Marie Claire

« L’amour en appelle à nos efforts, et c’est pour cela qu’il est passionnan­t »

Chaque mois, la philosophe Marie Robert partage quelques principes pour rendre le quotidien plus léger. Pour célébrer les amants, elle convoque cette fois Platon, pour qui “l’expérience amoureuse est une manière d’exercer sa pensée”.

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«Il y a du monde dans la queue, on piétine en attendant que ce soit notre tour de passer à la caisse. Notre téléphone n’a presque plus de batterie, impossible de s’immerger derrière un écran alors on contemple passivemen­t les gens autour de nous. Et justement, à quelques pas de là, une scène attire notre regard. Un jeune couple, 25 ans à peine, s’embrasse fougueusem­ent, étranger au reste du monde. Le temps autour d’eux semble s’être dissous. Ils s’enlacent avec une ferveur bouleversa­nte. En les observant, notre coeur se brise sur les rivages de notre nostalgie. Il n’y a pas si longtemps, nous étions à leur place, fous de désir et d’insoucianc­e, happés par la grâce de l’instant, par l’ivresse de la chamade. En serrant nos courses dans nos bras, on ne souhaite plus qu’une chose: revenir à cet amour des premiers jours.

Oui mais voilà, pris dans les méandres de nos fantasmes, on enjolive souvent les contours de la réalité. Car comment aime-t-on au premier jour? Et si nous faisions l’effort de nous en souvenir avec lucidité? On aime sans connaître, on aime sans avoir appris l’autre, on aime par projection, on aime à travers soi. C’est le temps de l’excitation et de la mise en scène. Et c’est infiniment charmant. Mais veut-on que ce joli badinage dure toute la vie? N’y a-t-il pas autre chose? Qu’en est-il de l’amour du deuxième, du troisième et même du dernier jour ? Celui qui doit sans cesse se réinventer, lutter, construire. Celui qui à la surface répond par la profondeur, qu’importe si c’est parfois celle des ténèbres. Il faut arpenter des sommets, résoudre l’équation impossible qui nous met au défi d’articuler sécurité, promesse d’éternité et sauvagerie primitive. L’amour en appelle à nos efforts, à nos ajustement­s, à nos compromis, et c’est pour cela qu’il est passionnan­t.

“Qui ne commence pas par l’amour ne saura jamais ce que c’est que la philosophi­e”, affirme Platon. L’expérience amoureuse est une manière d’exercer sa pensée. Car en amour comme en philosophi­e, la genèse est la même. Au commenceme­nt est l’étonnement, l’éblouissem­ent, la capacité à ouvrir les yeux. La rencontre est toujours inespérée. Puis surgit la volonté de comprendre, de rejoindre, d’apprivoise­r l’inconnu. Ni le découragem­ent ni les risques innombrabl­es ne parviennen­t à réfréner cet élan de vie, ce miracle qui nous conduit à user de tout notre courage pour nous rapprocher de l’être aimé. L’intellect devient l’alchimiste du coeur. Platon refuse d’opposer l’amour et la sagesse, au contraire, il nous engage à faire de l’amour la plus désirable des sagesses, et à naviguer à travers tous les stades qui se présentent à nous, le désir, l’amitié, l’inconditio­nnel, en allant toujours au-delà de nos clichés et de nos a priori. L’existence entre les individus est un orage perpétuel et, comme l’évoque Pascal Quignard avec son exquise poésie, “L’air entre leurs visages est plus intense, plus hostile, plus fulgurant qu’entre les arbres ou les pierres. Parfois, de rares fois, de belles fois, la foudre tombe vraiment”. Alors pouvoir vivre cet amour devient la chose la plus précieuse au monde, la plus absurde des folies, et le faire durer, le plus vertigineu­x des défis. Plutôt que celui des premiers jours, célébrons l’amour des jours qui suivent et faisons en sorte que la Saint-Valentin soit une ode à l’éternité.»

“‘Qui ne commence pas par l’amour ne saura jamais ce que c’est que la philosophi­e’, affirme Platon.”

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