Marie Claire

Avant la nuit avec Laurent Lafitte

- Par Fabrice Gaignault Photos Paloma Pineda

Sa première réalisatio­n pour le cinéma, une comédie noire et jubilatoir­e sur les secrets de famille(1), attend la réouvertur­e des salles pour trouver son public. Bousculé mais philosophe, le comédien nous donne rendezvous dans l’un de ses repaires de la rive gauche parisienne. Et choisit de dissiper avec nous son inquiétude sous les éclats de rire qui ponctuent la conversati­on, à la fois grave, légère, et dans l’air du temps.

Il est tard et nous serons peut-être arrêtés par la police du confinemen­t. Laurent Lafitte nous a donné rendez-vous à l’ombre de la basilique Sainte-Clotilde, dans le restaurant de l’un de ses amis, transformé pour l’occasion en speakeasy ambiance prohibitio­n. Assis au bar désert, le comédien commande pour nous deux Moscow mules bien frappés (vodka, ginger beer et jus de citron vert). Le comédien de 47 ans entame l’entretien un peu sonné. La nouvelle est tombée: la fermeture des salles de cinéma et de théâtre est prolongée jusqu’à nouvel ordre. L’origine du monde, son premier film en tant que réalisateu­r, une farce « hénaurme » et tragique sur la famille, ses petits et grands inconvénie­nts, ne sortira peut-être pas le 10 février. Cette sombre perspectiv­e ne l’emballe pas. « Je ne vais pas jouer au plus malheureux, mais dans notre métier on travaille dans l’ombre pendant des mois, voire des années pour le cinéma, et un jour arrive enfin le rendez-vous avec le public. Mais là, tout est bouleversé et, psychologi­quement, c’est difficile à vivre. De plus, le confinemen­t atrophie l’imaginaire, la légèreté, le plaisir, la possibilit­é de créer, alors que nous faisons un métier basé sur la sensibilit­é, sur l’énergie des uns et des autres.» Laurent Lafitte accompagne ces mots du bruit des glaçons qui tintent dans son verre, comme un rappel aux temps anciens. Le pitch de L’origine du monde, adapté d’une pièce de Sébastien Thiéry, qui a failli s’appeler La chatte à ma mère – hé oui ! – ne peut être dévoilé au risque de « spoiler » une intrigue dingue faisant la part belle aux très laids secrets familiaux.

« Derrière les apparences, la saloperie au sein de la famille n’est pas toujours là où l’on pense qu’elle se niche, poursuit Laurent Lafitte. La famille est en général idéalisée, alors que c’est un monde assez cruel. Que signifie ce lien imposé par la société? Avec ce qu’elle comporte d’omerta, la famille est un endroit de réconfort et d’empêchemen­t. »

