Midi Olympique

« Je m’éclate à Saint-Pée-surNivelle... »

- Par Jacques Verdier Je sais que tu répugnes à revenir sur ton expérience récente auprès du XV de France. On a pourtant toujours eu l’impression que le jeu pratiqué ne te correspond­ait pas.

Déjà, au téléphone, Patrice m’avait prévenu : « Je ne tiens pas vraiment à revenir sur l’épisode de la dernière Coupe du monde. Tout cela est déjà très loin et je n’ai nulle envie de blesser les gens et encore moins de me

défausser… » Dans cet univers du paraître qu’est devenu le rugby actuel, Patrice Lagisquet n’en remontre pas. Du plus loin qu’il me souvienne, je ne l’ai jamais vu se préférer, tirer la couverture à soi, ou faire profession de méchanceté. Il faudra s’y faire. Il ressemble assez, qu’il me pardonne, à un bibliothéc­aire protégé du monde réel par ses recherches, ses éditions rares, ses gravures anciennes, un monde du silence où l’onirisme le dispute au concret et où le rugby, n’est jamais considéré que comme une passion, qui ne saurait tout à fait l’éloigner des choses essentiell­es. La vraie vie est ailleurs. Il n’avait pourtant pas pris la parole depuis cet évènement fâcheux pour le rugby de France et n’eut jamais l’occasion, ou la volonté, de s’expliquer sur l’évolution d’un jeu qui, sur la forme au moins, lui ressemblai­t si peu. Je ne désespérai­s pourtant pas de tirer de lui une part de « ce misérable petit tas de secrets » par où tenter de comprendre son rôle auprès des Bleus, ses attributio­ns, ses repentirs. J’ai, je l’avoue et depuis très longtemps, un faible pour Patrice, sa tendresse, ses excès, ses sautes d’humeur, sa droiture, ses colères soudaines, son insondable mélancolie, son courage, sa ténacité, sa touchante générosité. Rien ne me heurtait, ces dernières années, comme ce portrait en creux que les gens faisaient de lui, aux antipodes me semblait-il de la vraie richesse d’un personnage qui ne s’était jamais vraiment payé de mots, n’était pas né pour ce monde de la communicat­ion, de l’indifféren­ce et souffrait peut-être en silence d’une forme d’incompréhe­nsion.

Je l’ai retrouvé à Bayonne, à l’hôtel des BassesPyré­nées, devenu l’endroit tendance du Tout Bayonne, dont Patrick Nadal, l’ancien magnifique trois-quarts centre de Mont-de-Marsan, a fait de cet amas de pierres, fermé depuis des années, un vrai palace et où, singulière­ment, Patrice vivait au début des années 1980, dans ce qu’était l’hôtel d’autrefois, quand l’Aviron venait de le chiper au C.A. Bègles d’André Moga et que cet ailier élancé, virevoltan­t, étonnammen­t rapide, passé maître dans l’art du cadrage-débordemen­t, fourbissai­t ses armes jusqu’à devenir, un ou deux ans plus tard, l’un des plus grands ailiers que le rugby de France ait connu. À Bayonne, il côtoyait les Perrier, Belascain, Alvarez, Pardo, Uturiscq. Chez les Bleus, il vrombissai­t à l’aile d’une équipe où s’illustraie­nt les Blanco, Codorniou, Sella. C’était, sinon l’âge d’or du jeu de ligne, longtemps perpétré avant eux par les Dauger, Martine, Maurice Prat, Boniface, Maso, Trillo et compagnie, du moins la fin d’une époque où le rugby des espaces et des grandes courses, dictait sa loi. Chemin faisant, on s’en souvient sans doute, notre « Lagisque » national, allait devenir l’entraîneur du Biarritz olympique, trois fois champion de France, finaliste de la Coupe d’Europe au coeur des années 2000 et vainqueur du Challenge européen en 2012. Un technicien d’envergure, porté sur les lancements de jeu, la recherche à tout va, les diverses formes de défenses possibles, en un temps où ces recherches-là n’étaient pas monnaie courante. Un technicien — j’y reviens — dont nous n’avons pas retrouvé la patte au chevet du XV de France managé par Philippe Saint- André pour des raisons qui, à défaut d’être obscures, ne se véhiculaie­nt que dans l’entre-soi des gens avertis. Il voulait, disait-on en aparté, à l’instar de Yannick Bru, aller vers un jeu plus épanoui, offensif, résolument moderne, à peine entrevu en Angleterre lors du Tournoi 2015, quand leur manager crut bon de tout miser sur le physique, les duels, le combat, l’occupation, le jeu sans risque.

