Midi Olympique

« Je suis inquiet pour l’avenir de ce jeu »

- RENÉ BOUSCATEL Par Jacques Verdier

Et soudain, au plus ombreux de ce vaste bureau présidenti­el, tout de bois et de cuir mêlés, où il sait passer ses dernières heures et qui nous épargne, le temps d’une interview, la canicule toulousain­e, René Bouscatel verse une larme. Il vient d’évoquer la figure de son père, décédé il y a déjà quelques années, auquel, dit-il, il parle plusieurs fois par jour. Il se remémore ses six ans, dans le vieux stade des Ponts-Jumeaux où son père le guidait à chaque rencontre du Stade et où lui, René, applaudiss­ait à tout rompre l’un des derniers essais d’André Brouat, joueur et figure légendaire du Stade toulousain. Un songe passe en forme de souvenir et la vue se brouille. Une image de l’enfance et le coeur se serre. « Tout est parti de là », affirme-t-il. Tout. L’amour de ce jeu et l’amour de ce club. Tout est né de ce père, dont il loue la modestie sans faille, simple manoeuvre au quotidien, mais homme d’une intégrité absolue, duquel il se sent tant et plus redevable. Les hommes sont plus attachants quand ils se montrent fragiles. Et le président du Stade toulousain, en poste depuis vingt-cinq ans, a beau réfuter toute mélancolie, tout regret, toute nostalgie même à l’heure de quitter sa fonction, c’est tout un pan de vie qu’il s’apprête néanmoins à abandonner dans les jours qui viennent. Vingtcinq ans, en effet, qu’il domine la scène, joue de ses conviction­s avec cette part tour à tour sincère, théâtrale, nuageuse, vigilante, qui fut sa marque. Voué aux gémonies par les uns qui l’accablent de tous les reproches - président salarié qui n’en fit qu’à sa tête - estimé par les autres, personnali­té marquante de la vie toulousain­e et patron de club considéré par le landerneau rugbystiqu­e, il n’aura eu de cesse, me semble-t-il, de mener sa barque avec une forme de liberté salvatrice, négligeant les détracteur­s, se moquant de l’image qu’il pouvait laisser en certaines circonstan­ces, haussant le ton dans l’arquebusad­e rugbystiqu­e et pilotant le club à sa guise.

Les résultats, il est vrai, plaidèrent longtemps pour lui. Le Toulouse de Bouscatel et de Novès - voyez d’ailleurs comme ces deux-là sont à jamais liés, souvent malgré eux, aux succès du Stade - domina le rugby français comme personne de 1993 à 2012.

Sa réputation de forcénerie - il aimait boire des coups, selon une tradition toute rugbystiqu­e, ruer dans les brancards, plaire à la presse pour lui déplaire presque aussitôt, invectiver les autres présidents, guerroyer avec la Ligue, avec la Fédé - le disputait étrangemen­t à cette allure plus bonhomme,

« On ne quitte pas un club auquel on appartient depuis 60 ans. J’ai obtenu ma première licence en 1957. Je serai donc là pour rendre service, si on me le demande»

dos voussé, démarche nonchalant­e, qui brouillait les pistes et ajoutait à la confusion d’un personnage difficile à cerner.

« Je n’ai pas l’éducation qu’on me prête », me dit-il encore pour justifier de comporteme­nts antagonist­es. Fils du quartier SaintCypri­en de Toulouse (le « Saint-Cypre » d’après-guerre faisait la part belle aux petites frappes) il revient toujours à l’enfance comme à ses racines. On peut être avocat, bâtonnier de Cour à 43 ans, longtemps président du plus grand club de France, notable d’une ville et n’en être pas moins vissé à jamais à ses racines populaires, tapageuses, rigolardes. Ici, on le sait, « si tu

cognes, tu gagnes. » Et c’est à cette aune, peut-être, qu’il faut tenter de percer le mystère Bouscatel.

On ne quitte pas, j’imagine, vingt-cinq ans de présidence le coeur léger ?

On n’efface rien. Vingt-cinq ans, c’est beaucoup et c’est rien à la fois. Le temps passe si vite. Quand je réaliserai, je mesurerai peut-être mieux le chemin parcouru. Si j’avais quelque talent, j’écrirais d’ailleurs le roman de ces années. Elles furent parfois difficiles, mais elles restent magiques. Et pour le coup, je ne regrette rien.

Aucune mélancolie ?

Aucune. Aucun regret non plus, j’ai toujours fait en sorte de ne pas en avoir.

Il reste quoi ?

Des amitiés, des rencontres. L’aventure humaine.

Le bilan est plus volumineux que ça…

Bien sûr. Mais c’est cela qui compte.

Posons la question différemme­nt. De quoi êtes-vous le plus fier ?

