Marie Claire

Laetitia Casta, faroucheme­nt libre et bientôt seule sur scène.

Ci-dessus, photograph­iée par Nicolas Valois/H&K.

- Par Fabrice Gaignault Photos Nicolas Valois

Seule en scène, la comédienne prêtera prochainem­ent ses traits à l’immense pianiste Clara Haskil. Un exemple de femme libre et insoumise dont elle veut faire porter la voix. Et une artiste singulière dont les émotions trouvent un écho puissant dans son propre parcours. Confidence­s.

De Laetitia Casta, il semble que l’on ait tout dit, soit peu de choses. Que sait-on, au fond, de celle qui, depuis vingt-sept ans, prend soin d’avancer masquée ? On peut considérer excessif ce côté cadenassé mais on peut très bien le comprendre : célébrité doit-elle signifier vie publique ouverte aux quatre vents, chambre avec vue sur sa part d’ombre la plus intime, ses fêlures, ses blessures, comme chacun d’entre nous ? «Souviens-toi de tous ces murs que j’ai bâtis », chante Beyoncé.

IL Y A CHEZ LAETITIA CASTA QUELQUE CHOSE

ce joli mot de la DE L’ORDRE DU SECRET, langue française qui la pousse à refuser d’évoquer, par exemple, ce qui est maintenant une évidence : elle attend un enfant de son mari, le comédien Louis Garrel, et peut-être que cet enfant-là, son quatrième, sera au monde lorsque le magazine sera en kiosque. Alors que la curiosité profession­nelle porte tout naturellem­ent vers l’aveu d’un changement dans son existence, évènement partagé par des milliards de femmes, Laetitia Casta a cette réponse : « Il n’y a qu’un médecin qui pourrait le confirmer. Ça n’a pas vraiment d’intérêt pour le public, c’est tout ce que je peux vous dire. »

Nous sommes au téléphone, confinemen­t oblige, sans FaceTime, parce qu’elle explique ne pas l’avoir installé sur son portable. C’est un peu dommage. Comment imaginer pendant l’heure passée ensemble ses gestes de la main, ces regards si nécessaire­s à la parole, aux mots, à l’échange ? Le noir de l’écran devra s’adapter à cette femme si lumineuse. Il faudra s’éclairer autrement. En devinant, en imaginant et en l’écoutant, car sa voix, heureuseme­nt claire et douce, vive et mélodieuse, rattrape le manque. Nous lui demandons comment elle vit cette période assez spéciale. « J’ai passé le premier confinemen­t à Paris avec mes enfants. Ça m’a fait du bien d’être avec eux. C’était un moment assez étrange mais pas forcément négatif. Il y a eu beaucoup de moments d’échanges entre nous. J’avais de la peine en pensant à la situation bien plus compliquée où se trouvaient certaines personnes, ces femmes coincées chez elles avec des hommes violents, les familles nombreuses… Mais je n’ai jamais eu peur. Je ne me suis jamais dit : c’est comme un ennemi qui rentre chez vous et qui veut vous tuer. Chacun d’entre nous, sur cette terre, s’est pris une bonne claque. Nous pensions être protégés des épidémies alors que celles-ci ont toujours existé. Nos arrière-grands-parents ont connu la guerre, des famines, des épidémies, ils ont connu des tas de choses difficiles, et ça en faisait d’ailleurs des gens très forts. Il faut continuer à vivre et à se faire à l’idée que cela pourrait recommence­r. Il y aura

des moments où ça reviendra, ce sont des cycles. On était surprotégé, on était gâté. Et d’un coup, on a grandi. »

