Midi Olympique

QUAND MAURO FUT SACRIFIÉ

NICK MALLETT, SÉLECTIONN­EUR DE L’ITALIE, TENTA UN COUP DE POKER ÉNORME À TWICKENHAM. FAIRE JOUER UN TROISIÈME LIGNE À LA MÊLÉE. STOIQUE, MAURO BERGAMASCO OBTEMPÉRA ....

- Par Jérôme PRÉVÔT jerome.prevot@midi-olympique.fr

Dans un rugby qu’on trouvait déjà un peu aseptisé, cette affaire nous avait d’abord séduits. Le 7 février 2009, Nick Mallett, l’entraîneur sud-africain de l’Italie tenta un énorme coup de poker à Twickenham. Puisque Picone, Travagli et Cannavosio, ses trois meilleurs demis de mêlée étaient blessés, il choisit d’aligner un non-spécialist­e au poste, son troisième ligne Mauro Bergamasco. Une décision sidérante, jamais vue depuis les années quarante quand le Français Pierre Thiers réussit à revenir chez les Bleus après quatre ans de guerre et de captivité, mais lui avait vécu la translatio­n dans l’autre sens. Numéro 9 (de fort tonnage) pour commencer ; numéro 7 (plutôt adroit) pour finir, tout ça sans avoir pris spécialeme­nt de poids, privations obligent.

Mauro Bergamasco, plaqueur-gratteur à la chevelure bouclée, n’était pas n’importe qui. Il faisait partie des Azzuri les plus côtés, peut-être pas au niveau de Parisse qui faisait déjà figure de monument à 26 ans. Mais il avait été jugé assez fort pour jouer et gagner deux finales du championna­t de France comme titulaire avec le Stade français (2003 et 2007). Il avait alors à peu près le même profil que Thierry Dusautoir, son cadet de deux ans.

Nick Mallett était une pointure, champion de France avec Paris, sélectionn­eur comblé des Springboks (18 succès de rang) Face à l’épidémie de forfaits, il aurait pu appeler Paul Griffen, l’homme aux larges favoris, de bientôt 34 ans, vieux cheval de retour néo-zélandais qui avait débarqué dans la péninsule comme entraîneur joueur de Naples en… troisième division.

Plus pragmatiqu­e encore, il choisit de conserver le maximum de talents reconnus sur le terrain, quel que soit leur poste. C’est le pari qu’il fit avec Bergamasco : neuf ans après, établi à Padoue, sa ville d’origine, il parle de cet après-midi devenue mythique sans aucun complexe : « Ça fait partie de mon expérience personnell­e, de ma carrière avec ses moments positifs et ses moments moins positifs. » Mauro ne cherche pas à finasser, ce défi, il ne l’a pas vécu comme une épreuve imposée, il a répondu tout de suite à la requête de son coach. « Je n’ai pas demandé réellement au staff pourquoi c’était tombé sur moi. C’est vrai que j’avais tâté de ce poste dans ma

jeunesse. Et j’imagine que Nick Mallett savait que je pouvais faire des passes à gauche et à droite. Sur le coup, j’ai pris ça comme une marque de confiance. J’en ai parlé avec mes coéquipier­s, et j’ai accepté pour me mettre à leur service », explique le joueur.

Sur le moment, Mallett avait expliqué son choix ainsi

avec un rien de méthode Coué : « J’ai vu à l’entraîneme­nt qu’il avait une bonne passe et avec les nouvelles règles, les demis de mêlée ont besoin du même profil que les avants ailes. Mauro a du charisme et une bonne vision du jeu. Il sait aussi jouer au pied par-dessus son épaule. » Avant d’ajouter l’argument qui semblait le plus frappant à nos yeux : « Je pense aussi qu’il fera autant de plaquages avec le numéro 9 qu’avec le numéro 7. »

À peine le marché conclu, Mauro Bergamasco se mit au travail : « Avec Alessandro Troncon, qui était entraîneur adjoint, j’ai dû faire deux mille passes à l’entraîneme­nt. »

« MA TÊTE VOULAIT FAIRE UN TRUC,

MAIS MON CORPS FAISAIT AUTRE CHOSE »

Son vécu parisien des grands rendez-vous aidant, il se présenta à Twickenham gonflé à bloc face à un XV de la Rose rajeuni et pas si serein. « L’avant match avait été très fort, je lisais que les Anglais avaient des doutes. Ils ne

savaient pas comment j’allais me comporter. » L’Angleterre traversait une période de turbulence­s et la RFU avait appelé Martin Johnson à la rescousse après le limogeage d’Andy Robinson, mais les tests de l’automne 2008 s’étaient mal passés. C’est vrai, l’Italie aurait pu imaginer troubler ce géant aux pieds d’argile.

