Quels lieux de beauté pour demain ?
Face à la montée en puissance du Web, parfumeries et boutiques misent sur une approche holistique mêlant expériences plurisensorielles inédites, conseil et mise en scène des produits, pour fidéliser une clientèle plus que jamais en quête d’interactions. Explications.
Quand, le 28 novembre dernier, les boutiques « non essentielles» ont relevé leur rideau, des files d’attente se sont vite allongées devant leurs portes, celles des Sephora, des grands magasins (Le Bon Marché, Galeries Lafayette, Printemps) et d’enseignes plus intimistes comme Oh My Cream et ses boutiques-instituts. Sa fondatrice, Juliette Levy Cohen, raconte avoir fait des records de chiffres le 29 octobre, veille de fermeture, et le 28 novembre: « Alors que toutes les marques ont une présence sur le Web, les gens se sont rués dans les boutiques, heureux de retrouver le shopping non virtuel. » On aurait pu craindre qu’ayant pris l’habitude d’acheter sur le Net, les Français·es délaisseraient massivement les commerces. Il n’en est rien. «Le poids du digital est certes plus fort qu’avant, mais tous ceux et celles qui viennent chercher autre chose qu’un produit restent fidèles aux points de vente», poursuit l’entrepreneuse, qui a reçu le Bold Woman Award 2020 de Veuve Clicquot, prix récompensant l’audace entrepreneuriale.
CONTACT, EXPERTISE ET PETITS BONUS
Cet « autre chose », c’est l’expérience, la clé de l’attractivité. Dans son livre Éloge du magasin. Contre l’amazonisation*, le sociologue Vincent Chabault constate : « La croissance du commerce en ligne rend plus visibles les fonctions sociales des magasins et le rôle qu’ils jouent dans l’existence des individus (…). Ce sont les dimensions cachées des magasins qui sont capables d’assurer leur survie. En d’autres termes, ce qui compte, ce n’est pas tant l’accès au produit (…), mais la capacité qu’ont les structures commerciales “physiques” à se rendre indispensables à l’existence des individus. » En tête de liste des indispensables, il y a quelque chose de très simple : l’interaction avec l’autre. Un besoin viscéral que l’on avait presque oublié et que le confinement s’est chargé de nous rappeler. Car qui, aujourd’hui, n’est pas lassé des réunions et apéros Zoom ? « On sait depuis longtemps que le retail ennuyeux n’a plus d’avenir. Mais en dix mois de crise
sanitaire, tout semble s’être accéléré de cinq ans », observe Emmanuelle Cartier, directrice générale offre, marketing et image de Sephora. L’enseigne, qui mise autant sur le succès de ses animations et de ses bars – à make-up, soin, sourcils – que de la vente classique, poursuit sa forte dynamique de rénovation et d’ouverture de magasins, dont 500 m2 flambant neufs dans le quartier de l’Opéra à Paris, inaugurés une semaine avant le reconfinement. Parmi les nouveaux services : la possibilité de personnaliser ses pots et flacons avec une gravure représentant la façade de l’Opéra ou encore un diagnostic de peau mêlant outil high-tech et expertise des vendeurs. « Pour que les gens aient envie de venir, il faut de beaux espaces, mais il faut aussi les surprendre en allant au-delà de leurs attentes. Je suis convaincue que plus le numérique sera présent dans nos vies, plus on aura envie de rapports humains », analyse Emmanuelle Cartier. LE TEMPS ESSENTIEL DU CONSEIL En matière de commerce, le constat est le même. L’arsenal déployé par les marques pour maintenir le lien avec sa clientèle, allant jusqu’à des consultations vidéo en ligne (chez Sisley, Caudalie, Oh My Cream, Frédéric Malle) n’a pas diminué l’envie de revenir en point de vente pour y trouver du conseil. Clarins a très tôt compris l’intérêt de dépasser le simple acte de vente, avec des diagnostics de peau très précis et des démonstrations d’application des produits qui font la part belle au toucher. La démarche paie et les clientes reviennent, fidèles à «leur» conseillère. « Il y a peu de turnover dans nos boutiques, ce qui laisse la possibilité que s’installe sur plusieurs années une vraie relation de confiance, qui va jusqu’à un lien émotionnel», constate la directrice générale de Clarins, Katalin Berenyi. Depuis sa première boutique Oh My Cream ouverte en 2013, en plein essor du numérique, Juliette Levy Cohen a, elle aussi, misé sur cette relation de proximité : « On cherche à s’implanter dans plusieurs quartiers pour qu’il n’y ait jamais trop de trafic dans les boutiques et que les clientes puissent passer du temps avec les conseiller·ères.