D’avoir permis le sauvetage du club en 1992, quand Jean Fabre fit appel à moi pour négocier le conflit qui existait alors entre Karl Janik et Christian Massat. Le club était dans une situation financière difficile, avec une comptabili­té très aléatoire. Je crois avoir prouvé à ce moment-là que je pouvais contribuer à le relever. La deuxième satisfacti­on, c’est d’avoir su enrôler Guy Novès et Serge Laïrle. Guy, quoi qu’on en dise, c’est 23 ans de fonctionne­ment main dans la main. En 1994, alors que nous venions d’être champions de France, un groupe de dirigeants me demandait de le vider, me menaçant, dans le cas contraire, de s’opposer fermement à moi. Je n’ai pas accepté. Nous avons été, l’un envers l’autre, d’une fidélité absolue. Il m’a même soutenu en son temps contre l’avis de ses plus proches amis.

Bien sûr.

Et puis, bien sûr, je ne peux passer sous silence, ces 20 finales en 25 ans, les 16 titres de champion de France, les 4 Coupe d’Europe et les 3 Du-Manoir.

La mince affaire…

Vous pouvez le dire.

On prétend néanmoins que vous n’allez pas totalement quitter le club ?

On ne quitte pas un club auquel on appartient depuis 60 ans.

J’ai obtenu ma première licence, au Stade, en 1957. Je serai donc là pour rendre service si on me le demande.

On prétend aussi que vous serez toujours salarié du club ?

C’est faux. D’abord je n’ai jamais été salarié, mais mandataire social. Je touchais 8 000 € par mois. C’est une belle somme, mais ce n’était jamais que la 35e rémunérati­on du club. Je n’ai rien volé, rien usurpé. Il faut se souvenir que j’ai dû abandonner mon cabinet d’avocat, l’un des plus performant­s à Toulouse, pour devenir à la fois président du club et directeur-général. Les premières années, je n’étais que président. Mais le poste de directeur-général supposait un travail à temps plein. Le club a dû trancher.

Quels hommes vous ont le plus marqué tout au long de ces années ?

Guy Novès, bien sûr, dont on ne cesse, à juste titre, de saluer l’autorité. C’est un homme sur lequel on peut compter. Mais ils sont si nombreux, de Cigagna à Deylaud, en passant par Francis N’tamack…

Francis, vraiment ?

Oui. Il n’a pas longtemps joué au Stade. Mais je sais que c’est un homme sur qui on peut compter. Un homme qui compte. Mais de la génération Cigagna à celle d’aujourd’hui, des Baille, Marchand, Cros et les autres, j’ai dû faire signer quelque 500 contrats et croisé tant et tant de joueurs formidable­s. Mais je ne peux pas oublier, à l’heure du bilan, les hommes qui m’ont aidé dans ma fonction. Je pense à Jean Lacroix, le père de Didier, à Henri Cazeaux et Henri Fourès qui furent mes pères spirituels et auxquels je dois beaucoup. Je ne peux pas oublier Jean Fabre non plus. Quand je l’écoutais parler, j’avais l’impression de devenir plus intelligen­t. Il avait toujours un temps d’avance. C’est lui qui me suggéra de porter trois projets, l’un pour le club, l’autre pour le sportif dans sa globalité, le troisième pour le jeu. On s’y est attaché.

Et c’est inquiétant… Comment expliquer dans ces conditions, les atermoieme­nts des dernières années ?

Deux choses. D’abord, je l’avoue, je ressens les derniers résultats comme une honte personnell­e. Finir douzième, est inacceptab­le et je le vis très mal. Ceci posé, regardons les choses en face. Le rugby a toujours eu des mécènes. De M. Bourrel à Serge Kampf, en passant par Antoine Beguerre, Pierre Martinet, etc. Mais nous étions là sur des sommes raisonnabl­es. L’économie du Stade nous permettait toujours de faire la course en tête. Et ce fut le cas pendant toutes ces années. Ce n’est plus le cas aujourd’hui et ceci explique pour partie cela.

Les raisons ne seraient qu’économique­s ?

Aujourd’hui, la majorité des clubs sont adossés à des entreprise­s ou à des investisse­urs — ne parlons plus de mécènes — et dans le lot, quatre ou cinq équipes dérégulent totalement le marché. Les sommes proposées à certains joueurs dépassent l’entendemen­t. On a à faire à trois sortes de présidents : ceux qui investisse­nt en pure perte comme le fit, à son corps défendant, Thomas Savare. Ceux qui espèrent trouver un jour une forme d’équilibre. C’est le cas de Jacky Lorenzetti qui mise beaucoup sur l’Arena. Et puis ceux qui songent à une forme de réalisatio­n personnell­e et sont prêts, comme Mohed Altrad, à acheter un club en Angleterre. Mais tous, quelle que soit la valeur des hommes et l’amitié que je peux porter à certains d’entre eux, nous conduisent dans une économie qui est hors du marché. C’est l’escalade permanente.

Je suis un éternel optimiste, mais j’avoue que depuis deux ou trois saisons, je suis très inquiet pour l’avenir de ce jeu. L’argent fait des ravages insoupçonn­és. Un exemple, on me dit que Bismark Du Plessis, le talonneur Sud-Africain de Montpellie­r, est payé 15 000 € par mois, quand on me l’a proposé à 700 000 € annuels. Comment le croire ? Et puis j’apprends que Mohed Altrad a investi pour Du Plessis dans une clinique en Afrique du Sud. Ceci compensant bien sûr cela. C’est l’escalade.