N’épiloguons pas ! Sinon pour dire que Patrice, comme Yannick Bru du reste, immergé dans l’aventure, fidèle à son engagement se refusa toujours de cracher dans la soupe. Un ami de Patrice nous dira : « Sans l’infarctus dont il fut victime en 2012, il aurait sans doute rué dans les brancards ou démissionn­é. »

N’épiloguons pas, dis-je, d’autant que Patrice s’y refuse. Et retenons plutôt la face admirable d’un homme, père d’une petite fille handicapée, pour laquelle il créa en 1989, l’Associatio­n Chrysalide, auquel il voua une grande part de son énergie, de son amour, de son authentici­té. C’est cet homme-là qui touche au coeur, dont j’aimerais savoir modestemen­t rendre la grande part d’humanité.

Nous n’avions plus de nouvelles de toi depuis le dernier Mondial…

Et pourtant rien n’a changé dans mon mode de vie. Je m’occupe toujours de mon cabinet d’assurance et de l’associatio­n Chrysalide (associatio­n d’aide aux enfants et aux jeunes en situation de handicap).

Sans oublier, désormais, le club de Saint-Pée-sur-Nivelle…

Effectivem­ent. Je me suis pris au jeu à l’invitation d’un ami. J’ai trouvé là, des jeunes passionnés, plein de fougue, des gamins très généreux. Il y a là des hommes du

« Il y a trente ans, quand je disais aux enseignant­s que les enfants trisomique­s pouvaient apprendre à lire et à écrire, on me prenait pour un fou »

bâtiment, des agriculteu­rs, des chefs d’entreprise, un notaire en devenir. C’est le rugby d’autrefois. Mais cela n’empêche pas de faire des choses très intéressan­tes, très ambitieuse­s au niveau du jeu.

Vraiment ?

Oui, vraiment. Les gars sont très réceptifs, très intéressés. On tente des choses relativeme­nt nouvelles sur l’animation offensive notamment. Même en division Honneur. C’est passionnan­t. Je suis même bluffé par la qualité de l’arbitrage... Pas de vidéo, pas de juges de touches. On revient à un arbitrage naturel. Je m’éclate à Saint-Pée-sur-Nivelle…

L’ombre te va bien ?

Elle ne me gêne pas.

Revenons à Chrysalide. C’est l’oeuvre de ta vie ?

Elle m’importe, c’est sûr. L’associatio­n c’est du bénévolat. On l’a lancée en 1989. Aujourd’hui, c’est un budget de 800 000 €, c’est 19 salariés, c’est la gestion d’un restaurant que nous venons d’ouvrir à Saint-Jean- de-Luz, dans lequel travaillen­t quatre déficients mentaux. C’est aussi l’assurance d’accompagne­r 260 familles.

Comment les choses ont-elles évolué en 28 ans ?

On a dépassé le cadre de la déficience mentale. On a commencé par lancer des auxiliaire­s de vie scolaire. Il s’agit d’aide personnali­sée au soutien scolaire, né du regroupeme­nt de 12 associatio­ns. L’asso qui gère cela s’appelle la FNASEPH, dont j’ai été le président de 1996 à 2002 et dont la présidente actuelle, Sophie Cluzel, vient d’être nommée secrétaire d’État aux handicapés. Ce qui, soit dit en passant, me réjouit, comme cette nomination réjouit tout le monde associatif c’est une femme d’exception. Mais on cherche aussi aujourd’hui à faire une ouverture vers l’autisme. On essaie de promouvoir des solutions, de créer des structures dans les écoles. On ne s’occupe pas, en revanche, de la gestion. L’idée c’est d’ouvrir le monde du travail à tous ces jeunes comme on est parvenus à ouvrir le monde scolaire.

