LA GRANDE ÉVASION
IL Y A DIX ANS, LE XV DE FRANCE OUVRAIT SON MONDIAL PAR UN ÉCHEC CUISANT FACE À L’ARGENTINE (12-17). COMMENT LES BLEUS S’ÉTAIENT-ILS ENSUITE RELEVÉS ? QUELS FURENT LES LEVIERS DE LEUR SURVIE DANS LA COMPÉTITION ? POUR NOUS, LES PROTAGONISTES REFONT L’HIST
Ce 7 septembre 2007, la France lance « son » Mondial à Saint-Denis. Autour du rugby, l’effet de mode est alors à son climax. Un nouveau public frappe à la porte d’un sport longtemps confiné à ses frontières « naturelles » d’Occitanie, Sébastien Chabal est une drôle d’icone pop, les ménagères de moins de 50 ans frétillent face à cet étrange pancrace et, ce soir d’automne, c’est tout un pays qui a les yeux rivés sur le Stade de France. Imanol Harinordoquy, alors numéro 8 de la sélection nationale, se souvient : « Nous venions de passer deux mois et demi dans notre grande et belle prison de Marcoussis, hors du monde, sans être vraiment conscients de l’ampleur qu’avait pris l’événement au fil des semaines. » Alors, quand est arrivé le Grand Soir, les Bleus en ont perdu leur français. Jean-Baptiste Elissalde, doublure de Pierre Mignoni contre l’Argentine, raconte : « Je revois les motards de la police autour du stade, les hélicos au-dessus. C’était dingue. Évidemment, tout nous a pété à la gueule… » Il développe : « Dans les vestiaires, des mecs pleuraient, d’autres étaient blancs comme des cachets d’aspirine. Il y avait beaucoup trop d’émotion. Et ce n’était pas que la faute à la lettre de Guy Moquet… J’ai rapidement compris qu’il se passait quelque chose de bizarre. » Peu avant le coup d’envoi, JBE a tenté de sortir les siens de la sainte frousse qui semblait alors les hanter : « Je leur ai dit que ce n’était rien d’extraordinaire, que ce n’était qu’un match de rugby comme on en avait tous vécu des milliers d’autres. » L’alerte lancée fut vaine et, au Stade de France, les Pumas jouaient comme en leur jardin de Velez. Comme si leur vie en dépendait, les companeros d’Agustin Pichot se jettaient dans les rucks comme des chiens enragés, plaquaient les colosses de Bernie (Laporte) aux chevilles, repoussaient chacune des attaques françaises par un grand coup de pompe de Juan Hernandez, Ignacio Corleto ou Felipe Contepomi. Elissalde poursuit : « Ces mecs étaient des rats, des déments. Pendant le match, ils parlaient, nous rendaient fous, entraient dans nos têtes. » La légende raconte d’ailleurs que Pichot avait pénétré le cortex cérébral de son vis-à-vis du soir, Pierre Mignoni, faisant déjouer l’un des numéros 9 les plus doués du championnat. Raphaël Ibanez, capitaine des Tricolores de 2007, développe : « Nous étions totalement dépassés par leur stratégie. Leur charnière était intouchable. Hernandez jouait à dix mètres de la ligne d’avantage et même nos meilleurs chasseurs (Serge Betsen et Rémy Martin) ne pouvaient le toucher. » La suite ? Elle appartient désormais aux livres d’histoire : à la 27e minute, la passe hasardeuse de Rémy Martin était interceptée par Horacio Agulla, qui donnait instantanément la balle à Manuel Contepomi, lequel offrait à Nani Corleto un essai en contre magnifique. Mauvais, battus, meurtris, les Bleus devaient se résoudre à quitter Saint-Denis sous les huées. Dans la foulée, Mignoni, Skrela et Harinordoquy perdaient leur place dans le XV majeur de Laporte. Rémy Martin, lui, était abandonné en bord de route : « La suite de la compétition fut pour moi très difficile à vivre, explique l’ancien flanker du Stade français. Que retient-on de ce match sinon ma bêtise ? Rien. Ma place, je ne l’avais pourtant pas volée. Pour accrocher ce numéro 7 à mon maillot, je m’étais battu comme un diable. » Dix ans après les faits, Martin refuse encore de dire qu’il s’est fait trancher la tête par Bernard Laporte. « Mais on ne m’a pas protégé, c’est sûr. Je n’ai pas été assez soutenu. »
LE DÉJ’ DE BERNIE
Pour les Bleus, la Coupe du monde aurait pu s’arrêter là. « C’était terrible, rappelle Ibanez. Il y avait un silence de mort dans les vestiaires. Moi, je savais pourtant que nous étions bien plus forts que ce que nous avions montré contre l’Argentine. Notre groupe avait du talent, nous nous étions préparés comme des dingues et avions même battu les Anglais deux fois en match amical, avant que ne débute la compétition. » Dans le bus raccompagnant les Bleus dans l’Essonne, Raphaël Ibanez s’isolait donc de la meute pour réfléchir à un contre-feu. « Il fallait éviter que l’on se disperse, poursuit l’ancien capitaine des Bleus. À notre arrivée à Marcoussis, j’ai donc ouvert une grande salle de réunion et disposé des sièges en cercle. Je voulais que les mecs se regardent dans les yeux, se parlent, s’engueulent