Mais une fois le coup d’envoi donné, le calvaire commença. Choix hésitants, passes mal ajustées ou trop tardives, dès les premières minutes tout fut clair. Le défi de Mallett allait tourner au fiasco. Face à Harry Ellis, le petit farfadet de Leicester, Mauro souffrait mille morts. « En conquête, les Anglais ont mis une énorme pression sur moi, sur les mêlées et les touches, ce fut dur, Ils ont tout fait pour m’empêcher de m’appliquer », reprend

Mauro Bergamasco avant d’ajouter : « C’est sûr que j’aurais pu aussi baisser la tête et me contenter de rentrer dans la défense…»

Après la rencontre, le deuxième ligne et capitaine anglais Steve Borthwick reconnut sans sourciller que lui et ses hommes s’étaient préparés à profiter à fond de l’aubaine : « Oui, nous avons essayé de le presser au maximum et ce que nous voulions est arrivé. Nous avons récupéré quelques turnovers importants. »

Avec le recul évidemment, Mauro Bergamasco, est conscient qu’un entraîneme­nt même forcené ne remplacera jamais le contexte d’un match : « J’ai vécu ce phénomène étrange. Avec la tête, je voulais faire un truc, mais mon corps faisait autre chose. Mes gestes n’ont jamais été vraiment propres à cause de ça. Le plus dur, ce fut ce sentiment de ne pas être utile à mes coéquipier­s. J’en étais pleinement conscient. Je n’arrêtais pas de me dire, comment est ce possible de voir ma tête et mon corps aller dans des sens différents. »

MALLETT PREND TOUT SUR LUI

À la mi-temps, l’Angleterre menait déjà 22 à 6 et Mauro

revint dans les vestiaires complèteme­nt atterré : « Mon estime de moi-même était sous mes semelles. Nick Mallett s’est bien comporté à mon sens. Il m’a demandé : « t’as envie de revenir comme troisième ligne ? Mais J’ai répondu non. Simplement parce que je n’étais pas assez bien dans ma tête pour reprendre le match et donner le meilleur de moi-même. » Mallett mit donc fin à l’expérience et fit appel au remplaçant Giulio Toniolatti, 23 ans, un spécialist­e lui. Mais il ne comptait qu’une seule cape comme remplaçant et n’évoluait même pas dans une franchise profession­nelle. « J’ai perdu mon pari, je suis

le seul responsabl­e », déclarera le coach après la rencontre perdue 36-11 avant de révéler : « J’ai même voulu le faire sortir après 25 minutes de jeu, mais je ne l’ai pas fait par respect pour lui. » Dans les coulisses, on sentit le président de la FIR, Giancoarlo Dondi un poil courroucé par cet événement tragicomiq­ue : « Je comprends Mallett, mais il vaudrait mieux que ce genre d’essais ne se pratique pas dans le Tournoi. Il faut le prendre au sérieux. » Quelques jours après, Nick Mallett ajouta dans ces colonnes : « Mais je vous assure que si Mauro avait vingt ans, je l’enverrai pendant une saison en Afrique du Sud et il deviendrai­t un sacré demi de mêlée. »

On imagine que les moments qui ont suivi ont été difficiles pour le joueur sacrifié. « Une chose m’est restée en mémoire : l’élégance du Times qui n’a pas voulu noter ma performanc­e individuel­le. Ils ont laissé un blanc sous mon nom en disant juste que je ne pouvais pas être jugé. Ça m’a redonné un peu le moral sur le coup. Mais j’ai mis quelques jours à m’en remettre. C’est vrai. Mais je n’en ai jamais voulu à Nick Mallett car j’avais accepté cette expérience. Au contraire, ça m’a plutôt fait sourire de voir tous ces gens qui se voulaient connaisseu­rs, venir me voir pour me demander si j’étais en colère après le sélectionn­eur… Aujourd’hui encore, des gars que je ne connais pas me parlent en croyant que je suis fâché avec Mallett. Mais pas du tout ! Je n’ai jamais eu de problème avec lui. J’ai même fait une Coupe du monde avec lui en suivant. » Mauro Bergamasco a vécu beaucoup d’autres moments forts dans sa carrière (106 sélections et cinq Coupes du monde à son actif, un record). Il a créé une société de relations publiques à Padoue (M2M) qui l’amène à intervenir dans les entreprise­s et à s’occuper de la formation des jeunes. Il a fallu lui demander expresséme­nt de choisir un moment fort de sa carrière, juste avant de raccrocher, pour qu’il nous rappelle avec classe

et modestie un épisode méconnu : « J’ai eu beaucoup de bons moments dans ma carrière. Le plus fort, c’est peut-être cette victoire contre le pays de Galles en 2007. Au bout de vingt ou trente minutes, à cause de deux blessures de trois-quarts, je suis passé au centre au côté de mon frère Mirco et nous avons tous les deux amené l’essai de la victoire à trois minutes de la fin. » Cette fois, le changement de poste avait été une réussite ! Et en pur gentleman, il a failli ne pas en parler.

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Photo Icon Sport Cet Angleterre-Italie de 2009 restera dans les annales à cause de la décision incroyable de Nick Mallet de faire jouer Mauro Bergamasco à la mêlée. Un pari perdu, difficile à vivre pour le joueur sur le moment.

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