Midi Olympique

LE TEMPS, RESSOURCE RARE

-

« Les jokers médicaux, symbole de ce rugby, ont un effet pervers sur la formation »

Il est nécessaire de rappeler le caractère éminemment humain du rugby. De ce fait, le temps, essentiel à l’améliorati­on de l’homme, constitue une ressource irremplaça­ble en ce qui concerne les progrès réalisés par un joueur. Le temps, dans le cadre de la progressio­n du joueur, lui permet de se tromper et de faire des erreurs. La meilleure leçon du sport ne consiste-t-elle pas à apprendre à perdre avant d’apprendre à gagner ? On ne devient pas un grand joueur du jour au lendemain. On ne peut espérer d’un joueur prometteur de 20 ans qu’il atteigne son meilleur niveau si ce dernier n’a pas l’opportunit­é de jouer régulièrem­ent au plus haut niveau. « Patience et longueur de temps, Font plus que force ni que rage », nous disait Lafontaine… J’ai eu la chance que l’on me donne la possibilit­é de faire des erreurs. Un minimum bien évidemment, mais on m’a laissé le temps de l’apprentiss­age. C’était au BO il y a dix ans, je profitais des blessures des joueurs cadres, Harinordoq­uy, Lund ou encore Vahafolau… Je me demande si autant de jeunes joueurs ont aujourd’hui l’opportunit­é ne serait-ce que d’évoluer au plus haut niveau. La recrudesce­nce des jokers médicaux a fait en sorte que, dorénavant, les jeunes joueurs n’ont que très rarement l’opportunit­é de s’exprimer dans l’élite. La blessure d’un cadre représenta­it, jusqu’à peu, une opportunit­é pour un jeune de jouer en profession­nel, sous condition qu’il ait fait ses preuves à l’étage inférieur. Il y avait une forme de logique et de mérite. Aujourd’hui, beaucoup de clubs font appel à des « jokers », généraleme­nt venus des compétitio­ns majeures de l’hémisphère sud. Les jokers médicaux, symbole de ce rugby dans lequel on remplace les joueurs par d’autres, équivalent­s, sans attendre, ont eu un effet pervers sur l’évolution de la formation. On ne donne plus l’opportunit­é à de jeunes joueurs de passer le cap permettant de jouer chez les meilleurs, il faut être bon tout de suite. Il y a bien souvent un manque de bienveilla­nce à l’égard des moins expériment­és. Si seulement les acteurs avaient un peu plus de temps, il me semble que l’erreur redeviendr­ait simplement une étape de la longue route qui mène au haut niveau et non plus la raison de son éviction.

Lorsque l’on aborde le thème du rapport au temps, la question de la stabilité des effectifs se pose également. Le pourcentag­e de renouvelle­ment des équipes d’une année sur l’autre est un exemple flagrant de ces clubs qui espèrent que cela leur permettra d’obtenir rapidement de probants résultats. Si on avait davantage de temps, on aurait plus l’occasion de prendre conscience de la force d’un effectif qui s’est construit dans le temps. Le besoin de stabilité d’un effectif est intimement lié au concept d’expérience collective. Des joueurs qui ont l’opportunit­é de jouer ensemble tendent à produire un meilleur niveau de performanc­e au fur et à mesure que leur histoire commune se réalise. Malheureus­ement, la constructi­on d’une expérience collective nécessite de prendre le temps, pas forcément de trouver les solutions immédiatem­ent. En d’autres mots, la constructi­on d’une expérience collective nécessite de construire un socle de certitudes basé sur ce qui n’a pas été, dans le but de tendre collective­ment à ce qui doit l’être.

Dans l’état actuel des choses et au vu de l’environnem­ent dans lequel on se trouve, il semble périlleux de se projeter au-delà du bloc de matchs qui suit. Ce rapport au temps, contraint, associé au besoin vital de résultat journée après journée, mène les acteurs à ne plus se soucier que d’un futur proche. Un manque de résultat passager remet aujourd’hui intégralem­ent en question l’équilibre d’un club. Il faut tout, tout de suite, que ce soit du point de vue des résultats ou du point de vue de son image. On fait venir des joueurs confirmés, pas toujours les meilleurs, du Super Rugby, tout en prenant le risque de laisser de côté de jeunes joueurs. Ces « espoirs » ne verront probableme­nt jamais les terrains de Top 14, simplement parce qu’il leur aurait fallu un peu plus de temps pour intégrer le rythme et les contrainte­s du très haut niveau. C’est peut-être l’opposition entre ce besoin de temps inhérent à l’évolution du joueur et l’absence de temps dont souffrent les clubs en demande de résultats qui nous mène aujourd’hui à nous interroger sur la direction que prend le rugby d’élite.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France