Ce ne fut pas une mince affaire ?

Il y a trente ans, quand je disais aux enseignant­s que les enfants trisomique­s pouvaient apprendre à lire et à écrire, on me regardait avec des yeux éberlués et on me prenait pour un fou. Aujourd’hui, c’est une évidence. Dans le restaurant de Chrysalide, à SaintJean, quatre d’entre eux s’occupent de tout : service, cuisine, etc. La plupart parviennen­t désormais à vivre en toute indépendan­ce.

C’est merveilleu­x…

C’est le fruit d’un long investisse­ment.

Les gens du rugby étaient-ils informés de ces activités ?

Ceux de la région, oui, sans doute. Ou les joueurs de ma génération. Mais je n’ai jamais crié ça sur les toits. Je crois que les joueurs du XV de France ne le savaient pas. Ils se traitaient souvent de triso ou de mongoliens devant moi, ce qui me laisse à penser qu’ils étaient dans l’ignorance…

C’est pourtant un drôle de combat ?

C’est l’aventure la plus géniale qu’il m’ait été donné de vivre, oui, sans doute.

À propos des joueurs, les rapports entraîneur-joueur, sont-ils très différents aujourd’hui de ce qu’ils étaient ?

Il existe des évolutions liées aux génération­s, à la culture, mais fondamenta­lement les choses n’ont pas vraiment changé.

Il existe la même complicité ?

Non, le cadre ne le permet plus. Je parle, bien sûr, du haut niveau. (Il hésite) C’est vrai dans l’absolu, mais outre que je ne suis pas du genre à me défausser, j’étais engagé. Et quand on est engagé on va au bout.

Ce fut parfois sans trop de conviction, je le reconnais.

Mais je ne veux pas m’éterniser là-dessus. C’est trop facile de dénigrer après coup.

Pourquoi être resté si tu n’adhérais pas au jeu pratiqué ?

Parce que j’étais engagé. Peut-être aussi parce que j’ai fait un infarctus en 2012 et que je n’avais pas envie de rentrer dans des polémiques.

On n’insiste pas ?

Non. C’est du passé. J’ai dû assumer des choses pour lesquelles je n’étais pour rien, mais c’est la vie en collectivi­té. Et c’est sans importance.

Aujourd’hui quel est le jeu qui te fascine ?

Je suis très attentif aux différente­s formes d’animation offensive. Les Blacks restent toujours les maîtres en la matière. C’est un bonheur d’étudier leur jeu. Mais j’ai aussi beaucoup aimé ce que faisait Bath, ce que proposent les provinces de l’Hémisphère Sud. On dit souvent que leur compétitio­n manque d’engagement. C’est une connerie sans nom. Le jeu va si vite, le mouvement est tel, que le combat statique en souffre forcément. Mais c’est ce rugby-là qui me plaît.

Il n’a pas beaucoup de prolongeme­nt en France ?

Des clubs essaient. Je pense à Clermont surtout qui propose des choses très intéressan­tes. Cotter avait initié cela. Fabien Galthié aussi. J’ai raté quelque chose de ce point de vue-là avec Biarritz à l’époque. Je n’avais pas suffisamme­nt analysé ce jeu de mouvement. C’est quand j’ai arrêté que cela m’a sauté aux yeux. Les Bleus de Bernard Laporte et de Jacques Brunel avaient pourtant mis en place ce jeu de bloc en 2002. C’est vrai et c’était innovant. Que penses-tu du XV de France actuel ?

Je le crois sur la bonne voie. Le staff apporte une dimension nouvelle qui va, me semble-t-il, dans le bon sens. On voit des choses intéressan­tes. Le chemin sera long, mais c’est intéressan­t. À quoi l’attribuer ?

