BIENVENUE CHEZ LES SHARKS !
QUADRUPLE FINALISTE DU SUPER RUGBY, LA FRANCHISE DES SHARKS DEMEURE UNE DES RÉFÉRENCES SUD-AFRICAINES ET MONDIALES. VISITE PRIVÉE EN COMPAGNIE D’UN GUIDE DE LUXE, L’ENTRAÎNEUR DES SKILLS AB ZONDAGH.
On ne va pas vous mentir : à l’origine de ce reportage, la semaine dernière, l’idée était de faire visiter les installations des Sharks aux entraîneurs du XV de France Yannick Bru et Jeff Dubois, sans oublier le réparateur physique Julien Deloire. Las, la vie de tournée n’étant jamais un long fleuve tranquille – qui plus est dans le contexte sulfureux de la semaine dernière – les impondérables sont souvent légion. Voilà pourquoi, c’est la voix quelque peu désolée que notre interlocuteur AB Zondagh, entraîneur des skills de son état et contact privilégié du staff tricolore, nous appela jeudi dernier pour nous confirmer ce que l’on pressentait déjà. À savoir qu’en raison d’un changement de jour off, la visite du staff français était annulée, ou du moins reportée. « Mais vous,
cela vous dit de venir quand même ? » Tu parles, si l’on allait refuser…
Rendez-vous avait donc été pris à l’entrée du Kings Park Stadium de Durban, en pleine effervescence liée à la préparation du test entre l’Afrique du Sud et la France. « Vous savez, la dernière fois que les Springboks ont joué ici, ils ont pris cinquante points contre la Nouvelle-Zélande, soufflait notre guide. Cela avait été un petit traumatisme, les joueurs avaient été sifflés, et puis plein de petites choses n’avaient pas fonctionné autour du stade. Là, tout le monde tient à ce que la fête soit parfaite. » Au point de contraindre les joueurs des Sharks à ne pas s’entraîner sur la pelouse principale mais à l’extérieur, pour ne pas abîmer la peinture fraîchement étalée…
VESTIAIRES SPARTIATES ET MAILLOTS DE RÉCOMPENSE
Première étape, le vestiaire. Et première surprise, un luxe plus ou moins spartiate, du vestiaire des U18 aussi exigu et lumineux qu’une cave à celui des moins de vingt ans guère plus aéré, jusqu’au confort tout relatif de celui des grands. À des années-lumière, en tout cas, ce que peuvent connaître les enfants gâtés du Top 14. « C’est sûrement moins confortable que ce que vous pouvez connaître chez vous… Mais nos installations sont un peu vieilles (le Kings Park a originellement été bâti en 1891 avant d’être rénové à de nombreuses reprises,
N.D.L.R.), et surtout c’est un parti pris. On considère que cette promiscuité est meilleure pour la construction de l’esprit d’équipe, surtout chez les jeunes, qui doivent se gagner leur place à la dure avant de changer de vestiaire. » La salle de vie, ornée d’un simple bar et de quelques fauteuils, ainsi que la meeting-room dévolue aux réunions et autres séances vidéo obéissant aux mêmes règles d’épure. Au vrai, il semble un peu que le temps se soit arrêté ici, à l’image de ce rugby sud-africain profondément traditionaliste… Seules entorses à ce classicisme, la demi-douzaine d’ordinateurs consultables à volonté disponibles dans la salle vidéo, et quelques mannequins ornés de maillots étrangement colorés. Lesquels ne sont pas là pour faire de la décoration… « Ils sont remis après chaque match, et chaque joueur doit les porter toute la semaine d’entraînement, détaille Zondagh. Tous correspondent à une récompense, surtout pas à une sanction. Le jaune, c’est celui d’homme du match, décerné par vote de toute l’équipe. Le vert, c’est celui qui récompense le « work rate », qui est distribué en fonction des statistiques délivrées par les données GPS. Le rose, c’est pour celui qui présente les meilleures statistiques de plaquage et le blanc à pois rouges, ce n’est pas pour le meilleur grimpeur… Mais pour récompenser celui qui aura eu la meilleure attitude sur le terrain : cela peut être un gros plaquage, une passe décisive, n’importe quoi… »
PRÉSIDENT TEICHMANN
Quelques pas plus loin, en direction du terrain, on croise Gary Teichmann. L’ancien numéro 8 des Springboks (42 sélections), fringant quinquagénaire, est en effet le chef exécutif de la franchise des Sharks. Preuve qu’en Afrique du Sud, le jeu appartient toujours aux
joueurs et pas, en tout cas, à de grands propriétaires. « Il y a du naming sur les franchises, mais elles ne possèdent pas l’équipe, explique
Teichmann. Toutes les franchises sont possédées à 51 % par la Fédération, et il est interdit à des actionnaires privés de détenir plus de 49 % des parts. Cela permet à la Fédération de garder la mainmise sur le rugby de haut niveau. » Le président du club étant élu par le Board, constitué d’une part d’actionnaires mais aussi d’anciens joueurs, afin de garantir un lien entre le passé et l’avenir, toujours dans ce souci de traditionalisme
qui ne se dément jamais. « Cela a ses bons et mauvais côtés, estime
