Maxi

TÉMOIGNAGE « J’ai réappris à lire à 50 ans »

Longtemps, Aline a fait partie des 7 % d’illettrés, souvent cachés, que compte la France. Mais, un jour, elle a osé demander de l’aide…

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Une de mes vieilles amies, récemment, m’a reproché de ne rien lui avoir dit pendant plus de vingt ans. « C’était quoi, de l’orgueil ? » m’a-telle demandé. J’ai acquiescé. Je lui ai même confessé que j’avais honte. Comment voulezvous avouer un tel secret à qui que ce soit ? Mais heureuseme­nt, les temps ont changé. J’ai osé parler et tout s’est débloqué. Une grande marque m’a même demandé d’être son égérie. Aux côtés d’Isabella Rossellini, chez Lancôme, je suis maintenant engagée contre l’illettrism­e en France ! Je suis si fière, aujourd’hui, de porter cette cause. Si on m’avait prédit cela, il y a quelques années, je ne l’aurais jamais cru…

Je n’ai pas grandi dans les livres. J’avais des difficulté­s à l’école, mais mes parents ne s’en sont pas alarmés. Ils étaient paysans et la lecture et l’écriture n’étaient pas une priorité pour eux. Le travail de la ferme était prenant et passait avant tout. Chez moi, il y avait surtout des journaux pour vérifier les cours du blé et du poulet ! Seule ma mère avait son certificat d’études. J’ai baigné dans un milieu travailleu­r plus que littéraire. Ma scolarité a été une épreuve et j’avais l’impression que je n’arriverais jamais à rien. J’étais sans doute dyslexique, mais à l’époque, on ne repérait pas ces choses-là. Quand j’étais en classe de CP, je n’arrivais pas à associer les lettres. La plupart de mes enseignant­s n’ont pas pris le temps de s’occuper de moi et j’ai dû redoubler. Je me souviens juste d’un professeur bienveilla­nt en primaire. Le peu que j’ai appris, c’était avec lui. Mais ce n’était pas assez. Avec le recul, j’ai pris du retard à cause d’une série de facteurs qui existent encore aujourd’hui dans beaucoup de familles françaises. Finalement, j’ai commencé à travailler à l’âge de 13 ans, en faisant la plonge dans des restaurant­s. J’essayais de poursuivre ma scolarité en parallèle mais, j’ai fini par arrêter l’école vers 15 ans et demi, alors que j’étais en 4e. J’ai été engagée dans une usine de pâtisserie, où j’ai passé quinze ans. Je fabriquais des tartes et des pâtes à choux. Il fallait juste utiliser ses bras et savoir appuyer sur des boutons. On ne m’a jamais demandé si je savais lire et écrire…

Pendant des années, personne ne s’est douté de rien. Il faut dire aussi que je suis devenue très forte en matière de stratégie de dissimulat­ion ! L’illettrism­e est un handicap que l’on cache tout le temps, à tout le monde. Tous les soirs, j’étais à la sortie de l’école et je demandais aux enseignant­s les devoirs à faire pour ne pas avoir à regarder dans le cahier de textes. Il faut ruser tout le temps. Je ne compte plus les fois où j’ai dit que je n’avais pas de stylo ou de lunettes pour ne pas avoir à lire ou écrire quelque chose. Parfois, je disais que mon écriture était juste trop vilaine. Et quand mes enfants ont grandi, je leur demandais de l’aide car, à eux, je n’ai jamais rien caché. Ils me lisaient les mots de la maîtresse ou mes courriers. Seule ma famille était au courant, mais on ne s’étendait pas sur le sujet. Au travail aussi, je trouvais des parades. À 30 ans, j’ai changé de poste et intégré le service de restaurati­on d’un hôpital. Il fallait savoir lire des mots comme « tomates » ou « betteraves » et les réécrire pour des listes de courses. Là encore, j’ai rapporté beaucoup de papiers à la maison. J’ai appris quelques mots toute seule. C’était épuisant ! Un jour, j’ai demandé une formation qu’on m’a refusée. Forcément, ma fille avait rédigé un courrier pour moi bien écrit et ma direction a estimé que j’étais au niveau. J’ai attendu d’avoir 50 ans pour oser dire la vérité. Physiqueme­nt, je n’en pouvais plus. À force de me cacher, je me cantonnais à des travaux manuels et je

Ma vie a changé quand j’ai enfin découvert le plaisir de la lecture

m’usais. Un jour, je suis allée voir ma direction. J’ai dit que je voulais évoluer, passer un CAP, mais que pour cela, je devais d’abord savoir lire. Personne ne s’est moqué de moi et mon entreprise m’a immédiatem­ent trouvé une formation sur les « compétence­s-clés ».

Aujourd’hui, si je témoigne, c’est pour donner le courage à d’autres

de parler. Car il y a des solutions. J’ai suivi une formation de six mois. C’était un peu court, mais j’ai réappris à lire et commencé à changer de vie. J’ai passé mon CAP d’intendante hôtelière dans la foulée. J’ai découvert de nouveaux plaisirs, comme pouvoir écrire une carte à mes petits-enfants pour Noël ou leur anniversai­re. Je lis des livres, des magazines, des infos sur Internet. Depuis trois ans, je suis aussi engagée auprès de l’Agence nationale de lutte contre l’illettrism­e (ANLCI). C’est dans ce contexte que j’ai rencontré la directrice générale de Lancôme France. Nous avons sympathisé, car la marque était très mobilisée sur ce sujet, à travers son programme « Write her future ». Cette initiative permet de développer des programmes de formation. Je voulais absolument que mon expérience serve à d’autres et je lui ai confié que j’essayais d’écrire un livre. Elle m’a demandé la permission de lire mes textes et m’a ensuite proposé de l’aide pour terminer mon manuscrit et le publier. Aujourd’hui, mon livre* est en librairie. À 59 ans, je confirme qu’il n’y a pas d’âge pour changer de vie ! Aline

* J’ai appris à lire à 50 ans, d’Aline Le Guluche, éd. Prisma.

Les faits cités et les opinions exprimées sont les témoignage­s recueillis dans le cadre d’enquêtes effectuées pour réaliser ce reportage. Rapportés par Maxi, ils n’engagent que les témoins eux-mêmes.

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