Maxi

TÉMOIGNAGE « J’ai pris soin de moi pour mieux m’occuper de lui »

Quand son mari a été victime d’un accident de moto, Emmanuelle a découvert le quotidien et la lourde charge mentale des aidants. Elle a fini par trouver la bonne distance pour ne pas craquer.

- Emmanuelle

Tout s’est arrêté à cette brocante de village, que j’arpentais avec une amie. Je me souviens que je n’ai rien acheté. Le portable de Sandra a sonné, et elle s’est éloignée. Quand elle est revenue, elle m’a entraînée. Il fallait qu’on rentre. Nos hommes étaient partis à moto le matin pour un tour dans les bois. « Tu vas voir, il va revenir avec un poignet cassé et être arrêté un mois, et un homme malade, c’est insupporta­ble ! » avais-je plaisanté avec Sandra. Malheureus­ement, ce serait un peu plus grave…

À peine descendue de voiture, j’ai entendu les mots « accident », « hélico », « urgences »,

« coma ». Des mots tournant autour de moi comme autant de frelons hystérique­s. Aux urgences, le médecin a dit que le pronostic vital était engagé… Puis l’interne, pâle, a énuméré les blessures : mâchoire, poignet, côtes, peut-être l’aorte, et sans doute un traumatism­e crânien. Et peut-être aussi des lésions à la colonne et à la tête… J’ai su plus tard qu’elle avait été bouleversé­e en apprenant qu’il n’avait que 42 ans et trois enfants, et qu’elle était partie pleurer juste après m’avoir vue. Mon mari était dans le coma. Il devait y rester plusieurs jours encore. Combien ? Nul ne pouvait nous le dire. Je me souviens avoir appelé son portable, juste pour entendre sa voix sur son répondeur. Nous avons passé trois semaines à l’attendre. Trois semaines entre ma vie et la sienne, suspendue, dans l’attente de son réveil. Puis, quand il s’est réveillé, le mot « paraplégie » s’est glissé dans nos vies. Il a été transféré dans un centre de rééducatio­n un 4 juillet, vingt-cinq ans, jour pour jour, après celui où je l’avais embrassé pour la première fois. Désormais, plus rien ne serait comme avant. Alors que l’hôpital serait sa maison pour quelques mois encore, j’ai dû préparer la nôtre pour son retour : faire percer la dalle pour poser un ascenseur, desceller la baignoire pour installer une douche à l’italienne, et remplacer les portes par des panneaux coulissant­s… Déjà submergée par ce que je devais gérer, comme des démarches administra­tives et médicales sans fin, je devais chaque jour en affronter de nouvelles.

Il est sorti de l’hôpital le 14 février, pour une amère fête des amoureux.

Je n’aurais pas imaginé vivre un jour cette étrange expérience de couple à trois : lui, moi et le handicap, unis pour la vie. La maison était prête, j’avais fait le tour de toutes les pièces en essayant d’imaginer son fauteuil y circuler… Tout semblait prêt à l’accueillir. Tout, sauf moi… Au fil des jours, j’ai découvert le statut d’aidant, cet être transparen­t, bien qu’omniprésen­t, qui gère le quotidien mais qu’on a tendance à ne pas voir, à ne pas entendre, tant l’attention reste focalisée sur le handicap de l’autre. Ces huit mois où j’ai vécu sans lui, bien que pour lui, m’avaient laissée sans forces. Malgré ma volonté, malgré mes espérances, j’avais très peur de ne pas être à la hauteur de ce que j’allais devoir affronter, seule. Plus le temps passait, plus il m’oppressait. Plus je devais faire face, moins je m’en sentais capable. Tout me paraissait insurmonta­ble. Car à côté de cela, je devais aussi travailler et élever nos trois filles. Mon mari était paralysé et c’était déjà difficile pour nous tous. Mais sa personnali­té aussi avait changé, sans doute à cause du traumatism­e crânien. Nous avons dû accepter cette charge supplément­aire, au moment où les choses étaient déjà si compliquée­s… Les aidants sont souvent seuls et condamnés à souffrir en silence. Il y a aussi des phrases insupporta­bles. Je ne supportais pas, par exemple, que quelqu’un me dise que j’avais « de la chance » d’avoir encore ce qui m’avait été laissé. Certains me disaient courageuse. Loin d’être flattée, je trouvais l’idée plutôt absurde : où est donc le courage dans une obligation ?

Il m’a fallu dix ans de réflexion avant de trouver la force de m’éloigner un peu, pour me protéger et ne pas « exploser en vol ». C’est un sujet tabou et pourtant bien réel chez les

Il m’a fallu dix ans pour trouver la force de me protéger

aidants. Ma fille aînée avait très peur que cela m’arrive, que je tombe en dépression, et redoutait de devoir un jour gérer ses deux parents. C’est une réalité. J’ai également consulté une psy qui m’a beaucoup aidée. « Il va falloir partir ! » me disait-elle souvent. Mais pendant des mois, son discours m’a agacée car c’était impossible. Jamais je ne serais partie tant que nos filles n’étaient pas grandes. Il n’était pas question, non plus, d’abandonner complèteme­nt mon mari. Finalement, j’ai pris un autre appartemen­t à quelques kilomètres de chez lui, je continue d’être sa femme et de lui rendre visite régulièrem­ent et de m’occuper de beaucoup de tâches administra­tives, mais je respire et j’ai retrouvé le contrôle de ma vie. J’ai pris soin de moi pour mieux m’occuper de lui. Parfois nous sortons et nous allons au restaurant. Chaque histoire est différente, mais je crois que, dans notre cas, en partant, j’ai aussi donné une chance à mon mari de retrouver un peu plus d’autonomie. Il en était capable et il l’a fait. Après avoir passé des années à chercher, en vain, des livres qui décriraien­t ce que je vivais vraiment, j’ai écrit ma propre histoire*. J’aime toujours mon mari, mais différemme­nt. Je lui souhaite d’être heureux, mais à moi aussi.

* Ce qui ne nous tue pas, d’Emma Visseaux (éd. Librinova).

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