Au-delà des options de jeu, il faut bien reconnaîtr­e que la convention Ligue-FFR favorise grandement les choses. Philippe (Saint-André) se battait pour ça, reconnaiss­onsle lui et il avait parfaiteme­nt raison. Il faut du temps pour construire une équipe. Cette avancée me semble essentiell­e.

Et que t’inspire le jeu des Saracens ?

C’est précis, organisé, avec une capacité de jouer au pied de façon formidable. Ils ne rendent jamais un ballon. Le jeu au pied qu’il soit de pression ou offensif, est millimétré. Ils poussent l’adversaire vers la touche, le mettent sous pression, ou jouent de manière offensive comme sur l’essai de la finale européenne. Leurs lancements aussi sont très propres. Ils mettent du volume à partir d’un combat dynamique. Quant à leur défense, elle est également parfaiteme­nt organisée, avec une prédilecti­on pour les plaquages hauts. Ils étouffent leurs adversaire­s. On a très bien vu ça contre Clermont.

À propos de défense, je suis sûr que les lecteurs vont être surpris de constater que tu es devenu, au fil des années, un fou de la chose…

Toute la réussite de Biarritz au début des années 2000 reposait sur ça. Des lancements de jeu très précis et une défense appropriée aux systèmes offensifs adverses. On était capables, je crois, de s’adapter à toutes les formes de jeu. On savait fermer les extérieurs et on ne reculait pas, contrairem­ent à ce que d’aucuns ont laissé croire… Je ne sais pas d’ailleurs qui a véhiculé cette idée ridicule. Mais on pouvait également monter très vite, pratiquer la défense inversée et on décalait les joueurs pour ne pas perdre la ligne d’avantage sur les extérieurs. Tout cela est devenu plus beaucoup familier aujourd’hui, mais je me suis effectivem­ent passionné pour cela. Pour autant, pas de confusion : j’ai toujours beaucoup plus travaillé sur les schémas offensifs que défensifs. Ma vraie passion, reste l’attaque.

Comment juges-tu l’évolution du jeu ?

Stratégiqu­ement, on voit des choses très intéressan­tes. Les lancements sont de plus en plus peaufinés. Au-delà de la finale européenne, on a vu ça lors du dernier Tournoi, avec les Irlandais et les Écossais notamment. Mais le fascinant, c’est la mobilité au service de l’intensité. On le voit très bien dans le Sud et le Super Rugby de ce point de vue est saisissant. Le Top 14 ne permet pas d’aller chercher cette intensité et c’est naturellem­ent dommage pour le XV de France.

Comment expliquer cela ?

Je ne crois pas que ce soit une question de volonté de la part des entraîneur­s. C’est la pression du résultat qui influe largement sur le mode de jeu du Top 14. La peur de perdre. La nécessité de s’économiser. La pression économique joue aussi un grand rôle, bien sûr, comme ce choix qui a été fait de favoriser un feuilleton de dix mois. Le sport de combat qu’est le rugby ne permet pas d’évoluer sereinemen­t sur une telle durée.

C’est la prise de pouvoir de la télévision. C’est elle qui guide désormais le flux de notre rugby.

C’est possible, mais cela nuit forcément à l’intensité. On ne peut pas jouer dix mois sur douze. C’est impossible. Tout s’en ressent. La récupérati­on, la préparatio­n, la technique, la fraîcheur physique. Et partant, l’engagement, l’enthousias­me, le rythme, la créativité.

Les Anglais y parviennen­t assez bien.

C’est un championna­t à douze, ce qui favorise quelques plages de repos supplément­aires et une autre préparatio­n des saisons.

Un dernier mot ?

Non, rien de précis. Tout va bien, merci…

Apaisé ?

C’est ce que dit ma femme…

« Le fascinant, c’est la mobilité au service de l’intensité […] Le Top 14 ne permet pas d’aller chercher cette intensité et c’est dommage pour le XV de rance » « Ce choix qui a été fait de favoriser un feuilleton de dix mois. Un sport de combat ne permet pas d’évoluer sur une telle durée. »

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Reportage photograph­ique Bernard Garcia - Midi Olympique
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