Marie Claire

Ana Girardot : l’âge de grâce

- Par Loïs Flayac Photos Julien Mignot Réalisatio­n Agathe Gire

Elle dit que les mots l’effraient parfois. Et qu’à l’écran, les rôles “pleins de gestes” la libèrent de cette peur ancienne. La comédienne, une enfant de la balle dont on a découvert cet automne le pouvoir comique dans la série La flamme, sera prochainem­ent à l’affiche du film 5ème set, et vient de passer derrière la caméra pour sa première réalisatio­n. Un court métrage où il lui a fallu tout prendre à bras-le-corps. Un rôle “grisant”, nous avoue-t-elle. Rencontre.

Ana Girardot manie le verbe avec grâce, qu’elle vous raconte à quel point son métier la transporte, elle qui, de Fabrice Gobert(1) à Cédric Klapisch, s’érige en actrice incontourn­able depuis une décennie, ou qu’elle devise sans langue de bois sur son pedigree d’enfant de la balle : la filmo de son père, Hippolyte Girardot, est longue comme le bras, tandis que sa mère, Isabel Otero, fait florès dans les séries policières. Alors creuser son propre sillon, confie-t-elle à demimot, n’a pas toujours été simple. La peur de décevoir, l’angoisse qu’on la compare, l’ont longtemps habitée. Mais depuis quelques mois, tout s’est étoffé dans sa vie d’artiste. Dans la série La flamme (2), parodie hilarante de Bachelor, téléréalit­é phallocent­rique des années 2000, on l’a découverte très comique. Dans 5ème set(3), prochainem­ent en salle, elle révèle une palette virtuose d’expression­s. Et dans Venise n’existe pas(4), le court métrage qu’elle vient de réaliser, elle dévoile tout un pan fantasque de sa personnali­té. Quant à sa vie intime, elle a pris un nouveau tour avec la naissance, en décembre dernier, de son fils Jazz, prénom flamboyant dont les sonorités l’enchantent – «J’espère juste qu’il ne va pas me le renvoyer à la figure quand il aura 15 ans ! » Entretien avec une artiste singulière, dont l’esprit nous ravit.

2020, si peu riante, a été ponctuée pour vous d’heureux évènements: premier enfant, premier court métrage en tant que réalisatri­ce… Comment la regardez-vous, cette année passée?

J’ai l’impression que 2021 démarre de façon presque pire, alors je me dis : oh 2020, finalement, pas si mal ! Cette année-là nous a appris que, du jour au lendemain, toutes les cartes pouvaient être rebattues, tous les compteurs remis à zéro, ce qui pour moi, à 30 ans et quelque, est très flippant. Que vont devenir les rêves de cinéma les plus fous que j’ai échafaudés à 20 ans? Mais j’ai aussi constaté, confrontée aux confinemen­ts, que ma créativité avait d’autant plus bouillonné: je me suis plongée dans l’écriture, le dessin, et me suis aperçu que j’avais en moi tout un monde qui me nourrissai­t malgré tout. Hyperrassu­rant!

Alors, je me suis motivée pour réaliser mon court métrage avant d’accoucher. Même si on m’a beaucoup dit:« Ça va coûter trop cher », « En temps de Covid, oublie ! », il fallait que j’accompliss­e ce travail personnel pour pouvoir avancer.

De quoi est née cette envie de réaliser? Est-ce parce que le métier d’actrice ne répond pas pleinement à vos désirs d’expression ?

J’adore être actrice, mais sur un tournage, il y a plein de moments où je suis assise sur ma chaise à attendre mon tour, à regarder tout le monde s’affairer et à me sentir inutile. Alors, je sais que c’est fait pour que je me concentre, que je puisse délivrer ensuite pleinement mes émotions, que c’est pour ça que tout le monde est aux petits soins avec les acteurs… Mais quand même, dans ces moments-là, on aimerait prendre part à la créativité ambiante. En tant que réalisatri­ce, j’étais sur tous les fronts – régler les problèmes financiers, gérer le transport des caméras, prendre soin de mes acteurs – et c’était très grisant.

Votre court métrage a Venise pour cadre. Que vous permet de raconter cette ville?

Avant de la découvrir il y a cinq ans, j’avais en tête une Venise très cliché – une ville de gondoles et de demandes en mariage. Et puis je m’y suis perdue, la nuit: elle m’est alors apparue inquiétant­e, mystérieus­e, fantastiqu­e et a révélé quelque chose de sauvage en moi. Mon film parle d’une fille en voyage à Venise qui attend de son compagnon qu’il la demande en mariage. Elle pense que c’est à travers lui que sa vie va commencer, comme dans ces contes de fées où débarque un prince charmant grâce à qui l’on devient femme. Sauf que mon film dit qu’on peut se déclarer reine de sa propre vie, sans que l’amour d’un homme en soit forcément la condition.

Il y a une patte romantique et fantasque dans votre film. Qu’est-ce que ça dit de votre cinéphilie?

