LA RÉVOLUTION TRICOLORE
IL Y A CINQUANTE ANS, LES BLEUS DE CHRISTIAN CARRÈRE ENLEVAIENT UN PREMIER GRAND CHELEM. UNE CONQUÊTE BAROQUE, ÉMAILLÉE DE COUPS DE POUCE DU DESTIN ET DE REBONDISSEMENTS.
Àquoi ça tient de rentrer dans la légende ? Un buteur écossais sonné qui rate l’immanquable ? À des Irlandais qui finissent à quatorze, les remplacements n’étant pas autorisés à l’époque ? Un essai de rapine du futur héros de tout un peuple, Christian Carrère, lors de la dernière levée, dans la boue de Cardiff ? En cette année de révolution, en tout cas, les Bleus furent les premiers à bousculer l’ordre établi. À enfin conquérir ce grand chelem qui se refusait à eux depuis 1910.
Pour réussir une révolution, il faut un meneur. Un homme qui fédère. Les dirigeants de la FFR avaient-ils vraiment senti qu’un jeune bien mis, le Toulonnais Christian Carrère, incarnait ce profil quand, deux mois avant le Tournoi, ils en firent le plus jeune capitaine de l’histoire du XV de France, successeur à 24 ans de Michel Crauste ? La pioche fut, en tout cas, bonne. Le troisième ligne tint bon la barre lors d’un Tournoi émaillé de péripéties. Timonier impassible dans les tempêtes.
RUPERT LE SACRIFIÉ
Pour le rugby français, 1968 avait pourtant débuté sous de sombres augures. Le 1er janvier, Guy Boniface disparaissait dans un accident de la route. Deux jours après ses obsèques, auxquelles il avait assisté, c’était au tour de Jean-Michel Capendeguy de trouver la mort, lui aussi au volant de sa voiture, lui aussi sur les routes landaises. Il se rendait à Paris pour rejoindre l’équipe de France. C’est sa lettre de convocation qui permettra aux pompiers de l’identifier…
Moins de deux semaines plus tard, le 13 janvier, les deux équipes et l’arbitre arborent tous un brassard noir sur la plaine de Murrayfield. Héroïques en défense, les Bleus s’en sortent comme ils peuvent : 3 à 3 à la mi-temps. Deux coups du sort vont leur permettre de soumettre les Écossais. Le premier ? La trajectoire du drop de Guy Camberabero indique que le ballon va passer très loin des poteaux. Les défenseurs au Chardon ne suivent même pas puisqu’il va sortir des limites du terrain. Mais l’ogive termine son vol sur… le poteau de touche et revient sur le terrain. Où l’ailier Bernard Duprat, mû par on ne sait quelle intuition, jaillit pour aplatir sans opposition. 8 à 6 et trente minutes à tenir.
Las ! À quelques secondes du coup de sifflet final, la victoire va s’envoler, c’est certain. L’arrière écossais Wilson a échappé à plusieurs défenseurs, se rapproche dangereusement de l’en-but français… Avant d’être stoppé net par une monstrueuse cravate du flanker Joseph Rupert. L’arbitre irlandais accorde une pénalité pour l’Écosse, 25 mètres face aux poteaux français. C’en est fini des espoirs de victoire. Mais le sélectionneur du XV du Chardon intime à un Wilson encore chancelant d’exécuter la sentence. Quand il s’élance, la foule crie son effroi. Le buteur n’a pas retrouvé ses esprits. « Il tient à peine debout, il est blanc comme un linge, confia Jo Maso. Le ballon décolle à peine, tue trois taupes. On gagne à Murrayfield. » Pour l’anecdote, Rupert n’enfila plus jamais le maillot bleu. « Ce geste a coûté sa carrière internationale à notre camarade. Mais cette « géniale » faute s’il en est, est restée comme l’un des épisodes clés de ce grand chelem », rend hommage Christian Carrère dans son autobiographie (Editions JacobDuvernet).
Une victoire sans panache qui provoqua cependant un geste de panache des frères Camberabero. Face aux critiques, ils envoient une lettre de « démission » à la FFR. Un fait qui aura son importance, on le verra. Pour le moment, Guy et Lilian sont écartés pour la réception de l’Irlande à Colombes. À leur froid réalisme est préféré la classe de Jo Maso à l’ouverture et la promotion de Jacques Fouroux, pour l’accompagner à la charnière. Mais Maso se blesse. Le sélectionneur, Jean Prat, implore Jean Gachassin de reprendre le 10 malgré sa petite blessure. Le Lourdais finit par céder. À condition d’être associé à son partenaire de club, Jean-Henri Mir. Souhait exaucé. Fouroux ne sera pas du grand chelem. Et devra patienter quatre années de plus pour honorer sa première sélection. Le « petit caporal » en nourrira longtemps un ressentiment envers « Peter Pan »…
Ce 27 janvier, les Verts irlandais mènent 6 à 5 quand la poutre de leur pack, le docteur Molloy, est victime à la demi-heure de jeu d’une fracture du péroné. Il sort sur civière, revient sur le terrain vingt minutes plus tard, la jambe plâtrée ! Pour claudiquer sur le terrain. Un courage inouï qui sera à l’origine de la décision d’autoriser enfin deux remplacements sur blessure. En supériorité numérique de fait, les Bleus s’imposent finalement largement (16-6).
