L’ÈRE des soupçons
C’est Edgar Faure, je crois, qui s’écriait : « L’immobilisme est en marche, rien ne l’arrêtera. » Le rugby français aurait pu en faire sa devise. C’est la seule explication sérieuse au déclin continu du XV de France sur les dernières années, que la défaite d’hier, à Édimbourg, ne fait que confirmer. Voyons pourquoi. Tous les pays ont fait leur révolution - souvenez-vous notamment de ce qu’étaient l’Irlande et l’Angleterre à la fin du siècle dernier, comment l’Argentine et même l’Écosse dont les moyens demeurent dérisoires, ont su rebondir. Tous, dis-je, ont réformé leurs structures, repensé leur championnat, privilégié leurs internationaux, donné de l’envergure et de la vitesse à leur jeu. Tous, sauf le nôtre. Sur fond de carriérisme, de je-m’en-foutisme, de faiblesse intellectuelle, les dirigeants du rugby français ont laissé couler les choses pendant trois décennies sans prendre la moindre mesure sur le statut des internationaux, la place des étrangers dans notre rugby, ni statuer sur les droits et devoirs des clubs et de la FFR à l’égard de l’équipe de France. Une convention a certes été écrite, il y a deux ans, mais à la diable, au dernier moment, sous le poids des élections à venir, la peur de l’adversaire - c’est une avancée indéniable, mais elle reste très insuffisante. Est-il trop tard pour réagir ? Par chance, non ! Rien ne saurait être rédhibitoire pour la France au regard de ses moyens, de son passé, de ses ressources. Le chantier a beau être complexe, ce ne sont pas les idées qui manquent pour sortir de l’ornière. Il suffirait de nommer une commission d’experts, composée de juristes, d’anciens internationaux, de quelques figures intellectuelles attachées à ce sport, de membres de la Fédé et de présidents de clubs, et de lui donner un pouvoir décisionnaire. Elle saurait se mettre au-dessus de la mêlée, comprendre les problématiques souvent contradictoires qui affectent notre jeu, définir un cahier des charges au mieux des intérêts de chacun et asseoir des règles là où, depuis vingt ans, on se contente d’à-peu-près et de bricolage.
Mais le secret pour y parvenir ? Le secret de convaincre la FFR d’ouvrir une grande réflexion sur le rugby français qui ne soit pas que démagogique et politicienne ? Le secret de pousser la Ligue et les clubs à revoir leur mode de fonctionnement (recrutement des étrangers, formation, statut des internationaux, qualité du rugby proposé) au nom d’une situation bancroche, qui, si elle perdure, induira la chute du rugby dans les sous-couches des sports en vogue ?
Tout se passe, en réalité, comme si la peur d’être le cocu de l’histoire, le dupe des autres, mettait à bas toute idée de rapprochement. C’est la philosophie du soupçon qui remonte, en France, à La Rochefoucauld, et tient lieu d’alibi à tous les égoïsmes, à toutes les lâchetés. On se voit, bien sûr, on se congratule - et comment donc ! - mais avec cette part de méfiance qui laisse entendre que derrière toute idée avancée, il y a un intérêt qui sommeille. Et derrière tout intérêt, un sale coup se prépare.
Comment réformer un sport dans ces conditions ? Comment espérer prendre des mesures fortes, intelligentes, collectives, quand chacun se rigidifie, comme naguère, sur son pré carré, ses avantages, ses égoïsmes ?
Le rugby français reste pourtant extrêmement fragile. Il n’a peut-être même jamais été à ce point déboussolé. La pire des choses serait alors que l’on se contente, avec un cynisme insupportable, de parier sur un succès face à l’Italie, en remettant au goût du jour la « pensée magique » ! Cette idée lumineuse, très française d’inspiration, qui fit un tabac sur les trois dernières décennies, tint lieu de programme, et laisse éternellement accroire que tout finira bien par s’arranger. Comme en sifflant.