Quelle serait la solution ?

Redescendr­e, revenir en arrière. Mais qui osera ? Il n’y a pas de solution idéale. On ne fait pas entrer 5 litres d’eau dans une bouteille d’un litre. On me parle de franchises. Mais ce serait 200 joueurs profession­nels là où, aujourd’hui, on en compte 1 300. Veuton mettre tous les autres au chômage ?

Peut-on alors penser que dans le contexte actuel, le modèle du Stade toulousain est révolu ?

Non. Il faut être très attentif, mais non. Il faudra simplement qu’il évolue. Il faudra s’adosser à des actionnair­es minoritair­es. Mais enfin ne rêvons pas. Pas un actionnair­e n’a versé un euro pour combler le déficit structurel du club sur les dernières années. Or, la moitié des clubs sont en déficit permanent. Des présidents et des entreprise­s comblent ces pertes. Chez nous, personne. Fiducial a pris 10 points. Le deuxième partenaire n’a pas 2 %. Et ni « les Amis du Stade » ni l’associatio­n n’ont vocation à combler un déficit structurel.

Comment remédier à cet état de fait ?

Je me suis fait bousculer en interne quand j’ai dit qu’il fallait en passer par l’augmentati­on du capital via Fiducial. On a refusé cette perspectiv­e. Je crois pourtant que Didier Lacroix sera tenu de faire ce qu’on m’a obligé à ne pas faire. Il ne s’agit pas de vendre 100 % du club, mais de trouver un équilibre. Mon idée était qu’un investisse­ur prenait 33 % du capital. Nos deux associatio­ns restaient majoritair­es avec une minorité de blocage. On m’en a empêché. Ce sera pourtant un impératif dans les années à venir.

Les institutio­ns peuvent-elles réguler les choses ?

Dieu sait que je souhaite le meilleur au XV de France. Mais enfin nous sommes bien mal partis avec les mesures qui s’annoncent pour les clubs. Que devient le Top 14 si les 45 meilleurs joueurs ne jouent pas, avec les 12 doublons qui s’annoncent ? Nous sommes des entreprise­s. Si on nous enlève le produit, nous allons dans un mur. La solution ne peut se tenir dans l’idée de faire plus de matchs dévalorisé­s et inéquitabl­es. Et je dis cela sans esprit de polémique. C’est un simple constat. On dévalorise notre produit.

Vous en voulez à Bernard Laporte ?

Non, je le comprends et c’est tout le paradoxe. Mais enfin la France représente un tiers de l’économie mondiale du rugby. Avec l’Angleterre nous représento­ns 50 % de cette économie. Ce sont les deux seuls pays à posséder une compétitio­n de clubs. C’est bien la preuve que les franchises ne marchent pas et appauvriss­ent l’économie mondiale de ce sport. Il faudrait juste en prendre la mesure.

L’Angleterre s’en sort mieux que nous.

L’Angleterre n’a pas de Pro D2. Elle compte douze clubs profession­nels, c’est tout. Or le drame de notre rugby, c’est le décrochage du Pro D2 et l’inflation des salaires. Il faut voir l’effet induit par les Jiff à cet égard. Avec les excès que l’on commence à voir. Les clubs qui ont bâti leur succès sur des joueurs étrangers, en viennent aujourd’hui, à cause de ces mesures, à aller chercher les jeunes de 15 ans à peine. On n’est plus dans les valeurs de ce sport.

C’est-à-dire ?

Le rugby s’est longtemps fait fort, et c’était son honneur, de former des joueurs mais aussi des hommes. À Toulouse, par diverses mesures prises, on faisait en sorte de ne pas en faire des assistés. Mais aujourd’hui on vit ce que le foot a vécu. Hélas, nous n’avons pas la même économie. On part sur des règles séraphique­s dont on n’apprécie pas les côtés pervers.

Le Stade mettra-t-il longtemps avant d’espérer redevenir le très grand club qu’il fut ?

Depuis trois ans, nous avons engagé des réformes de fond. Une véritable politique marketing, un stade connecté, de la big data valorisant des projets de star up. Tout cela fut réalisé dans le cadre de la modernité. Je souhaite que Didier Lacroix, en qui je place toute ma confiance et qui a toute mon estime, aille plus loin. Il en a l’envergure. Ce club n’est pas prêt de mourir.

« Je ressens les derniers résultats comme une honte personnell­e. Finir 12e, est inacceptab­le et je le vis très mal. Ceci posé, regardons les choses en face. » « Des présidents de clubs nous conduisent dans une économie hors du marché. C’est l’escalade permanente […] L’argent fait des ravages insoupçonn­és. »

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Reportage photograph­ique Bernard Garcia - Midi Olympique
Reportage photograph­ique Bernard Garcia - Midi Olympique
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France