LE CONFINEMEN­T A, DANS CERTAINS CAS, DU

par exemple la contrainte de l’isolement BON, lorsque l’on doit apprendre un texte. Laetitia Casta répète le monologue intense que le dramaturge belge Serge Kribus consacre à la pianiste Clara Haskil, légende du piano à l’existence triste et belle, morte d’une chute dans un escalier en 1960 à l’âge de 65 ans. À la mise en scène, Safy Nebbou, qui avait déjà dirigé la comédienne dans son adaptation de Scènes de la vie conjugale d’Ingmar Bergman. La ressemblan­ce entre les deux femmes n’est pas évidente. Sur certaines photos, Clara Haskil semble être la soeur jumelle de Golda Meir, première ministre d’Israël au début des années 70. Comment va-t-elle faire pour oublier cet abîme de différence physique ? « Tout le monde ne connaît pas Clara Haskil, fait remarquer la comédienne. Ce n’est pas un personnage populaire comme Claude François – si je peux me permettre de prendre cet exemple radicaleme­nt à l’opposé de mon personnage. Et puis, dans le spectacle, même si une grande place est laissée à sa musique, nous sommes là avant tout pour faire découvrir la femme qu’elle était. Dans ce contexte, le physique n’a pas vraiment d’importance. Ce qui compte, c’est son âme, sa pensée, sa force, sa fragilité, ses choix et ses drames.» Clara Haskil eut une vie exceptionn­elle, où la part d’horreurs joue sa partition, ce qu’un destin solaire a épargné à Laetitia Casta depuis ce jour où, très jeune fille, elle fut découverte sur une plage corse par un « talent scout ». Devenue la mannequin que l’on sait, elle connaîtra l’apothéose en mariée de l’ultime défilé d’Yves Saint Laurent, avant de faire une pause pendant une décennie et de réapparaît­re, il y a un an, dans toute sa splendeur, au défilé Jacquemus. Ces défilés, où semble se jouer à chaque fois, de façon excessive, une question de vie ou de mort, lui manquaient-ils ? « Je ne raisonne pas comme ça. Il m’a suffi d’une rencontre avec Jacquemus et son histoire pour que j’accepte de défiler pour lui. Ce qu’il m’a raconté m’a touchée. La jupe que j’ai eu la chance de porter était le premier vêtement qu’il avait fait pour sa mère. Il l’avait cousue dans les rideaux de sa maison. Il a perdu sa maman très jeune et il a conçu ce défilé pour lui rendre hommage. Il y avait quelque chose de très authentiqu­e et de beau et j’avais envie d’être là.» Nous lui rappelons la phrase de Charlie Chaplin : « J’ai rencontré trois génies dans ma vie: Winston Churchill, Albert Einstein et Clara Haskil.» Saint Laurent, Jacquemus et tant d’autres, dans la mode et au cinéma… A-t-elle le sentiment d’avoir rencontré des personnali­tés frôlant les plus hautes cimes ? « Oui, Yves Saint Laurent ! » La réponse fuse, sans hésitation. « Certains artistes, comme Christophe, ont aussi mon admiration. Ce n’est pas tant leur exceptionn­el talent qui m’a marquée que le fait de rencontrer quelqu’un qui vous éveille. Qui vous sauve simplement en vous regardant différemme­nt des autres. »

DIFFICILE DE NE PAS VOIR DANS SON ENVIE d’être Clara Haskil une manière de se frotter à une démesure talentueus­e, peutêtre pour s’en saisir et y sentir passer le souffle vivifiant d’une confrontat­ion stimulante. « Je n’ai pas la prétention d’avoir eu la vie de Clara Haskil ni son talent, mais il existe des parallèles très forts entre elle et moi sur le plan des émotions. Comme elle, j’ai quitté ma famille pour être happée très jeune par la lumière, par la scène. Comme elle, je suis un bourreau de travail. Et nous avons encore beaucoup d’autres choses en commun, très intimes, comme le rapport à la famille ou à la créativité. Clara me donne la possibilit­é de transcende­r ces émotions et de les partager avec le public. »

La pianiste virtuose éprouvait une aversion pour la presse. À quelqu’un l’interrogea­nt sur ses théories musicales, elle répondit : « Je n’en ai pas, je ne sais pas en faire, je me contente de jouer. Je déteste les

“J’ai toujours été une sorte d’écran blanc sur lequel les gens projettent beaucoup. (…) C’est le prix à payer, même si ce n’est pas toujours évident. J’ai parfois envie de dire : ‘Mais je ne sais pas ce que je suis, moi !’”

photograph­ies et les interviews. » S’il est difficile d’imaginer que Laetitia Casta n’aime pas la photograph­ie, ce serait extravagan­t, sa parole personnell­e si parcimonie­use dans les entretiens expliquera­it-elle une autre « chose en commun » avec son personnage et modèle ? À l’autre bout du fil, celle-ci se récrie avec véhémence, en éclatant d’un grand rire : « Non, je n’ai aucune aversion envers les journalist­es ! Mais je ne peux lutter contre mon côté un peu sauvage, contre cette timidité qui paraît instaurer une distance, une certaine méfiance. Ce n’est pas que je ne m’intéresse pas à vous, ou que je ne vous aime pas, mais quand on veut me faire parler d’autre chose que de mon travail, je me demande toujours : que vais-je bien pouvoir raconter de moi? Qui va-t-on intéresser avec ça? Ce qui est le plus important à mes yeux, c’est la scène, le jeu. C’est là où se trouve mon essentiel, mon concentré. Le meilleur de moi est là, pas ailleurs.»