» Le secteur des parfums profite lui aussi d’un conseil expert. Alors que les diagnostics en ligne ont tendance à nous orienter vers des senteurs que l’on connaît déjà, seul le nez avisé d’un vendeur peut nous emporter en terrain olfactif inconnu et nous offrir le plaisir de la découverte. La surprise, c’est l’autre atout du magasin. Associée au conseil, la mise en scène des produits provoque bien plus efficacement des achats d’impulsion que des photos sur un site de vente. Les grands magasins, qui restent une vitrine essentielle pour les marques, travaillent énormément cet aspect, comme en témoigne le nouvel espace maquillage du Bon Marché ainsi que la volonté de décloisonner la beauté et de l’intégrer au coeur de la mode, que l’on retrouve aussi aux Galeries Lafayette. Chez des labels comme Aesop et Diptyque, c’est le design, différent dans chaque boutique, qui suscite la curiosité et l’intérêt. D’autres espaces ont vu le jour pendant cette période tourmentée, comme celle de L’Artisan Parfumeur, rue Saint-Honoré, à Paris, consacrée à l’exploration olfactive. « Le retail peut créer une expérience multisensorielle et mobiliser notamment les sens de l’odorat et du toucher. Les neurosciences montrent que lorsque l’on vit un moment de bien-être qui associe l’ensemble des sens, il se grave dans la mémoire », souligne Lucille Gauthier-Braud, directrice beauté chez Peclers. «DES MAGASINS OÙ LE CLIENT SE “NOURRIT”, SE CULTIVE» En résumé, plus la visite en boutique stimule positivement tous nos sens, plus elle s’inscrit comme un «bon» souvenir que l’on a envie de revivre. Il n’est donc pas si surprenant que tous ces jeunes labels qui se sont lancés grâce au Net, Aime, Ho Karan, ouvrent pop-up ou boutiques. « L’expérience physique leur permet de s’incarner », estime Lucille Gauthier-Braud. Ces espaces ne proposent pas de la vente à l’ancienne, on vient y faire du yoga, suivre un atelier ou une conférence. « Le magasin doit devenir un endroit où le client se “nourrit”, se cultive», poursuit la spécialiste. Dans son Loft récemment ouvert dans le Marais à Paris, Holidermie ne vend pas de produits – c’est le rôle de son site – mais propose des ateliers yoga du visage, d’auto-massage, des protocoles de soins visage et corps, associés à des bains de son. L’approche holistique est au centre des nouveaux développements. Oh My Cream prévoit également cette année l’ouverture d’espaces où la vente sera reléguée au second plan, derrière les offres bien-être et les protocoles de soin. Un nouveau concept de boutiques écoconçues verra aussi le jour chez Clarins, avec, notamment, un mur de plantes interactif, pour voyager au coeur des produits, et la possibilité de venir ressourcer ses flacons d’Eau Dynamisante et d’Huile Tonic. La question aujourd’hui n’est plus d’opposer commerce virtuel et commerce réel, mais de réussir à créer de la fluidité entre les deux. Katalin Berenyi résume parfaitement la situation : « C’est le yin et le yang, chacun a besoin de l’autre.»
(*) Éd. Gallimard.
“Pour que les gens aient envie de venir, il faut de beaux espaces, mais il faut aussi les surprendre en allant de l’avant. Plus le numérique sera présent dans nos vies, plus on aura envie de rapports humains.”
Emmanuelle Cartier, directrice générale offre, marketing et image de Sephora