ??  ?? Yvette Roudy, journalist­e
Yvette Roudy, journalist­e
 ??  ?? Jeanne Moreau, actrice
Jeanne Moreau, actrice
 ??  ?? Françoise Sagan, écrivaine
Françoise Sagan, écrivaine
 ??  ?? Catherine Deneuve, actrice
Catherine Deneuve, actrice
 ??  ?? Marguerite Duras, écrivaine
Marguerite Duras, écrivaine
 ??  ?? Simone de Beauvoir, philosophe
Simone de Beauvoir, philosophe
 ??  ?? Bulle Ogier, actrice
Bulle Ogier, actrice
 ??  ?? Stéphane Audran, actrice
Stéphane Audran, actrice
 ??  ?? Marceline Loridan-Ivens, écrivaine et cinéaste
Marceline Loridan-Ivens, écrivaine et cinéaste
 ??  ?? Agnès Varda, réalisatri­ce
Agnès Varda, réalisatri­ce
 ??  ?? Nadine Trintignan­t, réalisatri­ce
Nadine Trintignan­t, réalisatri­ce
 ??  ?? Gisèle Halimi, avocate
Gisèle Halimi, avocate
 ??  ?? Delphine Seyrig, actrice
Delphine Seyrig, actrice
 ??  ?? Des militantes du MLF manifesten­t, à Paris, le 1er mai 1971.
Des militantes du MLF manifesten­t, à Paris, le 1er mai 1971.

Newspapers in French

Newspapers from France