dans ÉLEVÉ À PARIS AVEC UNE SOEUR ET DEUX DEMI-FRÈRES le milieu « de la moyenne bourgeoisi­e, avec des réflexes d’épargne, de préservati­on» par des parents classiques bien qu’accommodan­ts, biberonné aux séances télé d’Au théâtre ce soir et du Cinéma de minuit, Laurent Lafitte arrête le lycée en seconde avec une certitude: comédien sinon rien. « Mes parents étaient un peu inquiets, mais ils connaissai­ent mon caractère à la fois très indépendan­t et très décidé. Ils m’ont dit: “Tente les cours de comédie si tu veux, vas-y ! De toute façon, tu te débrouille­ras toujours dans l’existence !” Ils pensaient que quoi qu’il arrive, je m’en sortirais.» Ils n’avaient pas tort. Deux fois nommé aux Césars sans en avoir encore remporté (« Je n’en garde aucune amertume, au contraire, c’était super à chaque fois car ça voulait dire que la profession m’avait remarqué »), Laurent Lafitte s’est vu remettre le graal de nombreux comédiens : son intronisat­ion en tant que pensionnai­re à la ComédieFra­nçaise. Passé avec une aisance inattendue du registre du type marrant au voisin inquiétant dans Elle de Paul Verhoeven, Laurent Lafitte est devenu une valeur sûre du box-office, connu et apprécié des plus jeunes à ceux qui le sont moins. Il est pourtant un mystère Lafitte: une vie ultra-cadenassée sur laquelle on ne sait rien. Un silence qui pourrait prêter à des explicatio­ns fantasmées, et dont il se moque. Le comédien s’en explique volontiers, alors que surgit le deuxième Moscow mule. Au barman: «Vous êtes de mèche tous les deux pour me faire parler ? » Plus sérieuseme­nt : « Ce n’est pas ma fonction d’évoquer ma vie hors scène. Je ne me sens pas au bon endroit pour ça, du coup les gens pensent que j’ai des choses à cacher. Mais non! Dans la vie, j’ai plutôt tendance à m’ouvrir, à me confier très facilement. D’un point de vue pragmatiqu­e, je pense qu’un acteur a intérêt au secret. Comme le remarquait le cardinal de Retz: “On ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens.” Quand je vois ces acteurs qui n’arrêtent pas de parler de politique ou de leur vie privée, ça me coupe tout désir de les voir jouer, et quand ça m’arrive, je ne fais plus le distinguo entre la personne qui joue et la personne publique. Je n’exerce pas ce métier pour avoir plus d’amis en confiant mon intimité. Les spectateur­s ne sont pas mes amis. Je ne fais pas semblant d’être le leur, je leur fais des propositio­ns artistique­s auxquelles ils adhèrent ou pas.»

On se souvient de son interventi­on amusante aux Césars 2019, avec son visage faussement refait comme gonflé à l’hélium, et de celle, plus controvers­ée, au festival de Cannes avec son parallèle entre Woody Allen et Roman Polanski. Laurent Lafitte convient que l’exercice est difficile et que, peut-être, sa place n’était pas là, à donner les bons et mauvais points. « Ce que je regrette n’est pas tant ma vanne que le fait qu’on n’aurait pas dû faire appel à moi, qui ai pourtant tendance à raconter des conneries toute la journée. Cannes doit rester un sanctuaire, où l’ironie appuyée n’a peut-être pas sa place. Je prends très au sérieux la question du rire, qui est un domaine subjectif. Je pense qu’on pleure plus des mêmes choses qu’on rit des mêmes choses. Il ne faut pas chercher l’humour universel sinon on est mort. On doit être précis, sinon ça ne marche pas, et aller dans l’outrance. On fait plus rire avec un cancer de la gorge qu’avec une angine.»

ne signifie pas que cet homme RIRE ET AIMER FAIRE RIRE sensible et intelligen­t s’abstrait d’une réalité, complexe. «Le combat des femmes me préoccupe beaucoup. Je le comprends tout à fait. Mais mettre en parallèle les qualités et les défauts de chaque sexe ne veut rien dire. J’ai vu des comporteme­nts détestable­s de part et d’autre. Nous avons tous nos torts, nos vices, nos défauts. L’homme a une supériorit­é physique sur la femme, qui passe par la violence, la contrainte, le pouvoir. La femme a aussi une énorme part de pouvoir dans le fait de choisir, ou non, de donner la vie, sans avoir besoin du consenteme­nt de l’homme. Mais j’ai toujours du mal avec les discours réducteurs, même si ça vient d’un vrai problème, l’égalité des sexes dans notre monde, et on est loin du compte.» Le discours est soudain empreint d’une gravité assumée. Un troisième Moscow mule pour la route, avant que nos chemins se séparent dans la nuit froide et déserte. Le bruit des glaçons comme une petite musique de chambre agréable, en ces temps si singuliers.

1. L’origine du monde, avec aussi Karin Viard, Vincent Macaigne et Hélène Vincent. 2. Nommé au César du meilleur acteur dans un second rôle en 2017 pour Elle de Paul Verhoeven, et en 2018 pour Au revoir là-haut d’Albert Dupontel.

“Ce n’est pas ma fonction d’évoquer ma vie hors scène. Je ne me sens pas au bon endroit pour ça, du coup les gens pensent que j’ai des choses à cacher. Mais non ! Dans la vie, j’ai plutôt tendance à m’ouvrir, à me confier très facilement.”

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