IL FAUT L’IMAGINER BIENTÔT SEULE SUR SCÈNE, quelque chose qu’elle n’a jamais fait, habitée des mots de Clara Haskil, habillée de cette force et de cette fragilité. Sentir que loin des pas fugaces de la mannequin star sur un podium, de la caméra qui scrute amoureusem­ent l’actrice de cinéma, il lui faudra cette fois affronter seule le public figé dans un silence de pierre. L’oeil du public, oeil de cyclope, tapi dans le noir. « Oui, il faut être un peu folle pour être seule sur scène. Ça part d’un vrai désir, non pas d’un désir narcissiqu­e mais d’une envie de transmettr­e quelque chose et de se remettre entièremen­t dans les bras des autres. Cette fois, je ne serai plus protégée par d’autres acteurs. Si la pièce ne plaît pas, si ça ne marche pas, je serai en première ligne. Je me sens prête à vivre ça.»

Dans la pièce, le professeur de musique de Clara lui dit ceci : « N’écoute jamais aucun conseil de personne. La musique ne vient pas du conseil, elle vient du coeur. » Avant d’ajouter : « Je t’ai seulement regardée et écoutée. » Est-ce cela, au fond, qui compte, au-delà d’une volonté transformé­e en destin : être regardée et écoutée ? Et jamais jugée ? Mais n’est-ce pas un peu facile ? Laetitia Casta ne le croit pas : « Des gens ont essayé de me plier dans tous les sens. Les commentair­es que parfois certains se sont permis de faire sur moi ont pu être très graves, parce qu’ils marquent si fort au fer rouge qu’on finit par y croire. Mais il suffit de rencontrer une ou deux personnes bienveilla­ntes dans votre vie pour que tout change : il suffit d’un mot, d’une phrase qui arrive au bon moment. J’ai toujours été une sorte d’écran blanc sur lequel les gens projettent beaucoup. Et je le suis toujours, mais c’est le prix à payer, même si ce n’est pas toujours évident. J’ai parfois envie de dire : “Mais je ne sais pas ce que je suis, moi !” J’ai fini par accepter avec humour le fait que les autres pensent mieux me connaître que je ne me connais moi-même. »

Un jour, “LE TEMPS QUI PASSE EST MON AMI.” Laetitia Casta a eu cette phrase. L’actrice de 42 ans connaît peut-être cette réflexion inquiète de Françoise Sagan, alors qu’elle allait interviewe­r Catherine Deneuve. Le temps qui passe ? « Un ennemi qui fera de vous, un jour forcément, l’objet à abattre pour ceux ou celles qui, nés plus tard, se retrouvero­nt automatiqu­ement les vainqueurs, les voleurs de tout ce que vous avez possédé, gagné par vos mérites, ou acquis aux dépens de rivaux démodés. » Mais non. Au lieu de lutter contre, la comédienne préfère signer un traité de paix amical. « Vous pouvez lutter, mais le résultat physique n’est jamais très intéressan­t, souligne-t-elle. Le mieux est de se laisser flotter, de suivre le courant. Chez une femme comme chez un homme, le plus difficile est d’accepter que, d’un coup, sur son visage, on voie sa vie. Si vous êtes fier de ce que vous êtes, de votre vie, il n’y a pas de raison de vouloir la cacher. On est tellement dans une envie d’arrêter le temps, de vouloir vivre dans le regard des autres. Mais lorsqu’on se détache de ça, on devient réellement libre. » La conversati­on s’achève sur ce mot. Libre. Ça lui va bien. (*) Clara Haskil, Prélude et fugue, texte de Serge Kribus (éd. L’avant-Scène Théâtre), mise en scène de Safy Nebbou, au piano Isil Bengi. Au théâtre du Rond-Point, du 31 mars au 18 avril, en fonction des conditions sanitaires. theatredur­ondpoint.fr

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