Zondagh. Les mêmes familles sont toujours investies dans le rugby. Mon père, qui est très proche de Pierre Villepreux, a entraîné pendant presque quarante ans. Il a même été directeur du rugby chez les Saracens, où jouait alors Thomas Castaignède. J’étais gosse, mais ce sont des souvenirs merveilleux. En jouant chez les jeunes, j’ai eu un grave accident à la colonne vertébrale qui m’a laissé paralysé pendant un moment, donc je me suis très vite lancé aussi dans l’entraînement. Mais il y a pire que nous ! Regardez-les Du Preez : le père Robert est entraîneur principal des Sharks, et tous ses fils jouent. Robert Jr est l’ouvreur des Stormers, et les petits frères Dan et Jean-Luc sont aux Sharks. Oui, Jean-Luc, c’est le troisième ligne remplaçant qui est entré en jeu contre la France… Super joueur ! Il faut dire qu’à la maison, ils ont dû bouffer du rugby plus que la moyenne… »
RENCONTRE AVEC UN EX-BIARROT
Quelques pas plus loin, après un détour devant la boutique, s’étendent les terrains d’entraînement également utilisés par deux clubs amateurs : les Jonsson Rovers (club d’origine de Pat Lambie) et les Collegians (d’où sont issus Frans Steyn ainsi que l’actuel capitaine des Boks, Warren Whiteley), dont la rivalité hante régulièrement les bars de Durban. Mais à cet instant, dans l’ombre imposante du « Shark Tank », surnom du Kings Park, ce sont bien les joueurs de l’Académie es Sharks se mêlent aux professionnels. Il faut dire qu’entre les sélectionnés pour les Springboks et les Emerging, c’était une dizaine de joueurs au bas mot qui manquaient à l’appel. Difficile donc de s’entraîner sérieusement, pendant la coupure internationale… « Pour
moi, c’est bien on fait des skills plus que jamais ! se marre AB. Mais là, aujourd’hui, c’est défense et rucks. Ça ne devrait pas être très loin, mais assez intense. » On confirme. Et pour avoir vu les pauvres gosses de l’Académie jouer les boucliers humains face à des Sharks sans aucun ménagement pour leurs cadets, difficile désormais de s’étonner devant l’engagement terrible employé par les Sud-Africains dans leur rugby.
À ce titre, sur la pelouse, se détachait une silhouette presque familière. Celle de Philip Van der Walt, l’ancien numéro huit rouquin du Biarritz olympique lors de la saison 2014-2015. Lequel conserve de ses années basques un souvenir ému, et un Français remarquable. « Il faut dire que nous avions trois cours par semaine, et une prof magnifique. Je suis content d’avoir appris votre langue, même si j’ai un peu perdu… Nous avons raté la montée en Top 14 avec Biarritz, mais j’ai eu la chance que les Sharks me rappellent pour jouer en Super Rugby. Je vais rester ici quelque temps, je pense… Mais peut-être que je reviendrai un jour. Biarritz, c’était super, sauf l’hiver. Là-bas, il pleut tout le temps ! Ici, eh bien… Vous voyez, quoi. » Il est vrai qu’on se situe en plein coeur de l’hiver, de ce côté de l’Équateur, sur les rives de l’Océan Indien. Pour un peu, on l’aurait presque oublié…
DE CHURCHILL AUX BANANA BOYS
Dernier détour, la salle de musculation. Plus vaste et fonctionnelle que les vestiaires, preuve de l’intérêt porté par les Sud-Africains à la préparation. Mais pas de quoi faire pâlir non plus les clubs hexagonaux… La principale différence résidant, probablement, dans l’utilisation de ces mêmes installations par les joueurs, qui ne désemplissent pour ainsi dire jamais, alors qu’il faut parfois tirer certaines oreilles pour convaincre les joueurs de s’entraîner en France… D’ailleurs, partout aux murs, l’éthique de travail vient se rappeler, par le biais de maximes que les joueurs ont en permanence sous les yeux. Lesquelles peuvent aller des citations du Vieux Lion Winston Churchill (« Le succès n’est pas final, l’échec n’est pas fatal, c’est le courage de continuer qui compte ») ou du publiciste Paul Arden (« Le problème n’est pas de savoir à quel point vous êtes bon, mais à quel point vous voulez le devenir »), sans oublier des traditionnels aphorismes, « entraînetoi dur ou reste le même », « les excuses ne remportent pas de trophées », « la discipline consiste juste à choisir entre ce que vous voulez maintenant et ce que vous voulez réellement ». Du classique, bien sûr. Mais qui, lié à une éthique de travail acceptée par tous, imprègne forcément les esprits. Un état d’esprit qui a transformé cette province surnommée celle des « Banana Boys » avant la création du Super Rugby (piesangboere en afrikaans, à vos souhaits) en celle des Sharks, quadruple finaliste de l’épreuve. Une image autrement plus redoutable à l’image de la mascotte Sharkie, venue elle aussi reconnaître le terrain à l’avant-veille de la rencontre en compagnie de Bokkie, son homologue springbok. Parce que chez les Sharks, Monsieur, même les mascottes et les pompom girls mondialement réputées sont professionnelles dans leur préparation. Too much ? À vous de juger…