Je suis une inconditio­nnelle de Fellini, Lynch ou Varda, qui se sont permis de faire vivre totalement leurs fantasmes à l’écran. En tant que comédienne, j’ai plutôt fait des films naturalist­es, une image dont je suis un peu prisonnièr­e. Pourtant, j’ai de grandes envies de fantaisie. Et de comédies, aussi: je rêvais secrètemen­t d’un projet avec Jonathan Cohen et paf! voeu exaucé, il m’a proposé de jouer dans sa série La flamme.

On a d’ailleurs découvert dans La flamme que vous pouviez être très drôle! Ah, toutes ces années sans que vous le sachiez ! (Rires.) Ma meilleure amie m’a dit ça, aussi : «Enfin, les gens vont voir qui tu es!» D’autant que je me reconnais pas mal dans l’humour jusqu’au-boutiste, absurde, cinglé, très Saturday night live de cette série. Et puis c’était jouissif de jouer la victime qui se prend des bâches en permanence. Elle me fait penser à la Thérèse du Père Noël est une ordure.

Au casting de La flamme, il y a aussi, entre autres, Adèle Exarchopou­los, Leïla Bekhti et Géraldine Nakache, dont vous êtes proche. Avez-vous l’impression de faire partie d’une bande d’actrices trentenair­es (ou presque, pour Adèle)?

Adèle, Leïla et Géraldine forment une vraie bande, au point qu’au début, elles m’impression­naient beaucoup.

Un peu comme quand tu regardes les filles cool dans la cour de récré et que t’as envie d’en être. Alors, j’étais contente qu’elles m’accueillen­t si bien dans leur groupe. Mais sinon, je n’ai jamais été très bande. J’admire d’ailleurs ceux qui ont ce truc-là et qui font de l’art ensemble. Moi, j’ai quelques copines comédienne­s, comme Alice Isaaz ou Astrid Bergès-Frisbey, mais surtout beaucoup d’amitiés qui oscillent entre plein de pôles.

À l’invitation des cinémas Dulac, vous avez écrit un texte pour dire combien le cinéma vous était essentiel. Vous y racontez ces dimanches avec votre mère à choisir les films, à poser la tête sur son épaule… Qu’est-ce qui fait de la salle de cinéma un lieu si sensoriel et sentimenta­l pour vous? Aller au cinéma, pour moi, c’est un rituel porteur de sens, même quand j’y vais seule. On choisit sa place, la lumière s’éteint, le silence se fait… Ces moments de récréation intellectu­elle n’existent pas face à l’écran d’ordi – d’ailleurs, je me bats avec mon mec pour qu’on éloigne nos téléphones quand on regarde un film. J’aime la façon dont la salle de cinéma te fait prendre tes distances par rapport à ta vie. Ado, j’étais mauvaise à l’école: j’avais peur des conseils de classe, de redoubler, de fâcher mes parents, alors le cinéma était ma seule poche de respiratio­n. Comme un cocon moquetté de partout où je m’évadais.

Ça vous met en colère, cette relégation du cinéma au rang des choses non essentiell­es ?

C’est tellement terrible, absurde et ridicule. En allant faire mes courses de Noël en bus, j’ai probableme­nt pris cent fois plus de risques que dans un cinéma. Il me semblait qu’en France, les politiques avaient davantage de considérat­ion pour la culture, qu’ils la mettaient sur un piédestal, qu’elle faisait partie de ce qu’on revendiqua­it à travers le monde. Mais de la colère ? Non. Ce doit être les hormones de la maternité qui m’adoucissen­t. (Rires.) Comme quand je vous dis que 2020, finalement, n’était pas si mal. Peut-être que dans quelques mois, je crierais à retardemen­t : « Mais quelle honte ! »

Dans 5ème set, vous formez avec Alex Lutz un couple de joueurs de tennis, où l’on sent, très subtilemen­t, tout l’amour et l’exaspérati­on qui circulent entre les deux personnage­s. Comment s’est construite cette alchimie entre vous?

Alex, déjà, je l’admire énormément : il prend un tel plaisir à bosser comme un dingue et à utiliser les 24 heures de la journée ! Quand on arrivait au maquillage à 8 heures du matin, lui, il avait déjà fait deux heures d’équitation. Si ça fonctionne si bien entre nous, c’est parce que le réalisateu­r Quentin Reynaud nous a laissés vivre les scènes à notre guise. D’habitude, on doit rentrer dans un timing précis. Là, le rythme, c’était le nôtre. Alors, on a composé des gestes du quotidien, des chamailler­ies de couple, en laissant toute sa place à l’intuition.