s’il le fallait. » Entre les murs sans vie de ce salon du CNR, Ibanez a parlé pendant presqu’une heure. Fabien Pelous, Aurélien Rougerie et Jean-Baptiste Elissalde ont pris le relais. Lorsqu’est venu le tour de Christophe Dominici, l’ailier du Stade français a lâché : « Ça ne peut pas finir comme ça, les gars ! Et s’il faut battre les Blacks en quarts de finale, on le fera ! » Au lendemain de cette première explication musclée, Laporte décidait, quant à lui, de convier un petit groupe de joueurs dans un restaurant de Marcoussis, les Colombes de Bellejame. Harinordoquy explique : « Bernard avait invité tous les trois-quarts et… moi. Pourquoi moi ? Parce qu’il m’aimait bien, je crois… Il faut aussi dire que j’avais été très mauvais contre l’Argentine. […] Franchement, on ne savait pas à quelle sauce on al-
lait être bouffés, ce jour-là. À table, je me souviens que tout avait d’ailleurs commencé par une discussion tendue, très tendue même, entre Pierre (Mignoni) et le coach… »
LA NUIT FAUVE
En milieu d’après-midi, Bernie raccompagnait ses disciples à Marcatraz, leur demandant de respecter le couvre-feu alors en vogue au CNR. Quelque peu rassuré, le sélectionneur gagnait ensuite sa chambre. Belle idée. Aux abords de 21 heures, Sébastien Chabal réunissait l’intégralité du groupe France dans les couloirs de Marcatraz pour une réunion informelle. Le flanker de Sale, excédé par l’enfermement auquel avaient jusque-là été soumis les Bleus, demanda à ses pairs si une virée clandestine entre mecs pouvait les intéresser. « Vive le barbu ! », chantèrent alors les Tricolores avant de franchir, avec la complicité d’un des gardiens du CNR, les murs de leur « prison dorée ». Fabrice Meignan, alors patron du Bar à Thym (établissement voisin du CNR), raconte : « Ce soir-là, Olivier
Thomas (le maire de
Marcoussis) avait organisé une petite fête sur la place du village. C’était chouette. L’ambiance était légère. Ça dansait.
Ça rigolait. » À Marcoussis, le temps s’est pourtant arrêté lorsque la foule, ébaubie, a vu débarquer trente rugbymen en jogging bleu nuit.
Meignan poursuit : « C’était inimaginable. Les types se sont collés à la buvette et ont bu une, puis deux, puis trois bières. » Très vite, Jean-Baptiste
Elissalde s’est approché de
Meignan. « Il m’a demandé si je pouvais leur ouvrir mon bar.
Ils avaient visiblement des choses à se dire. » Le tenancier s’est exécuté, invitant les
Tricolores à emprunter la porte de derrière, fermant le store et ravivant les lumières. « J’ai sorti des chips, des cacahuètes. Dans le bar, Chabal a alors demandé le silence, s’est tourné vers les autres, a déchiré son teeshirt à l’effigie de l’équipe de France et leur a dit : « Ce soir, on va arrêter de se comporter en collègues et devenir de vrais potes ! » Les autres l’ont imité, piétinant leurs fringues. Dans la foulée, Fabien Pelous s’est approché de moi et m’a demandé de ne pas m’inquiéter pour la facture. Il a d’ailleurs tout réglé en partant. Puis la soirée a débuté… » Au Bar à Thym, Frédéric Michalak s’est mis aux platines. Le barbu a pris place derrière le comptoir. Meignan se marre : « Dimitri Szarzewski et Rémy Martin m’ont commandé une bouteille de vodka, l’ont pliée en une demi-heure, ont chanté à tue-tête puis Dimitri s’est ouvert l’arcade en fracassant un glaçon sur le comptoir. » Ailleurs, Dominici était juché sur les épaules de Clerc, Nyanga utilisait le vélo du plus jeune des fils Meignan pour livrer les cocktails et, bon gré mal gré, les Bleus semblaient heureux. « Ce fut pour moi une soirée inoubliable, enchaîne le cafetier. Les mecs du GIGN qui les accompagnaient étaient eux-aussi torses nus, puisque c’était le dress-code de la soirée. L’ambiance était magique et j’ose croire que ça leur a fait du bien. J’ai cru comprendre que pour eux, c’était aussi une façon de tuer le père… » JeanBaptiste Elissalde conclut : « Après la claque argentine, il y eut une réelle prise de conscience. Et si nous avons gagné les quatre matchs suivants (Namibie, Géorgie, Irlande et Nouvelle-Zélande), c’est qu’un déclic s’est produit dans le groupe. Les Blacks ? Avec le recul, je me dis que cette victoire est juste un miracle : on se fait défoncer, on n’a pas le ballon, Dan Carter se pète, Nick Evans se tord la cheville et il y a en-avant entre Fred (Michalak) et Yannick (Jauzion). Mais on a défendu comme des chiens. On a joué au rugby comme une vraie bande de potes. ».■
« Après la claque argentine, il y eut une réelle prise de conscience. Et si nous avons gagné les quatre matchs suivants, c’est qu’un déclic s’est produit dans le groupe. » Jean-Baptiste ELLISALDE Ancien demi de mêlée des Bleus