UNE BRINGUE MÉMORABLE…
Cette équipe de France peut croire en ses chances. Sauf que… Les gros pardessus de la FFR ont une idée machiavélique. À l’occasion de jeux Olympiques d’hiver à Grenoble, la Fédération a accepté d’organiser, le 4 février 1968, un match « de démonstration » dans la capitale du Dauphiné entre le XV de France et une sélection du Sud-Est. Carrère et ses partenaires ne se méfient pas. Prennent ce match à la légère. « L’heure est à la décontraction », confirma le capitaine. Mais le match de gala se révèle un piège. Roger Couderc a fait monter la sauce. C’est devenu l’affrontement entre les partisans des Camberabero, alignés dans la sélection du Sud-Est, et ceux du French Flair incarné par Gachassin. Pour la FFR, ce match tranchera entre Mir-Gachassin et les frangins Cambé aux manettes d’un Tournoi 1967 réussi (une seule défaite) mais cadenassé. Si la pression monte pour les joueurs du XV de France, c’est dans les bars. La veille du match, ils s’adonnent à une solide troisième mitemps. « Toutes les gargotes de Grenoble sont scrupuleusement visitées. Nous terminons à point, se souvient Carrère, anecdote à l’appui. Ce n’est qu’en arrivant dans sa chambre, à une heure très tardive, qu’Elie Cester s’est aperçu qu’il lui manquait son dentier. Il nous a donc fallu repartir en ville pour, après deux heures de recherches, retrouver le précieux objet dans… une poubelle ! »
Après cette bringue mémorable, les Bleus sont surpris devant l’engagement de leurs adversaires. Pour ces derniers, ce n’est pas une joute amicale. C’est un match pour gagner sa sélection. Évidemment, ils s’imposent 11 à 9. Les sanctions tombent. Huit vainqueurs intègrent le XV de France. Le régional de l’étape, Alain Plantefol, pique sa place à l’immense Benoît Dauga, viré sans ménagement alors qu’il restait sur 35 sélections d’affilée et avait joué avec une épaule blessée ! Il n’est pas seul : Lacaze chasse Villepreux à l’arrière, Bonal succède à Duprat à l’aile. Les frères Cambé reprennent la main, Gachassin et replacé au centre. La première ligne (Gruarin, Cabanier et Abadie) saute, place à Michel Lasserre, Jean-Claude Noble et Michel Yachvili. Résultat, Carrère, 24 ans, est le plus capé d’une équipe de « Marie-Louise » pour la réception de l’Angleterre. Victoire 14 à 9 grâce à la domination de ce pack new-look et à l’adresse diabolique au pied de Guy Camberabero…
Rendez-vous est donné à Cardiff pour entrer dans la grande histoire du XV de France. En face, les somptueux Gareth Ewards et Barry John. Mais les conditions ne plaident pas en faveur de leur talent. « Un incroyable bourbier, un contexte d’apocalypse. Ce match, ce fut de la soule des villages du Moyen-Age », raconte Carrère. Idéal pour une équipe qui s’appuie sur un pack féroce, dans lequel est intégré un autre lauréat de la sélection du Sud-Est, Michel Greffe, 27e et dernier Bleu participant à ce Tournoi. Derrière, Claude Dourthe et Jo Maso ont remplacé Jean Gachassin et Jean-Pierre Lux au centre.
PREMIÈRE HISTORIQUE
Ce 23 mars 1968, sous une pluie glacée, l’ambiance est pesante. Le public gallois siffle le « God Save the Queen », qui doit être interrompu. Le pack français se montre de nouveau féroce, irréductible mais, vent de face, les Bleus rentrent au vestiaire menés 9 à 3. Avec l’aide d’Eole, le scénario s’inverse. D’abord grâce à un essai improbable de Christian Carrère qui récupère un drop contré de Lilian Camberabero. « Quelques années après, mon essai aurait été refusé car, me trouvant derrière Morris au moment où il avait contré le ballon, j’aurais été jugé hors-jeu… » Lilian inscrit le second essai, synonyme de victoire 14 à 9 et de premier grand chelem de l’histoire du XV de France. Une révolution alors que la veille, le « mouvement des enragés » à la fac de Nanterre marquait le déclenchement des événements de mai…
« On n’était que des invités. Ce jour-là, on a gagné leur respect… », résume Christian Carrère, l’un des quatre joueurs à avoir disputé les quatre matchs avec André Campaes, Elie Cester et Walter Spanghero. Un grand chelem baroque. « Il a été réalisé par deux équipes et en deux temps, convient le capitaine qui, trois ans plus tard, à seulement 28 ans, sera écarté de l’équipe de France pour avoir refusé de rejoindre le Stado tarbais. C’était une armée mexicaine, mais une armée mexicaine de copains. » Qui va fêter dignement cette première historique. À Cardiff, la troisième mi-temps est étonnamment sage. Les adversaires boudent, se montrent mauvais perdants. Trois Bleus sont refoulés à l’entrée du banquet. « Ce qui devait être une fiesta digne de notre triomphe aura finalement été une fête écourtée, un tantinet indigne… » Mais le dimanche, en arrivant à Paris, c’est un tout autre délire. « Les festivités furent grandioses. » Accueillis comme des héros rue de la Soif et ailleurs. Pendant trois nuits, ils sont les rois de la fête. Castel, le Sunny Side, le Lido, le Whisky à gogo, le Birdland, l’Alcatraz leur ouvrent grand les portes. Au gré des rencontres, France Gall ou Claude Nougaro se joignent aux agapes. Un triomphe donc, sans lendemain. Jusqu’en mars 1969, le XV de France enchaîna les revers !