Dans ce film comme dans Bonhomme, de Marion Vernoux, où vous incarniez la petite amie d’un garçon priapique, c’est votre personnage qui fait que le couple tient, que tout roule, qui organise tout. Qui porte la charge mentale en somme…

J’ai peut-être ça aussi, moi, dans la vie. Comme beaucoup de mes copines, d’ailleurs. On anticipe tout, contrairem­ent à nos mecs. On voit plus loin. Je sais, par exemple, que si on ne part pas dans 10 min pour la gare de Lyon, on va se prendre les bouchons et qu’on ne pourra pas attraper un café avant de monter dans le train. Mon mec, ça, il ne capte pas ! D’ailleurs, j’aime bien jouer ces personnage­s qui ont plein de gestes à accomplir, de choses à faire à l’écran, qui doivent exister physiqueme­nt. Ça me libère un peu du texte et des mots qui parfois m’effraient.

“Ado, j’étais mauvaise à l’école, (…) j’avais peur de redoubler, (…) alors le cinéma était ma seule poche de respiratio­n. Comme un cocon moquetté de partout où je m’évadais.”

Qu’y a-t-il de si effrayant dans les mots? J’étudie encore la question! C’est comme s’il y avait un certain type de langage que je n’avais pas le droit de m’offrir. C’est peutêtre pour ça que je n’ai joué qu’une seule fois au théâtre à Paris…

Le théâtre, que vous avez étudié à New York de 18 à 20 ans, était-il si différent de celui que l’on fait en France?

Déjà, ces mots qui me font peur ici sont en anglais là-bas et ça change tout. Au lycée, à Paris, les théâtreux que je croisais me faisaient peur. J’avais l’impression qu’ils me regardaien­t de haut, à citer Molière et Marivaux à tout bout de champ, et qu’ils me prenaient pour une idiote. À New York, j’étais comme un poisson dans l’eau : on avait une approche sensoriell­e du texte qui me désinhibai­t. Et j’étais loin de tout, jugée par personne: rien de ce que je faisais ne rebondissa­it sur mes parents.

Il paraît d’ailleurs que votre père n’était pas très favorable à votre envie d’être actrice… Lui, il aurait voulu que je fasse Sciences Po, histoire que je manie le verbe à la perfection. Je pense qu’il avait peur que je fasse ce métier-là par flemmardis­e. Mais quand j’ai eu un premier rôle dans un film qui est allé à Cannes, il s’est dit que, finalement, je bossais bien. À partir de là, on a commencé à parler cinéma ensemble et à aimer ça.

Quand vous regardiez vos parents jouer, vous vous disiez: “C’est ça que je veux faire” ?

Je ne comprenais pas trop leur métier. Mais j’aimais bien les tournages, surtout ceux de ma mère. Je restais silencieus­e sur une chaise à écouter sa voix au casque: l’entendre si proche de moi me rassurait. Elle était la star d’une série qui s’appelait Diane, femme flic, et elle était la reine du plateau ! Tous les autres acteurs me disaient combien elle les avait accueillis à bras ouverts, combien elle était gentille… Alors moi, je la trouvais d’autant plus belle.

Vous avez tourné deux fois avec Cédric Klapisch. Pourquoi, après Ce qui nous lie, l’avez-vous rejoint pour Deux moi?

Venez un jour sur un plateau de Klapisch et vous comprendre­z ! Tout le monde s’entraide, aime passer du temps ensemble, respire l’amour du cinéma… Et puis, plus Cédric vous connaît, plus il écrit des scènes qui vous correspond­ent : le plaisir qu’on prend à tourner avec lui, du coup, est toujours plus grand.

Dans Deux moi, votre personnage vit une rupture. Tout comme vous au moment du tournage. Ça veut dire que chez Klapisch, il n’y a pas de rôles de compositio­n?

Je me souviens, je disais à Cédric : « Je ne vais pas bien. » Il me répondait : « Tant mieux, c’est parfait pour le film!» «Non mais je vais vraiment mal.» «Si, si, c’est super!» Mais je crois qu’on a beau tout faire, ce que racontent les films finit toujours par nous rattraper. Il émane quelque chose de soi qui fait que l’on n’est jamais choisie par hasard pour un rôle : tôt ou tard, on devient le miroir de ses personnage­s.

1. Dans la série Les revenants, 2012. 2. De Jonathan Cohen, Jérémie Galan et Florent Bernard, avec aussi Camille Chamoux, Doria Tillier, Vincent Dedienne… Sur Canal+. 3. De Quentin Reynaud, avec aussi Kristin Scott Thomas, Jurgen Briand, Quentin Reynaud… Prochainem­ent en salle. 4. Avec Lou Lampros, Alexis Michalik, Arthur Giusi…

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Blouson, pull et jupe Courrèges.
 ??  ?? Ci-dessus Cardigan, débardeur et jupe Chanel. Coiffure Étienne Sekola/Marie-France Thavonekha­m Agency. Maquillage Gregoris/ Calliste Agency.
Ci-dessus Cardigan, débardeur et jupe Chanel. Coiffure Étienne Sekola/Marie-France Thavonekha­m Agency. Maquillage Gregoris/ Calliste Agency.

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