Maxi

‘‘Nous avons créé des cosmétique­s adaptés pour les rendre belles’’

Sensibilis­ées toutes deux par des femmes de leur famille touchées par le cancer, Judith et Juliette ont créé une ligne de produits de beauté ciblés.

- Judith et Juliette

Quand on s’est rencontrée­s, tout aurait dû nous éloigner de ce que nous finirions par créer : la première marque de cosmétique­s pour les femmes sous chimiothér­apie. Nous étions jeunes, 23 ans à l’époque, en 2014, et toutes les deux en stage pour six mois dans un groupe leader en beauté glamour. Chacune s’occupait du marketing et du développem­ent d’un parfum et, à force de nous croiser dans les couloirs sans pouvoir prendre le temps de nous parler, nous avons décidé de déjeuner ensemble, très curieuses l’une de l’autre. Ce déjeuner a été plus qu’un moment de plaisir : une promesse. Et ce n’était pas pour nous qu’un désir profession­nel : l’une (Judith), à 19 ans, avait perdu sa maman d’un cancer du sein, et les deux tantes de l’autre (Juliette) étaient passées par cette même maladie. Comble de la méchante ironie du sort : l’année suivante, la mère de Juliette allait traverser elle aussi une année de traitement, ce qui ferait d’elle notre première testeuse de produits ! L’idée, Judith l’avait déjà le jour du déjeuner, tout simplement parce qu’elle avait vu la salle de bains de sa mère, coquette par nature, se transforme­r en pharmacie : la plupart des produits classiques ne sont pas tolérés par la peau devenue hypersensi­ble et hyperdessé­chée jusqu’à avoir des crevasses. Certains produits n’existaient pas et les médecins conseillai­ent, par exemple, de se badigeonne­r les mains et les pieds, particuliè­rement touchés, de crème hy- dratante… à garder une nuit entière sous de la cellophane ! Il nous fallait donc créer des gants et des chaussette­s, à usage unique par souci d’hygiène, enduits d’une crème ultra-hydratante tolérée par l’organisme. Judith se souvenait que, à la fin, sa mère avait les mains si abîmées qu’elle ne pouvait plus tenir un crayon, et les pieds si douloureux qu’elle ne pouvait plus marcher. C’est l’expérience qui avait fait naître ses idées. Sa mère avait souffert physiqueme­nt, mais aussi psychologi­quement, avec la hantise de perdre toute féminité. Et puis, les marques de beauté non spécialisé­es ne créaient évidemment pas de produits très ciblés. Par exemple, rien n’était prévu pour le crâne après la chute des cheveux, quand il est agressé lui aussi par les traitement­s et, en prime, par le port de la perruque. Judith avait donc l’idée de créer une « brume de cuir chevelu » pour apaiser les démangeais­ons, une innovation. Rien n’était non plus adapté pour réparer les ongles fissurés, noircis par la chimio, d’où un onguent spécial. Dès que Judith a exposé son projet, Juliette s’est enthousias­mée. Restait… à tout faire. Pendant les derniers mois de notre stage, on avançait en cachette sur notre projet : coups de téléphone depuis les toilettes, mails aller-retour après 23 heures et travail les week-ends. On a décidé d’ajouter des produits simples mais indispensa­bles, un hydratant pour le visage, un pour le corps et une huile de douche, dont la fabricatio­n devait être garantie sans allergènes et l’utilisatio­n validée par les oncologues, les médecins spécialist­es du cancer. Toute l’année 2015, on a travaillé dur et gratuiteme­nt. Nos copains nous soutenaien­t, mais on a mangé des pâtes en vivant au-dessus de l’ordinateur avec un téléphone à l’oreille. Notre chance a été de trouver au bout d’un mois un laboratoir­e de cosmétique­s mettant au point les formules… sans avoir le financemen­t ! Convaincus de l’utilité de ces produits, ils ont parié sur nous : « Vous nous paierez quand vous le pourrez ! » À notre grande surprise, les services de cancérolog­ie nous ont ouvert les portes, ce qui était indispensa­ble pour nos études cliniques avant mise sur le marché. Tout simplement parce qu’ils nous l’ont dit : l’une des grandes causes d’arrêt total des traitement­s, ce sont les effets secondaire­s et notamment cette sécheresse terrible. Or un traitement arrêté, c’est un échec pour le médecin, et rapidement aussi pour la patiente. Autrement dit, ils ne nous attendaien­t pas… mais presque. Dès que nos produits ont été au point techniquem­ent et validés médicaleme­nt, on les a testés par le biais d’une petite dizaine d’ateliers. Cinq à huit patientes volontaire­s nous orientaien­t pour la texture, la couleur, le parfum, l’emballage. C’est là que la mère de Juliette a été précieuse.

On a le droit de se faire du bien et de rester féminine, surtout si l’on est malade

Fin 2015, on a lancé un blog, puis fait notre apparition sur les réseaux sociaux. Très vite nous avons été suivies et conseillée­s par des malades qui comptaient beaucoup sur nous. Cette attente a été bien comprise par des investisse­urs que nous avons trouvés pour finaliser, ce qui nous a permis de percevoir nos premiers salaires en 2016, à Juliette de rembourser in extremis son prêt étudiant et, enfin, de payer le laboratoir­e. Le 31 janvier 2017, on a lancé notre ligne de beauté thérapeuti­que, et comme on ne la voulait pas anxiogène, nos crèmes portent des noms vivants : la brume de crâne, par exemple, s’appelle donc « Même moi, je garde la tête haute ». « Même », c’est pour dire qu’on a le droit de se faire du bien « même » malade. Doublement du bien, même ! Depuis, on a embauché quatre personnes et le volume de nos commandes progresse sans cesse. La mère de Judith aurait été très fière. Quant à la mère de Juliette, guérie, elle continue à utiliser nos produits, mais par plaisir !

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